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Lorsque Daniel Magne se gara devant la villa de Serge Taillard, la nuit était tombée depuis plus d’une heure, et les hauteurs de Villethierry étaient plongées dans la pénombre. Seule la lueur ténue d’une lune auréolée de brume baignait d’un voile pâle les arbres aux branches dénudées scarifiant le ciel noir. La 205 n’était pas sur le parking.

Il prit son arme, dont il vérifia le chargement par acquit de conscience, et il ôta le cran de sûreté d’un doigt nerveux. Elle ne lui avait pas servi souvent, comme Calamoni l’avait supposé avec une certaine acuité. Il l’empoigna néanmoins d’une main ferme et descendit de voiture. Aucune lumière n’était visible sur la façade. Le bruit de son arrivée n’avait déclenché que les hululements d’une chouette dans un bois voisin.

Le portail de fer était grand ouvert. Il pénétra dans le jardin avec précaution, puis se dissimula dans l’ombre des troènes encadrant l’entrée. Des traces profondes de larges pneus étaient visibles dans la pelouse, là où l’herbe avait été arrachée par le démarrage du véhicule. Il courba l’échine et avança rapidement jusqu’à la maison, son arme braquée devant lui. Arrivé au pignon, il se colla le dos au mur, progressant pas à pas jusqu’à la première fenêtre. Il s’assura que les volets étaient toujours fermés, puis il avança jusqu’à la suivante.

Il parvint finalement devant la vitre brisée, et l’inquiétude diffuse qui le rongeait depuis plusieurs heures se matérialisa soudain par un goût de cendres sur la langue. Lisa ne serait pas partie d’elle-même en laissant l’issue dans cet état. De plus, avec ses roues étroites, la 205 n’avait pas pu laisser les traces qu’il avait découvertes dans l’herbe.

Daniel assura sa prise sur la crosse du P38, puis il s’avança devant l’ouverture pour écouter si un bruit lui permettrait d’identifier la présence d’un intrus dans la villa. Il resta immobile une ou deux minutes, concentré à l’extrême, puis il se faufila d’un seul coup par l’ouverture en enjambant les éclats de verre. À l’intérieur, il ne voyait plus rien. La maison était noire comme un tombeau. Il réfléchit un instant, pesant le pour et le contre. Mais il n’avait pas le choix : soit il allumait au fur et à mesure de sa progression, s’offrant comme cible éventuelle à un tireur embusqué, soit il faisait demi-tour pour appeler des renforts, qui mettraient un temps fou à arriver. Pendant ce temps-là, Lisa avait besoin qu’il se bouge les fesses. Son instinct à vif lui criait qu’elle était en danger, blessée, ou pire peut-être…

Il serra son revolver dans son poing, puis il appuya sur l’interrupteur et s’accroupit en même temps, le bras tendu devant lui, balayant la pièce, prêt à faire feu au moindre mouvement.

Personne.

Il inspecta tout le rez-de-chaussée, poussant l’une après l’autre chaque porte du pied, l’index blanchi par la pression sur la queue de détente du P38. Il ne trouva rien de significatif, à part un petit meuble renversé dans l’entrée. Il se souvenait que ce secrétaire haut sur pattes se trouvait juste à côté de la porte. Taillard devait y ranger des papiers, des clés, ce genre de choses dont on se débarrasse dès que l’on rentre chez soi. La chute du meuble pouvait tout aussi bien avoir été provoquée par la fuite du voleur pressé, comme par une lutte entre deux adversaires. Rien ne traînait sur le sol qui aurait pu l’aider à comprendre, mais son angoisse monta encore d’un cran.

Il grimpa ensuite à l’étage, et constata à son tour la disparition de l’ordinateur de l’industriel, ainsi que celle du contenu du coffre. Il redescendit dans le hall après avoir fouillé méticuleusement chaque pièce dans les moindres recoins. Au fur et à mesure qu’il réalisait qu’il était arrivé trop tard, il sentait l’impuissance l’envahir, le rendant incapable de réfléchir à la conduite à tenir pour appréhender la suite de l’enquête. La colère le submergea soudain, et Magne donna un violent coup de pied dans la lourde porte de l’entrée. Il avait peur pour Lisa, une peur comme il n’en avait jamais ressentie auparavant.

Il se ressaisit brusquement et prit son téléphone pour appeler Estier. Il était temps de faire intervenir les services scientifiques. Il y avait certainement un indice, quelque part, quelque chose à se mettre sous la dent. Lisa comptait sur lui, où qu’elle puisse être. Si elle ne l’avait pas prévenu, c’est qu’elle ne l’avait pas pu. Il fallait prendre un moule des traces de pneus dans la terre, et analyser les poignées des portes et des meubles. Les gars de l’identité savaient ce qu’ils avaient à faire. S’il y avait une trace génétique permettant d’identifier le cambrioleur, ils la trouveraient. Il espérait seulement qu’il n’avait pas tout pollué avec les siennes.

Magne jura en découvrant l’absence de barres de réseau sur son portable. Il considéra l’appareil de Taillard, posé sur un guéridon en fer forgé dans un angle du salon. Au diable les règles. Il regarda sa montre, décrocha et composa le numéro personnel du commissaire. À 19 heures passées, il devait déjà être rentré chez lui.

 

Les hommes de l’équipe technique de l’identité judiciaire se rendirent à la villa en moins de deux heures. Les empreintes des pneus du véhicule étaient illisibles à cause de la pluie qui avait transformé la terre en boue sous le coup d’accélérateur. La seule chose certaine était que les traces appartenaient à un véhicule à 4 roues motrices. L’herbe avait été arrachée aussi bien par les roues arrière que par le train avant, et la largeur de la trace ne laissait pas de place au doute.

À l’intérieur, une petite tache rougeâtre, au bas de l’un des murs du hall, sur l’angle de la plinthe, attira rapidement leur attention. L’un des scientifiques procéda au prélèvement, ainsi qu’à celui des marques blanches laissées par des semelles d’homme sur le carrelage du salon.

Trois heures plus tard, aux alentours de minuit et demi, ils avaient terminé et étaient repartis, manifestement insatisfaits, laissant un Daniel Magne seul et frustré. Le responsable de l’équipe avait noté le numéro de la villa et promis de rappeler rapidement.

Les plus sombres pressentiments prenaient corps au fond de lui. Lisa avait disparu, et il n’avait aucun moyen de savoir ce qui lui était arrivé. La seule petite tache rouge, identifiée presque instantanément comme du sang frais par l’un des officiers, le troublait au-delà de ce qu’il voulait bien reconnaître. Car le fait de l’admettre revenait à matérialiser le soupçon hideux que Lisa était en danger de mort. L’assassin de Taillard avait déjà prouvé sa détermination à plusieurs reprises, et il savait que la jeune femme ne ferait pas le poids devant lui.

Cet homme-là était un prédateur, un fauve. Il ne laisserait aucun témoin derrière lui.

Aucun.

Tandis que les spécialistes de l’identité s’affairaient à l’intérieur de la villa, Magne était tombé sur sa 205, garée dans la grange. Les clés étant toujours sur le contact, il avait demandé aux collègues de ramener la BMW de Martial à Paris, après avoir passé en vain la Peugeot au peigne fin.

Il ouvrit la porte de la grange et sortit la voiture dans l’allée, puis il coupa le contact et resta assis derrière le volant, les yeux noyés dans le vide de la nuit. Il fallait qu’il réfléchisse, et vite.

L’assassin de Taillard était venu récupérer l’ordinateur dans la maison, mais il ne pourrait pas explorer son contenu, puisqu’il avait été obligé de l’éteindre, et Magne doutait que Taillard ait laissé traîner le mot de passe de connexion sur son bureau. Le tueur ne pouvait pas prendre le risque d’éliminer la jeune femme avant de savoir ce que la police avait déjà découvert sur son compte.

Lisa avait certainement encore un peu de temps devant elle. Assassiner un flic dans l’exercice de ses fonctions n’est jamais une bonne idée, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme. Très chatouilleuses sur ce sujet, toutes les forces de police de France allaient lui courir aux fesses comme un seul homme. Magne était convaincu que le meurtrier de Taillard était un homme froid et méthodique. Le fait qu’il ait pris la décision de venir chercher l’ordinateur de sa victime, malgré les investigations en cours, le prouvait une nouvelle fois. Cela indiquait également qu’il n’avait pas les clés de la maison, puisqu’il avait cassé la fenêtre pour entrer. Il avait donc eu accès aux clés de Paris, mais pas à celles-ci.

Lisa avait dû entrer alors qu’il était encore dans la place, et il lui était tombé dessus par surprise. La petite tache de sang prélevée sur la plinthe de l’entrée l’inquiétait énormément. L’absence de sa jeune collègue lui criait qu’il s’agissait du sien, et qu’elle était mal en point. Le fait qu’il n’y en ait pas une grosse quantité sur le sol témoignait tout de même qu’elle n’avait certainement pas été abattue sur place. Il se focalisa sur ce point, éloignant de son esprit toutes les autres éventualités. Elle avait pu être blessée tandis qu’elle se défendait, ou bien c’était lui qui s’était coupé sur la vitre brisée. Dans tous les cas, il voulait croire qu’elle était encore en vie. L’examen du sang dirait à qui il appartenait.

Magne rentra dans la maison et s’assit sur le canapé du salon, toutes les lumières éteintes.

Lisa avait été enlevée, ici même, dans cette maison. Le tueur l’avait guettée, et il s’était jeté sur elle avec sauvagerie, il en était certain. Il pouvait presque sentir le souffle de l’homme qui prenait son élan pour charger, comme une aura maléfique qui serait restée coincée entre les murs. La fin atroce de ses deux premières victimes était suffisamment éloquente. Il ne se laisserait pas arrêter par qui que ce soit, et surtout pas par une jeune femme flic débutante.

Magne frappa du poing l’accoudoir de bois du canapé. Il allait la retrouver. Il ne devait plus penser qu’à cela. Et il devait y croire, malgré l’angoisse qui le taraudait. Il plaça le téléphone près de lui et attendit l’appel des services techniques, les yeux rivés sur le combiné qui luisait dans la pénombre. Il fallait patienter, le temps que le résultat de l’analyse lui soit transmis. Cela allait peut-être lui donner un angle déterminant pour orienter son enquête.

Daniel Magne évalua qu’il leur fallait une bonne heure et demie pour remonter au labo à Paris, plus tout le temps nécessaire à l’examen des traces. Il y avait au moins trois ou quatre heures qui se profilaient devant lui, interminables comme des jours sans pain. Et pendant ce temps-là, Lisa souffrait quelque part, priant pour qu’il vienne la secourir.

Il ferma les yeux, les dents serrées sur son impuissance. Il n’aurait pas de nouvelles avant peut-être 4 heures du matin.

D’ici là, il ne pouvait qu’attendre.

Et espérer.