La douleur dans son ventre avait pris une ampleur inquiétante, formant une boule brûlante qui lui consumait l’estomac. Elle n’avait plus la force de se lever. Sa bouteille d’eau était vide. Il ne restait plus qu’un moignon de la bougie. Bientôt, la lumière s’éteindrait, la laissant dans l’obscurité. Lisa n’entendait aucun bruit, aucun signe de vie extérieure. Elle songea qu’elle allait mourir ici, dans ce trou, et que l’assassin ne retrouverait que son cadavre à son retour.
Elle pensa alors à son père, cet homme qu’elle avait tant aimé, qu’un inconnu casqué assis à l’arrière d’une moto avait abattu de deux balles dans le dos devant le ministère de la Justice, en plein midi, un jour noir de juillet 1992. Lisa venait juste d’avoir 12 ans.
On lui avait expliqué que les juges d’instruction se font parfois de terribles ennemis, mais elle se souvenait qu’elle n’avait pas compris à ce moment-là pourquoi quelqu’un avait fait du mal à son papa, dont le métier était de défendre les gens. Il lui avait fallu du temps pour réaliser qu’on les défend toujours contre quelqu’un d’autre. Et que cela peut être dangereux.
Elle pensa à Daniel Magne, à cette complicité qui était née en quelques jours en travaillant en commun sur l’affaire Taillard. Magne lui faisait un peu penser à son père, elle en prenait conscience à présent. Il avait ce côté bourru et séduisant de ceux qui ne savent pas bien masquer leurs sentiments. Elle découvrit avec surprise qu’elle aurait bien aimé en partager davantage avec lui, si le temps lui en avait laissé l’occasion.
Une crampe la plia soudain en deux, lui retournant l’estomac, la respiration coupée par les spasmes. Elle sentit une sueur glacée recouvrir son corps, et elle se mit à frissonner violemment. Sa lèvre s’était rouverte lorsqu’elle avait crié, et la douleur irradiant de son poignet brisé lui envoyait des éclairs ininterrompus dans les nerfs.
Un trou sombre s’ouvrait sous elle, l’emportant dans un lent tourbillon qui s’enfonçait dans les profondeurs de sa conscience. Elle se sentait glisser, inexorablement. Son esprit abandonnait la partie. Elle ne pouvait plus résister. Elle ferma les yeux.
Ses doigts crispés contre son ventre s’entrouvrirent lentement, et ses mains tombèrent sur le sol dur sans un bruit.
Gaston Vernoux sirotait un pineau. Il avait pris place dans son vieux fauteuil avachi, dont les ressorts gémissaient chaque soir sous son poids. Il faisait tourner le bracelet en or devant ses yeux.
Il alluma la télévision et s’en servit aussitôt un deuxième. Sa série américaine préférée commençait. Il se cala bien confortablement et prit le chat dans ses bras. Pavie se coucha à ses pieds, le museau dirigé vers l’image mouvante qui annonçait la quiétude de la soirée.
Peu à peu, la chienne se sentait plonger dans le sommeil. Gaston avait allumé le poêle, et la chaleur se répandait dans la maison comme un océan de bien-être.
Soudain, l’image changea, devint plus brillante. Elle leva le nez, et aperçut un bandeau rouge qui défilait sur l’écran. Il y avait un visage de femme dessus. Il y avait aussi des signes qu’elle ne comprenait pas, un peu comme ceux qu’elle voyait sur la boîte noire posée sur la commode, dans laquelle le maître parlait de temps en temps. La voix surtout l’alerta. C’était une voix d’homme. Grave. Une voix dans laquelle perçait l’angoisse.
Pavie dressa l’oreille. Un bruit rauque provenait du fauteuil. Elle jeta un coup d’œil à son maître.
Gaston ronflait, la bouche ouverte.
Daniel Magne était d’une humeur noire. Il avait interrogé Rodrigo Alvarez sans obtenir rien de plus que la fois précédente, et avait fait chou blanc chez Ghislaine. Quant à Bernard Diran, son contremaître lui avait appris qu’il était monté à Paris pour un contrat important. Il rentrerait le lendemain.
Il s’apprêtait à reprendre la route de la capitale pour aller interroger Diran, et sortait des derniers faubourgs de la ville, lorsque son téléphone vibra.
Estier était surexcité.
— On a quelque chose ! Où êtes-vous ?
— À Sens. Qu’est-ce que vous avez ?
— On a retrouvé son bracelet ! Foncez à la gendarmerie de Chéroy ! Les officiers de garde vous expliqueront.
— C’est où, Chéroy ?
— Sur la route de Nemours. Vous en avez pour un quart d’heure…
— Je vous rappelle, coupa Magne en jetant son portable sur le siège passager, le cœur battant la chamade.
Il couvrit les vingt kilomètres en moins de dix minutes et pila devant la gendarmerie. Deux officiers fumaient une cigarette en silence devant la porte, chacun plongé dans ses pensées.
— Capitaine Daniel Magne, dit-il d’un ton brusque en claquant la portière. Où est le bracelet ?
Devant ses yeux injectés de sang, les gendarmes se consultèrent du regard. Estier les avait prévenus que l’officier Daniel Magne était très impliqué dans l’enquête, mais ils n’avaient pas imaginé qu’il arriverait dans cet état. Il n’avait pas l’air d’avoir dormi depuis au moins une semaine.
— Bonsoir, capitaine. Je suis l’adjudant-chef Guy Lourmier. Nous vous attendions. Venez.
Il le fit entrer dans son bureau et lui donna le bijou. Magne ressentit brutalement un immense coup de fatigue. Il chancela, et l’autre gendarme lui apporta précipitamment une chaise, croyant qu’il allait s’effondrer. Le policier fit glisser la chaîne entre ses doigts. C’était bien le bracelet de Lisa.
— Vous voulez un café ?
Magne n’entendit pas la question. Lourmier fit signe à son collègue de lui en préparer un d’office.
— C’est bien la sienne ? s’enquit l’adjudant-chef.
— Oui, dit le policier d’une voix rauque. Où et comment l’avez-vous retrouvée ?
— Un habitant de Villethierry. Gaston Vernoux. C’est son chat qui l’a trouvée. Il avait un bout de tissu autour du corps, avec la gourmette accrochée dessus.
Magne serra le bijou dans son poing. Le sang cognait à ses tempes en petits battements saccadés.
Villethierry… Il l’avait cherchée partout, et elle n’avait pas quitté le village ! Le tueur l’avait cachée à deux pas de la maison de Taillard ! Comme il avait dû rigoler en traversant les barrages !
— Emmenez-moi voir ce Gaston Vernoux !
— C’est impossible ce soir, monsieur Magne. Il est plus de 23 heures. La loi nous l’interdit jusqu’à 6 heures du matin.
— Écoutez, Lourmier. Lisa est seule, perdue, blessée, enfermée quelque part et Dieu seul sait ce que cet enfoiré lui fait subir…
— Personne ne peut rien ce soir, monsieur Magne. Le chat a été retrouvé dans les bois, et nous ne pourrons pas effectuer des recherches sans lumière avant le lever du jour demain matin vers 8 heures. Nous irons à 6 heures chez Gaston Vernoux qui vous expliquera comment ce bracelet s’est retrouvé entre ses mains. Nous avons eu de la chance qu’il en ait parlé à un copain du village avant de rentrer chez lui hier soir. Car Gaston dormait à poings fermés lorsque son ami est venu frapper à sa porte, après que l’annonce de la disparition de votre collègue soit passée aux informations de fin de soirée.
Daniel se leva, le bracelet au creux du poing.
— Faites ce que vous voulez, dit Magne d’une voix blanche. Je vais trouver ce type moi-même. Merci de nous avoir appelés.
Le gendarme soupira et se leva à son tour. Il lissa sa moustache du bout des doigts, puis il posa la main sur l’épaule du policier en souriant.
— Laissez-moi le temps de me changer en civil. Vous n’y arriverez pas tout seul. Je vous accompagne.