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Dès qu’il fut dans la rue, Daniel Magne appela le commissariat. Il tomba sur Martial Gallerne, qui lui expliqua qu’Henri Walczak avait réussi à piéger Morisset, et que l’avocat était en garde à vue. Le commissaire Estier n’était pas encore arrivé, et Magne transmit ses instructions. Il fallait retourner interroger Calamoni pour connaître son emploi du temps de la veille. Le capitaine était certain que celui qui avait enlevé Lisa était l’assassin de Taillard. Si l’alibi du vieux chef tenait, il serait hors de cause, et les recherches pourraient s’orienter dans une autre direction.

Magne remonta dans sa voiture et mit le cap sur Auxerre. Piaticci était le seul à être lié à la fois à l’affaire Djallaoui et au camp de chasse d’Afrique du Sud. Cela prouvait qu’il connaissait Taillard bien mieux que ce qu’il lui avait affirmé.

Malmenée par le capitaine, la Peugeot couvrit le trajet en moins d’une heure. Il stoppa sur le parking près d’une grosse berline allemande en faisant crisser le gravier et entra en coup de vent dans le bâtiment du peintre, envoyant la porte de fer cogner bruyamment contre le mur. Le bureau de Piaticci était vide, et Magne s’engouffra à grands pas dans l’atelier adjacent.

— Il est parti ! dit alors une voix d’adolescent dans son dos.

Magne pivota sur les talons et découvrit le jeune ouvrier qu’il avait déjà aperçu lors de sa précédente visite.

— Où ?

— Une urgence, à Sens. On l’a appelé pour évaluer les dégâts sur une toile ancienne accrochée sur l’un des murs de la cathédrale. Un ruissellement dû à la mauvaise étanchéité du toit, je crois. Elle risque d’être irrécupérable si on ne s’en occupe pas rapidement.

— Il rentre quand ?

— J’en sais rien. Il part et il rentre quand il veut. C’est le patron, quoi…

Magne fulminait. Il venait de faire plus de soixante-dix kilomètres juste pour s’entendre dire que celui qu’il recherchait se trouvait une heure plus tôt juste à côté de son point de départ ! Il sortit sur le parking et se précipita vers sa voiture.

Soudain, il s’immobilisa, la main sur la portière. Quelque chose ne tournait pas rond. Piaticci n’allait pas continuer ainsi à se payer sa tête. Il retourna dans l’atelier et se dirigea droit sur l’apprenti.

— Où est-il ? demanda-t-il brusquement en attrapant le jeune homme par le bras.

Le garçon blêmit, surpris par la brusque réapparition du policier.

— Mais je vous l’ai dit. Il est parti à Sens…

— Et la Mercedes, dehors, c’est la tienne ? Arrête de me raconter des conneries ou je vais me fâcher !

— Il…

— Oui ?

— Heu… Il est parti en taxi, ce matin de bonne heure, mais je ne sais pas où. Je peux juste vous dire qu’il puait le parfum.

— Il puait le parfum ?

— Ben, oui… L’après-rasage, plutôt. Il s’est rasé dans son bureau avant d’appeler la station.

— Il était habillé comment ?

— Classe, en costume.

— C’est son habitude ?

L’apprenti détourna les yeux.

— Quand il va voir une fille, oui.

Magne relâcha le bras du gamin.

— Quel central de taxi a-t-il appelé ?

— Taxis Bourgogne, sûrement. Il passe toujours par eux.

— C’est le dernier coup de fil qu’il a passé ?

— Je ne sais pas. J’étais dans l’atelier à préparer une toile. Je n’ai pas tout entendu.

Magne se rendit dans le bureau de Piaticci et inspecta rapidement les papiers éparpillés sur son bureau. Rien n’indiquait sa destination, et le peintre avait débranché le téléphone. Il avait tout prévu. Sa femme ne devait pas pouvoir appeler l’atelier jusqu’à son retour.

— Merde !

Il remit la prise en place. Près de la porte, l’apprenti le regardait d’un air inquiet.

— Il y a un bottin du 89, ici ?

— Oui. Sous les dossiers, là, sur l’étagère. Celle qui est derrière vous.

Magne appela la compagnie de taxis. Le chauffeur qui avait chargé Piaticci était déjà reparti, mais la course avait été enregistrée au central à 7 h 30. L’adresse ? Vraiment, on ne donnait pas les adresses fournies par les clients comme ça au téléphone, voyons…

Furieux, Magne raccrocha avec rage en frappant le combiné sur le socle.

 C’est ce qu’on va voir, bordel de merde… jura-t-il entre ses dents serrées.

Quelques secondes plus tard, le bottin posé sur le siège passager, il écrasa la pédale d’accélérateur pour sortir du parking, projetant un jet de graviers jusque sur la carrosserie rutilante de la Mercedes du peintre.

Le jeune apprenti se passa une main dans les cheveux qui lui retombaient sur les yeux. Il devait prévenir son patron, bien sûr, puisque Piaticci lui avait laissé son numéro de portable dans ce but.

C’était certain, s’il voulait lui éviter les ennuis, avec ce flic prêt à exploser, il devait l’appeler.

Toute la question était là. Le voulait-il ?

Il sourit en regardant la vieille 205 disparaître au bout de la rue en tournant sur les chapeaux de roue. Il fit demi-tour et retourna en sifflotant dans l’atelier pour finir de préparer sa toile. Après tout, à chacun son tour de prendre des baffes.

 

La visite de Magne à la compagnie de taxis fut de courte durée. Devant l’expression de son visage et la carte de police brandie juste à côté de ses sourcils froncés, la secrétaire qui le reçut lui remit immédiatement l’adresse de l’hôtel où Piaticci avait demandé qu’on le dépose, en se confondant en excuses pour l’accueil qu’elle lui avait réservé au téléphone.

Le policier n’entendit pas la fin de ses explications. Il était déjà dehors. L’hôtel, une auberge en fait, était situé à Mallery, un petit village bordant la rivière, non loin de Villeneuve-sur-Yonne.

Daniel Magne reprit donc la route qui le ramenait vers Sens, Mallery étant à peu près à mi-distance entre Auxerre et Joigny. La 205 se mit à tousser lorsqu’il dépassa les 140 à l’heure sur la nationale, de grosses bouffées de fumée noire sortant de son pot d’échappement.

— Oh, merde ! Pas maintenant, hein !

Magne leva le pied et resta calé à 100 kilomètres-heure, tandis qu’une puissante odeur d’huile brûlée emplissait l’habitacle. Il parcourut la distance en pestant contre le temps interminable perdu à chacun de ses déplacements dans ce foutu pays.

Le village de Mallery était en fait à peine plus grand qu’un lieu-dit, et son centre pas plus large qu’un mouchoir. L’Auberge de Valefort était implantée un peu à l’écart, sur un léger promontoire calcaire dont les veines blanches affleuraient au bord de l’eau. Quelques saules pleureurs agrémentaient les abords d’une terrasse en bois montée sur pilotis directement au-dessus de l’Yonne. Une bande bruyante de canards et deux cygnes s’ébattaient près du ponton accolé au bâtiment, près duquel une dizaine de canoës avaient été tirés sur la pelouse et retournés pour passer l’hiver.

Daniel ne perdit pas son temps à contempler le charme bucolique du site. Il s’engouffra si vite dans le hall d’accueil que la dame d’un certain âge qui faisait ses comptes à côté de sa caisse ouverte en poussa un cri de frayeur.

— Piaticci, quelle chambre ? demanda-t-il en brandissant sa carte de police pour la deuxième fois en moins d’une heure.

— Mais enfin, monsieur, pour qui vous prenez-vous pour faire ainsi irruption dans…

Magne se dressa de toute sa taille et plongea son œil le plus noir dans le regard sévère de la tenancière.

— Je n’ai pas le temps de vous retracer l’historique de l’affaire, madame. Il s’agit d’une enquête criminelle. Cette carte prouve que je suis assermenté. Je vous ai demandé : Piaticci, quelle chambre ?

La femme ravala son indignation et mit ses lunettes qui pendaient autour de son cou. Elle entreprit de consulter son registre et déclara ensuite d’une voix revêche ce qu’elle savait déjà.

— Je n’ai aucun M. Piaticci en ce moment, je suis désolée.

— Il n’a pas dû s’inscrire sous son vrai nom. Il a environ 55 ans. Petit, brun, le cheveu gominé et l’œil globuleux comme une vache. Il est venu ce matin vers 7 h 30 avec une femme. Jeune, je suppose.

— Je vous en prie, monsieur, nous ne sommes pas ce type d’établissement !

— Vous l’avez vu, oui ou non ?

La virulence de Magne la déstabilisait, mais elle tenta une dernière fois de sauver la réputation de sa clientèle.

— Je n’ai pas de client correspondant à cette description, je regrette.

Magne considéra le visage fermé qui soutenait son regard en essayant de ne pas ciller. Il frappa du plat de la main sur le comptoir, ce qui la fit sursauter à nouveau.

— Bien, dit-il. Puisqu’il faut en arriver là…

Il se dirigea vers le couloir menant à l’escalier desservant les deux étages de l’auberge.

— Que faites-vous ? ! cria la patronne.

— Je vais le chercher moi-même ! répondit Daniel sans se retourner.

— Vous ne pouvez pas faire ça !

— Je vais me gêner…

— Arrêtez !

Magne continua son ascension sans ralentir.

— S’il vous plaît !

Il s’arrêta sur l’avant-dernière marche de l’entresol. Elle le rejoignit en quelques enjambées plutôt souples pour une femme de sa corpulence.

— J’ai ici une personnalité locale, dit-elle à voix basse. Vous comprenez ?

— Qui n’est pas seule non plus ?

— Eh bien… Sa femme est très malade, et elle lui fait vivre un enfer, alors…

— Il a besoin de se détendre, suggéra Magne.

— C’est exactement ça. C’est ce que nous proposons à nos clients. La détente. Le calme.

— L’anonymat ?

— C’est l’un des engagements de la maison, bien sûr.

— Madame, je me fous des galipettes extraconjugales de vos notables adultères. C’est Piaticci que je veux, et lui seul. Je dois le mettre face à des déclarations mensongères dans une affaire de meurtre, et je n’ai plus de temps à perdre.

La vieille dame mit une main sur son collier de perles en ouvrant la bouche en cul de poule. Elle prit une profonde inspiration.

— Chambre 27, dit-elle dans un souffle. Puis elle fit demi-tour et descendit rapidement l’escalier qu’elle parvint à ne pas faire craquer.

Magne grimpa directement au deuxième étage. Il trouva le 27 au fond du couloir, dans un renfoncement discret invisible depuis le palier. Il sortit son arme de service et en ôta le chargeur qu’il glissa dans la poche arrière de son pantalon. Il valait mieux éviter la tentation. Il assura sa prise sur la crosse et tourna doucement la poignée de la porte. Il recula de deux mètres et fit sauter la chaîne de sécurité d’un violent coup de pied. La porte avait à peine heurté le mur qu’il se trouvait déjà près du lit, le canon de son arme collé à l’arrière du crâne de Piaticci, le coupant en pleine action.

— Tire-toi ! dit-il à la femme qui tentait frénétiquement de dégager ses jambes de la taille du peintre. Dans la salle de bains. Et ferme la porte.

Elle se jeta hors du lit en gémissant, mais différemment, cette fois. Elle jetait un regard apeuré en direction de l’arme, et des larmes jaillirent sur ses joues alors qu’elle se précipitait hors de la pièce. Daniel l’entendit tourner le verrou des sanitaires et se mettre à pleurer derrière la cloison.

Il accentua la pression du canon sur l’occiput de Piaticci, l’obligeant à courber l’échine jusqu’à ce que sa tête touche ses genoux.

— Tu sais pourquoi je suis là, l’artiste ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? cria Piaticci en écartant les bras. De l’argent ? Je vous en donnerai. Je vous donnerai tout, mais ne me faites pas de mal… Je vous en supplie… Ne me tuez pas…

Piaticci avait la chair de poule, et Daniel se rendit compte qu’il était en train de déféquer sous lui. L’odeur le prit à la gorge. Il ressentit soudain l’envie incoercible de frapper de toutes ses forces l’homme répugnant qui lui tournait le dos.

— Tu as l’air malin, maintenant, « Michel-Ange » ! dit-il en lui saisissant les cheveux gominés à pleines mains. Tu vois, je déteste qu’on me prenne pour une burne. Tu piges ?

Terrorisé, le peintre hocha brièvement la tête.

— Je sais qu’il n’y a pas eu de gauchiste en fauteuil roulant en 1981, ajouta Magne en lui secouant le crâne d’avant en arrière. Tu m’as raconté des âneries pour que je me perde sur une piste qui n’a jamais existé que dans ton imagination. C’était presque bien joué, mais j’ai aussi appris qu’un Algérien nommé Mohamed Djallaoui est mort en 1977 pour avoir pris des coups de botte dans la gueule et ne pas avoir aimé cela. Je sais qu’il a été assassiné par un dénommé Serge Taillard, assisté par quelques membres d’une bande d’excités du FUD dont tu faisais partie, exact ?

— Oui, dit faiblement Piaticci.

— J’ai pas entendu.

— Oui, c’est exact.

— Bien. On avance. Il se trouve que tu as participé également à plusieurs séjours de chasse au camp de la Mante, en Afrique du Sud, séjours réputés pour être une grosse escroquerie, entre nous. Toujours exact ?

— Oui.

— Comment un homme comme toi, chasseur depuis des années, a-t-il pu se faire baiser plusieurs années de suite par Taillard ? Tu vois, ce truc-là, ça ne colle pas, et je tourne en rond là-dessus depuis un moment. J’en suis arrivé à une conclusion simple. Tu m’arrêtes si je dis une connerie, hein ? En fait, tu ne payais pas tes voyages avec Taillard, mais tu lui servais de rabatteur à clients dans la région. Calamoni, lui, s’occupait de la région parisienne. Vous ratissiez large, pas vrai ? Tu vois, j’ai rencontré Calamoni, et je pense que même Taillard n’aurait pas essayé de lui faire prendre ses vessies pour des lanternes. Calamoni est trop dangereux pour que Taillard se soit risqué à cela. Qu’est-ce que tu penses de ça, Leonardo de mes deux ?

Magne appuya sa question du canon qu’il avait vissé entre les cervicales du peintre.

— C’est vrai, je travaillais avec Taillard, avoua Piaticci au supplice, en se tordant sur le lit. Pour Calamoni, je ne sais rien. Ne me tuez pas, je vous en supplie.

— Ta gueule. Ma collègue a été enlevée par l’assassin de Taillard, et je nage dans un bocal d’encre de Chine aussi noire que mon envie de te faire la peau. Je veux la retrouver vivante, et je veux arrêter cet enfoiré. Maintenant, tu vas me dire qui est ce type dans la seconde qui vient, ou alors je vais vraiment me mettre en colère contre toi.

— Je ne le connais pas ! s’écria Piaticci en tendant désespérément les mains en l’air. Je vous le jure !

— Ça y est, tu recommences…

— Je ne sais pas qui a fait ça ! Si je le savais, je vous le dirais ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre, de toute façon ?

— Tu me prends encore pour un con, dit Magne en poussant un profond soupir, tout en basculant la culasse de son arme vide. Tant pis. Je crois qu’il va y avoir de la cervelle sur les murs. Dommage de finir assis dans sa propre merde, tu ne trouves pas ?

Daniel leva son arme et il compta à voix haute :

— Un, deux,…

— Attendez ! Je le jure ! Je ne sais pas qui c’est ! Je vous jure que je vous le dirais si je le savais…

— Trois !

Piaticci s’écroula sur le lit en pleurant. Il avait la tête enfouie dans les mains pour se protéger.

— Je ne sais pas qui c’est… Je ne sais pas…

— Bye-bye, Domenico. On se reverra en enfer !

Magne s’approcha de lui en évitant ses excréments et enfonça le canon dans sa joue, puis il appuya sur la queue de détente. La chambre claqua à vide à côté de l’oreille pleine de larmes du peintre.

— Tu vois, dit Magne en le saisissant brutalement par la mâchoire, je n’étais pas venu pour te descendre. Mais maintenant, tu sais ce que ça fait.

Il secoua le petit lecteur MP3 qui pendait à son cou devant les yeux embués de Piaticci, et lui indiqua la petite lumière rouge qui clignotait sur la façade de l’appareil.

— J’ai enregistré là-dedans tout ce que tu m’as raconté, Piaticci. Tu es mouillé jusqu’à l’os dans la mort de Djallaoui, même si tu ne l’as pas tué toi-même. Je te crois quand tu dis que tu ne sais pas qui a tué Taillard, parce qu’on ne ment pas quand on sait qu’on va mourir. Si j’entends une seule fois parler de toi et de cette petite visite d’aujourd’hui, je balance tes coordonnées à la famille de Djallaoui, ainsi que cet enregistrement. Je suis sûr de pouvoir les retrouver très rapidement, et je suis prêt à parier que tu ne t’en sortiras pas comme ça avec eux. Ils ne feront pas de différence entre celui qui l’a réellement descendu et celui qui a participé à son agression ce soir-là. Sans parler de Calamoni, qui te lancera le FUD aux couilles, si je raconte que tu l’as balancé. Une chance au grattage, une chance au tirage. T’as le choix. Bouge une oreille, et tu es mort.

Une fois dans le couloir, Daniel Magne remit d’une main tremblante le chargeur dans la crosse de son arme.

Il avait un suspect de moins.