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Daniel Magne gara sa vieille 205 rue de la Grange-aux-Belles, après avoir tourné un bon quart d’heure pour trouver une place de stationnement. Il n’était pas encore 9 heures, et la perspective de se retrouver d’aussi bonne heure en compagnie de l’inspecteur Marceau lui faisait traîner les pieds.

Il avisa un bistrot à l’angle de la rue Boileau. L’enseigne annonçait « La Parenthèse ». Magne décida de s’en accorder une pour se donner du courage, et il entra boire un café. Il fut tout de suite séduit par le bar en bois, le gros chat noir endormi au-dessus du journal du matin, et la douce musique de jazz qui flottait dans l’air. Pas de juke-box ni de flipper agressif, pas de jeux vidéo. Un vrai troquet à l’ancienne.

La demi-lumière du jour gris cendre atténuait l’éclat des lampes, rendant l’espace plus intime. Le sourire de la patronne qui l’accueillit acheva de le conforter dans l’idée qu’il avait mis les pieds dans un endroit pas tout à fait comme les autres.

— Félix, descends de là et laisse de la place au monsieur, ordonna-t-elle au chat avec un accent marqué du Maghreb.

— Non, non, laissez-le, protesta Daniel en glissant les doigts dans la fourrure du matou qui bomba le dos sous la caresse.

Daniel en profita pour lui subtiliser le quotidien.

— On en a assez pour tous les deux, ajouta-t-il en désignant le bar vide.

— Eh oui ! dit la patronne en déclenchant le percolateur. Les ouvriers sont déjà passés, et les bureaux pas encore là !

Daniel ouvrit le journal et le feuilleta rapidement. Il n’y avait pas une seule ligne sur la mort de Taillard. La presse avait donc été tenue à l’écart pour l’instant. Mais étant donné la personnalité du disparu, il ne restait plus beaucoup de temps avant que la meute des journalistes ne déferle dans le coin. Il ne les appréciait pas particulièrement, étant souvent amené à travailler sur des affaires dans lesquelles leurs propres investigations venaient gêner les siennes, ralentissant parfois la progression de l’enquête par la publication précoce d’informations qui auraient dû rester secrètes.

Magne termina son café et aperçut le menu inscrit sur l’ardoise :

— Faut réserver, pour ce midi ?

— Si vous venez avant midi et demi, c’est pas la peine. Vous serez seul ?

Daniel évoqua brièvement le visage ingrat de Marceau.

— Si tout va bien, je l’espère…

Il sortit du bar et se dirigea vers le canal Saint-Martin, distant d’environ trois cents mètres. Les mains dans les poches, il baissa le nez dans le col de son manteau de laine pour se protéger du vent. Il revint à son affaire et tenta de rassembler ses pensées sur ce qu’il savait de Taillard.

Un industriel aguerri et reconnu, parti de rien après une enfance et une jeunesse houleuses, ayant noué de solides relations dans le monde politique et financier. Divorcé, il vivait seul dans un appartement donnant sur le canal. Parisien pure souche depuis plusieurs générations, sa société était implantée en banlieue proche, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Mais le centre névralgique de l’usine se trouvait à Sens, où le mètre carré était bien moins cher qu’à Paris. Il avait des ramifications dans plusieurs pays du monde, dans lesquels la main-d’œuvre est habituellement un tout petit mieux payée que l’esclavage. C’était à peu près tout. Il irait faire un saut à l’usine dès qu’il en aurait terminé ici.

Parvenu devant l’entrée de l’immeuble, il leva les yeux vers le troisième étage. La façade n’offrait pas de prise particulière qui permette de l’escalader. Le recul que permettait la berge laissait à peine voir l’intérieur des logements, cachés par les rideaux que les résidents avaient installés aux fenêtres pour prévenir les regards indiscrets.

Le digicode étant débranché durant la journée, Daniel put pénétrer dans l’immeuble et il monta directement au troisième. L’escalier ancien sentait l’encaustique, et le bois poli par l’âge glissait agréablement sous sa main. Un tapis rouge foncé, bridé dans le creux des marches par des barres de laiton terni, étouffait le bruit de ses pas.

Lorsqu’il arriva devant la porte, celle-ci s’ouvrit sur Marceau qui sursauta.

— Ah ! Capitaine Magne ! Vous êtes venu visiter ? Bon, eh bien, je crois que vous vous êtes déplacé pour rien. Je suis collé sur le dossier depuis hier soir, et je peux vous dire que ça, c’est une affaire translucide. Porte bouclée, fenêtres fermées, ce type s’est offert un petit voyage au pays des ombres, un point, c’est tout !

Il sortit une clé de sa poche et allait l’enfourner d’autorité dans la serrure lorsque Magne l’arrêta, l’œil noir.

— J’aimerais bien jeter un coup d’œil quand même, si cela ne vous dérange pas.

Marceau se figea, puis il tendit la clé à Daniel Magne.

— Si vous y tenez…, ne vous gênez pas. Mais franchement, vous perdez votre temps. Nous avons fait changer la porte et la serrure ce matin après que l’équipe technique de l’iden…

— Vous avez appelé, pour les scellés ?

— Non. Pour un suicide, vous savez…

— C’est Estier qui a fait venir les techniciens ?

— Oui.

— Ils n’ont rien trouvé ?

— Non, rien de particulier, semble-t-il. Ils ont emporté quelques objets pour analyser des empreintes. Ensuite, le légiste a fait transporter le… heu…

— Cadavre ?

— Heu… oui, mais c’est tout. Tenez, voici la clé. Faites attention, il y a de la poudre partout. Bon, je vous laisse, le commissaire m’attend.

Marceau disparut dans l’escalier, et Daniel poussa un soupir de soulagement lorsque la porte du palier se referma derrière lui, laissant l’odeur acide de sa transpiration s’attarder dans le couloir. Le capitaine passa une paire de gants en latex, puis il poussa la poignée de l’appartement de feu Serge Taillard.

 

Daniel était toujours perturbé en se retrouvant sur les lieux d’une mort violente. L’endroit même où un être humain avait perdu la vie dans la souffrance lui apparaissait à chaque fois marqué d’une trace impalpable, et pourtant bien réelle. Ces murs avaient entendu les cris, avaient été imprégnés par la peur, avaient senti l’âme de Taillard les traverser pour se dissoudre dans le néant, et forcément, quelque part, il en restait quelque chose, indissociablement lié à cet endroit. Une sorte d’aura noire et diaphane, qui se dématérialisait dès que l’on tentait de la regarder en face.

L’appartement, sans être petit, n’était guère spacieux. Il se résumait à un salon-salle à manger, avec une chambre et un bureau. La cuisine, minuscule, ne permettait pas d’imaginer Taillard se livrant à des réceptions mondaines ni à des rendez-vous d’affaires, qui devaient avoir lieu dans des restaurants parisiens. Le bureau et la chambre donnaient sur la cour intérieure, et le salon sur le quai. La salle de bains ne comportait pas d’ouverture. On y accédait directement en entrant sur la gauche, juste à côté des toilettes. Magne décida de terminer son tour d’inspection par cette pièce. Il savait que le corps avait été enlevé la veille au soir après la séance de photos et l’examen du médecin légiste chargé de constater le décès, mais il préféra s’imprégner des lieux avant de s’y rendre.

Le salon était meublé avec beaucoup de recherche, avec une nette prédilection pour le bois blond. Un profond canapé de cuir vert sombre faisait face à un écran plasma géant dernier cri. Une table basse aux pieds arqués supportait un jeu d’échecs stylisé africain, apparemment en ébène et ivoire. L’ensemble devait valoir une petite fortune sur le marché de l’art.

Un buffet ventru abritait peu de vaisselle, mais une bonne collection de verres à alcool de toutes tailles, ainsi que des couverts en argent oxydés, qui de toute évidence ne servaient jamais. Il supportait deux statues africaines représentant des masques de guerriers scarifiés. Une petite table ronde, entourée de quatre chaises en velours couleur tabac, occupait le coin opposé à la porte donnant sur le bureau.

Quelques tableaux abstraits cassaient le blanc strict des murs, et une peau tachetée de fauve recouvrait le sol devant le canapé. Magne supposa qu’il s’agissait de léopard.

Le bureau était assez spartiate, meublé uniquement d’un secrétaire moderne à tiroirs, d’un fauteuil de direction, et d’une longue étagère remplie de dossiers. Quelques photos de chasse, dont certaines en noir et blanc, montrant qu’il s’agissait d’une passion ne datant pas de la veille, ornaient le mur derrière le siège de cuir. Magne reconnut Taillard d’après celle figurant dans les documents remis par Estier, mais la plupart des autres ne lui dirent rien du tout, mis à part le visage d’un célèbre homme politique qui revenait fréquemment dans les pages des quotidiens nationaux.

Daniel alluma l’ordinateur, mais un mot de passe en bloquait l’accès. Il devrait attendre l’examen du disque dur par les spécialistes de la criminelle. Il fouilla un long moment dans les dossiers classés par dates, en quête de ce qui aurait pu être un « déclencheur ». Il ne savait pas trop ce qu’il cherchait, quelque chose qui pourrait laisser présager un réel désir d’en finir, indiquant une ébauche de trame de comportement suicidaire, mais il ne trouva rien qui pût lui ouvrir une piste de cette sorte. Il finit par admettre qu’il y avait beaucoup trop de papiers à inspecter pour lui tout seul, et décida de faire appel à Lisa pour l’aider à trier tout cela. Rien que l’idée de travailler avec Marceau lui donnait des brûlures d’estomac.

Il passa ensuite dans la chambre. Elle était plus sobre encore. Un lit double à couverture satinée, une armoire remplie de plusieurs costumes de prix suspendus dans leurs housses transparentes, une table de chevet munie d’une lampe de lecture, un réveil, un livre relié de cuir.

Rien n’indiquait que cette pièce servît à autre chose qu’à dormir, et, d’ailleurs, pas une once de présence féminine n’était décelable dans tout l’appartement.

Là encore, un tableau brossait une ambiance particulière. Il s’agissait d’une toile représentant un homme marchant sur une crête montagneuse, un abîme s’ouvrant sous chaque pied de part et d’autre de l’arête rocheuse. La vue aurait pu être prise d’un hélicoptère. Elle dégageait une force et un équilibre incroyables, et offrait le sentiment d’être en présence de la quintessence de la solitude la plus totale. Elle était sublimée par la majesté des versants, déserts de toute végétation.

Il fit le tour du lit, et découvrit derrière le dressing une autre petite armoire métallique munie d’une serrure, mais dont la porte était restée ouverte. En la tirant à lui, Magne laissa échapper un petit sifflement. Il découvrit deux fusils de chasse entièrement recouverts de gravures, ainsi que trois carabines, dont une à lunette, visiblement destinées au gros gibier. Deux armes de poing, un Colt 45 et un 357 Magnum, complétaient le petit arsenal, ainsi qu’une petite collection de couteaux, dont un splendide Buck de chasse.

Magne vérifia les armes, qui s’avérèrent toutes parfaitement entretenues, graissées, avec les chargeurs et culasses vides. Comme partout dans l’appartement, la poudre à empreintes des techniciens de l’identité judiciaire indiquait qu’aucun examen n’avait été négligé. Des vêtements de chasse propres et pliés dans l’armoire principale attestaient de la méticulosité de leur propriétaire.

Daniel inspecta les toilettes, qui se révélèrent être une véritable bibliothèque, remplie de romans jusqu’en haut des murs. Aucun livre technique dans tous ces volumes, à part deux ou trois ouvrages sur les armes à feu et sur les couteaux, et une pile de revues de chasse.

Il s’arrêta alors devant l’entrée de la salle de bains. Il considéra le lavabo immaculé, la baignoire aux pieds de cuivre encastrée entre l’arrière du placard de l’entrée et le mur qui la séparait du bureau. Le tabouret poussé sur le côté devait avoir servi à poser le verre et le cendrier retrouvés brisés sur le carrelage.

Magne s’assit sur le tabouret et ouvrit le dossier que lui avait remis le commissaire, qui comprenait notamment le rapport préliminaire des experts de l’identité judiciaire, en attendant leurs conclusions définitives.

Les hommes en blanc avaient ramassé contre la plinthe, sous le lavabo, un mégot de cigare détrempé. Il portait toujours sa bague : un Upmann. L’étiquette du flacon de whisky « Laphroaig 18 ans d’âge » dont la bouteille avait été retrouvée sur la table du salon confirmait que Taillard ne se refusait pas grand-chose des petits plaisirs de la vie. Comment un type qui consommait un alcool de ce prix-là, en fumant dans son bain un cigare hors de portée de la majorité des amateurs, pouvait-il attenter à sa vie en tirant sur le fil de sa radio tout en écoutant Mozart ?

D’après ce que Daniel avait pu voir dans la chambre, il pensa que Taillard, s’il avait voulu mettre fin à ses jours, aurait certainement utilisé l’une de ses armes contre lui. La violence du coup de feu ne lui aurait pas occasionné la même longue agonie que celle de l’électrocution, et un chasseur comme lui aurait certainement eu ce réflexe.

L’exiguïté de la salle de bains, conjuguée à la place requise par le radiateur vertical sèche-serviettes ainsi que celle du miroir fixé au-dessus du lavabo, ne permettait pas d’installer une étagère ailleurs qu’au-dessus de la baignoire. Magne se hissa sur le tabouret pour jeter un œil sur le dessus de la planchette soutenue par deux fortes équerres blanches. Celle-ci mesurait pratiquement quarante centimètres de large. Il ne comprenait pas comment l’appareil avait pu chuter. Taillard l’avait sûrement sécurisé en le plaçant tout au fond.

Perplexe, il sortit de la pièce et retourna dans le bureau. Quelque chose ne collait pas avec la version trop simple de Marceau. La mort n’allait pas avec le bonhomme. Il devait y avoir une trace quelque part de ce qui avait bien pu se passer. Peut-être trouverait-il une piste dans les papiers, en cherchant encore plus en amont. Mais pour cette investigation, au vu de la quantité de documents à éplucher, il se souvint qu’il avait besoin de renfort.

Il sortit son portable et allait appeler le commissariat lorsque ses yeux se posèrent sur le téléphone de Taillard. Les traces de poudre étaient effacées. De son doigt ganté, Magne appuya sur la touche bis, et un numéro s’égrena, puis la sonnerie retentit au loin. Au bout de quelques minutes, un répondeur se mit en marche :

Vous êtes bien chez Alain Marceau. Laissez votre message, merci.

Clic.

— Quel abruti ! dit Magne en reposant le combiné sur le socle.

Ce crétin n’avait pas pu s’empêcher d’appeler chez lui. Impossible, dès lors, de connaître la destination du dernier appel passé par Taillard.

Marceau venait de lui déposer sa première boulette…