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Magne se rendit au fond du couloir menant aux cellules, et il ouvrit une autre porte donnant sur un escalier plongeant dans les profondeurs du sous-sol. Il actionna l’interrupteur et descendit une volée de marches de béton avant de se retrouver sur un sol inégal, taillé dans la roche depuis des siècles.

Quelques pas plus loin, le couloir s’achevait face à une porte en acier munie d’une serrure de sécurité. Daniel Magne jeta d’abord un œil par le judas, puis il entra dans ce que ses hommes appelaient le parloir, une pièce meublée uniquement d’une table en acier et de deux chaises tubulaires sans confort rivées au sol. Ici, il n’était pas question de finasser. Ce lieu était exclusivement réservé aux cas extrêmes et, d’après les souvenirs de Magne, il n’avait pas servi plus de cinq fois depuis qu’il travaillait sous les ordres du commissaire Estier.

À chaque reprise, lors des interrogatoires précédents, l’ordre était venu de haut. De très haut. Et personne n’était jamais venu porter plainte par la suite.

Morisset leva le menton lorsqu’il entra, puis il tourna la tête vers le mur. Magne resta debout près de lui. Il appuya ses deux mains sur la table et se pencha en avant.

— Vous qui êtes calé en droit, ça va chercher dans les combien, une complicité de dissimulation de preuves d’homicide ?

— Allez débiter vos boniments ailleurs, répliqua l’avocat d’un ton rogue. Je ne suis ni n’ai été complice de rien.

— Qui a parlé de vous, Morisset ? Auriez-vous quelque chose à vous reprocher ?

— Je vous vois très bien venir.

— J’en doute…

Morisset ne put s’empêcher de dévisager Magne, qui l’observait attentivement.

— Je n’ai en aucune manière participé au meurtre de Serge Taillard. Mettez-vous ça dans la tête !

— Je ne parlais pas de celui de Taillard, Morisset.

L’avocat blêmit.

— Qu’est-ce que vous racontez ?…

Magne se rapprocha un peu plus.

— Je raconte que d’une manière plus passive qu’active, mais néanmoins parfaitement répréhensible, vous vous êtes rendu complice, en février 2005, de la fuite d’Afrique du Sud du meurtrier d’un jeune guide de chasse, Moussa M’Kayle. Vous avez déclenché une protection rapprochée d’un certain Bernard Diran, dont visiblement vous ne partagiez pas que le goût pour le beau sexe, pour l’aider à effacer les traces de son passage cette année-là au camp de la Mante. Faites-moi plaisir. Dites-moi donc que c’est faux… J’adorerais voir la tête du procureur devant lequel vous serez déféré avant qu’il saisisse le juge d’instruction. Franchement, je doute que vous échappiez à la mise en examen, puis à la détention provisoire ou au placement sous contrôle judiciaire, dans le meilleur des cas… Et, de vous à moi, vous pouvez faire une croix sur votre boulot et toutes vos petites combines.

Morisset resta muet. Ses lèvres étaient devenues deux lignes minces crispées. Magne commença à marcher lentement autour de la table. Il parlait comme pour lui-même, sans se presser, certain de tenir sa proie entre ses griffes.

— Seulement, ce que vous ignoriez, c’est que Taillard faisait chanter Diran avec une série de photos prises sur le vif, si j’ose dire, de cette fatale partie de chasse. Car vous n’étiez pas au courant de ce détail, n’est-ce pas ?

Morisset passa un doigt entre son cou et le col de sa chemise.

— Heu… Non. Je me suis douté d’un truc dans ce genre-là quand j’ai appris la mort de Serge Taillard.

— Eh oui ! Diran a fini par ne plus accepter l’idée que le vieux salopard lui soutire du fric. Cela avait déjà duré deux ans, mais ça allait continuer pendant combien de temps encore ? Alors, il a monté un stratagème pour le descendre en faisant croire à un suicide. Seulement, il a commis une erreur en engageant un tueur fragile. Sennelier lui a fait peur, par la suite. Il risquait de tout balancer à la police. Et vous avez une petite idée de la façon dont Diran a fait la connaissance de Sennelier ? Non ? Vraiment ?

Magne se leva et s’approcha de Morisset, puis il lui posa la main sur l’épaule.

— Allons, un petit effort de mémoire…

— Non, je vous assure, je…

Magne poussa d’un coup sec la nuque de Morisset vers l’avant. L’avocat ne s’y attendait pas. Le choc contre l’arête de la table lui cassa le nez dans un bruit écœurant de cartilages brisés. Un flot de sang jaillit de ses narines et imbiba sa chemise, ruisselant par-dessus ses doigts. Il cria d’une voix étouffée par sa main.

— Merde ! Vous m’avez pété le nez !

— Désolé, j’ai perdu l’équilibre dans les escaliers en vous ramenant des toilettes, dit Magne d’un air contrit en lui tendant un mouchoir en papier. Ça ne se reproduira pas, maître. Veuillez accepter toutes mes excuses. Nous parlions de Sennelier. Ça ne vous rappelle toujours rien ?

Morisset hésita, observant le manège de Daniel Magne qui tournait autour de lui. Il se tamponna les cloisons nasales, essayant d’endiguer le sang qui coulait sur son menton.

— Alors ? hurla soudain Magne en frappant violemment du poing sur la table en fer. Sennelier ! Rien du tout ?

Morisset sursauta et se protégea le visage.

— Si, si. Je lui ai évité perpète en 1995. Il s’était laissé embarquer dans une mauvaise histoire.

— Le braquage de la banque, bien. C’est même très bien, continue.

— Il était juste chauffeur. J’ai démontré que ce n’était pas un tueur, c’est tout.

— Je doute que Taillard soit d’accord, là où il est !

— Je l’ai présenté à Diran après le procès, lui expliquant que Sennelier avait besoin de se réinsérer, qu’il ne ferait pas d’histoires. Je lui ai suggéré de payer sa caution, pour que cela le mette en position de débiteur.

— Tu as été prévoyant en lui disant aussi de ne pas laisser apparaître son nom dans le versement de la caution. Ni vu, ni connu, et Diran avait un bon petit toutou à sa botte. Qu’est-ce qu’il lui a donné à faire entre 95 et le meurtre de Taillard ?

— Rien, à ma connaissance. Il lui a fourni une place stable dans l’usine d’un fabricant de tuyaux, en région parisienne, et la possibilité de se faire oublier de la justice. Sennelier lui en était extrêmement reconnaissant.

— Et pour le bois de Villethierry, pourquoi a-t-il fait appel à toi ?

Morisset eut l’air surpris. Magne serra le poing dans sa poche. Il était très attentif à la réaction de l’avocat.

— Ah ? Vous êtes au courant pour ce terrain pourri ? Je ne sais pas pourquoi Diran a acheté ce truc. Il m’a demandé de le prendre à mon nom parce qu’il avait les impôts sur le dos et qu’il ne voulait pas payer de surtaxes avec son ISF.

— Ça ne t’a pas étonné, cette combine tordue ?

Morisset regarda Magne avec circonspection. Son nez avait pris une vilaine couleur violette. Il allait avoir une drôle d’allure pendant quelque temps.

— Que voulez-vous dire ?

— Diran t’a baisé, mon pote, sourit Magne d’un air mauvais. Tu sais pourquoi il a acheté ce bois ?

Mal à l’aise, Morisset se tortillait sur sa chaise. Magne se détendit. L’attitude de l’homme de loi montrait qu’il n’était pas au courant de l’existence du souterrain, ni de la cave où avait été enfermée Lisa. Au fur et à mesure que Magne lui expliquait l’existence de la villa de Taillard et du boyau taillé dans le calcaire qui conduisait dans les profondeurs du sous-sol du bois en question, le visage de Morisset se décomposait.

Lorsque le policier eut terminé, l’avocat tapa sur la table à son tour.

— L’enfoiré ! cracha-t-il avec amertume.

— Tu vas avoir du mal à prouver que tu n’étais pas au courant en acquérant le terrain, dit Magne en se rasseyant. Quand il va examiner l’affaire de la séquestration d’une femme policière dans un sous-sol qui se trouve sur une terre qui t’appartient depuis moins d’un an, je suis sûr que le juge va être passionné par ton histoire ! Si tu veux mon avis, ton copain Diran te l’a mis bien profond !

Morisset avait perdu des couleurs. La perfidie de Diran lui apparaissait en pleine lumière. Il s’était fait manœuvrer comme un bleu, et le policier se foutait ouvertement de sa poire. Après tout, il n’était pas question qu’il plonge tout seul si l’affaire du camp de la Mante était étalée au grand jour.

— Il y avait quelqu’un d’autre dans le coup, pour la mort de Moussa. Quelqu’un qui a aidé Taillard à se défendre auprès des assurances après la destruction de son camp de chasse.

— Oui, dit Magne en improvisant. Je connais Marnay. C’est une habitude, chez les avocats, de traiter avec des truands ?

Morisset baissa les yeux. Il sentait l’étau se resserrer sur lui. Il valait peut-être mieux tenter de sauver ce qui pouvait encore l’être et dire ce qu’il savait.

— Je l’ai connu chez Gaudiraud, avocats et associés, en 1985. C’était mon premier poste après mes examens.

— Il t’a pris sous son aile, c’est ça ?

Morisset hocha la tête, et il crispa les lèvres sous la douleur, la main serrée sur son nez.

— Il cherchait à former un jeune pour le seconder. Il m’a vite repéré.

— Il connaissait bien Taillard ?

— C’était un de ses amis, dans les années 1970. Ils faisaient partie d’un groupe d’agitateurs d’extrême droite, à l’époque. Ils sortaient souvent ensemble le soir pour trouver un peu d’action, en banlieue.

— Mohamed Djallaoui… dit Magne, pensif. Marnay faisait partie du groupe, mais il a réussi à échapper à l’arrestation, et il les a tous défendus.

— C’est exact.

— Il a servi d’alibi à toute l’équipée. Calamoni, Piaticci, Taillard, les deux qui sont morts depuis, et lui-même.

— Oui.

L’air incrédule, Magne considéra alors le visage ravagé de l’avocat.

— Et il t’a raconté ça ? À toi, petit bleu dans le métier ?

— Il prenait pas mal de cocaïne, à une époque. Il m’a craché le morceau un soir où il était complètement barré. Il se vantait d’avoir défendu le crime parfait. Il était tellement parti que le lendemain il ne se souvenait plus de rien de ce qu’il m’avait raconté durant la soirée.

Magne se pencha vers Morisset.

— Là, tu as flairé le bon filon, pas vrai ?

— J’ai voulu en avoir le cœur net, acquiesça l’avocat de mauvaise grâce. J’ai fait ma petite enquête en remontant dans le passé. J’ai effectué des recherches dans les journaux, et je me suis lié avec une greffière du tribunal de Créteil, là où l’affaire avait été jugée. Elle m’a permis d’accéder aux documents confidentiels du dossier. Je lui ai raconté que je réalisais une étude sur les crimes racistes à la fin des années 1970. Elle me l’a sorti sans que j’aie à le lui demander. Ça évitait qu’elle puisse s’en souvenir plus que des autres dossiers. En fait, c’était bien un crime parfait. La victime des violences a disparu le soir même de sa première agression, mais cette fois sans témoin. Mais, même si vous arriviez à prouver leur culpabilité, vous ne pouvez plus rien contre eux en ce qui concerne la mort de Djallaoui. Le corps n’a jamais été retrouvé. Le temps a passé. La prescription s’applique depuis longtemps. C’est dix ans en ce qui concerne un meurtre.

Magne soupira. L’assassinat de l’Algérien resterait impuni à jamais.

Soudain, le policier leva le menton. Une idée venait de germer dans son esprit. Il devait vérifier quelque chose, mais pour cela, il fallait qu’il appelle Lourmier immédiatement.