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Lorsqu’il eut raccompagné jusqu’au sas vitré un Daniel Magne perplexe, et qu’il lui eut souhaité bonne chance, le commandant Antoine Picaud revint pensivement dans son bureau. Il se dirigea alors vers une autre porte, dissimulée derrière un placard d’archives, et fit entrer un homme maniéré, affichant un air désabusé, au visage mou et distant.

— Qu’en pensez-vous, Picaud ? Vous paraît-il apte à résoudre ce merdier ?

Antoine Picaud mit plus de conviction dans sa réponse qu’il n’en ressentait réellement. De toute façon, il n’avait pas le choix. Il ouvrit un tiroir de son bureau et tendit une chemise cartonnée à son interlocuteur.

— Ça ne fait pas de doute pour moi, monsieur le ministre. Le capitaine Daniel Magne a toutes les qualités requises pour cela. Il a d’excellents états de service, et son parcours parle pour lui. Souhaitez-vous en prendre connaissance ?

Le ministre fit la moue, manifestement pas convaincu.

— Tenez-moi au courant, Picaud, répondit-il en se dirigeant vers la porte sans même jeter un regard aux documents.

— Je n’y manquerai pas, monsieur le ministre. Comptez sur moi.

Une fois l’énarque sorti du bureau, Antoine Picaud respira plus librement. C’était comme si l’air de la pièce était devenu instantanément plus fluide, plus léger. Malgré son grade et sa longue expérience du monde criminel, le commandant Picaud se sentait toujours un peu mal à l’aise en présence de ce type d’homme, pour lequel le pouvoir comptait plus que tout, avec la domination sans partage comme seule et unique valeur morale, portant le menton hautain et la lèvre molle, la marque du nanti qui sait qu’il peut exercer son emprise au-delà de toute mesure.

Pourtant, parfois, quelque part au bout de certains chemins sombres, arpentés par des êtres aux yeux brûlants et aux mains sales, ces deux mondes, le politique et le criminel, se croisaient.

Pour le pire, le plus souvent.

Le commandant prit le dossier Taillard en soupirant et le rangea derrière lui, sur l’étagère réservée aux cas particulièrement délicats, qu’il fallait traiter avec une extrême attention. Il n’y avait plus qu’à attendre, et voir comment le capitaine Magne allait se sortir de ce bourbier.

Et prier pour qu’il ne génère pas un tsunami…

La mort de l’industriel, en soi, le laissait complètement indifférent. Taillard traînait depuis longtemps une réputation sulfureuse dans le milieu agité de l’extrême droite, mais rien de tangible n’avait jamais permis de lancer autre chose que des suppositions sur ses actes, ou des conjectures sur sa sphère réelle d’influence. Il était soupçonné d’être le commanditaire de nombreuses exactions criminelles, mais l’homme d’affaires avait si bien su s’entourer, et imposer le silence autour de lui, que toutes les tentatives pour le coincer s’étaient avérées vaines.

 

Lisa repoussa les papiers sur le bureau de Taillard et croisa les doigts derrière sa nuque. Elle venait de passer six heures d’affilée à décortiquer les dossiers de l’industriel, et son dos lui faisait mal. Factures diverses, récépissés de blanchisserie, relevés d’abonnement aux journaux financiers, cartes de fidélité dans plusieurs commerces, dont un d’alcools haut de gamme et deux librairies, etc.

La vie de l’homme d’affaires semblait lisse, transparente. Bien trop à ses yeux, en fait, car elle subodorait que les accointances politiques qu’il entretenait, d’après les renseignements fournis par Daniel, ne mangeaient pas que de l’argent propre, et il devait forcément y avoir des traces de ces arrangements quelque part. Mais il lui fallait bien se rendre à l’évidence : ce vieux filou était bien trop avisé pour garder ce genre de papiers chez lui.

Il avait dû les ranger bien à l’abri, dans un coffre de banque, peut-être, ou chez un huissier, pour se prémunir d’un éventuel cambriolage compromettant. Lisa sentait pointer la migraine à force d’échafauder des hypothèses.

Elle observa Magne qui considérait une pile de lettres d’un air rébarbatif. Ses yeux accusaient la fatigue. Sa visite au Quai semblait le travailler depuis le milieu de l’après-midi.

— S’il s’agit encore d’une histoire de chasse, je mets le feu à cette paperasse, grommela-t-il. Ce type passait la moitié de sa vie avec un flingue dans les mains. Je ne sais pas comment il a réussi à gagner autant de fric en faisant bosser les autres.

— Beaucoup de contrats se concluent dans ces réunions, suggéra Lisa. Il avait un réseau de connaissances dans ce milieu. C’est normal qu’il ait puisé ses affaires dedans. Les gens qui peuvent se payer autant de temps libre en semaine sont a priori plus aisés que les autres.

— Et merde. On a passé presque toute la journée dans ce bureau à creuser, et on n’a rien à se mettre sous la dent.

Que dalle.

Il se leva et s’étira.

— Il y a un petit bistrot pas loin. Je t’invite à boire une bière ?

Lisa jeta un œil à la pile qui attendait toujours. Elle secoua la tête, faisant voler quelques cheveux noirs qui encadraient ses joues jusqu’aux épaules.

— Non, merci. Mais j’accepterai volontiers un café, si tu acceptes de m’en rapporter un. Il y a encore beaucoup de papiers à lire, et je préférerais finir le plus rapidement possible…

Il la regarda tendre la main vers le courrier. Une acharnée… C’était bien sa veine. Il sourit. En fait, c’était exactement ce qu’il lui fallait.

— Pas de problème. Avec ou sans sucre ?

— Sans, merci.

 

Magne se hâta entre les gouttes de pluie qui avaient redoublé de violence dans l’après-midi. Il arriva trempé en dépit du chemin assez court qui séparait le café du quai de Jemmapes. Il s’assit sur une chaise, après avoir accroché son manteau sur la patère, à l’entrée de la salle de restaurant vide. Le chat se faufila aussitôt sur ses genoux et se mit instantanément à ronronner comme un chalutier.

Saisi par l’humidité, Magne abandonna l’idée de la bière et commanda un Jack Daniel’s. Installé au fond de la salle, il laissa dériver ses pensées sur la personnalité du disparu. L’acier, la politique, la chasse. Ses seuls centres d’intérêt. La raison de son suicide était enfouie dans les méandres de sa vie, entre ces trois activités.

Mais dans laquelle ?

Il avala une pincée de cacahuètes et but une gorgée du single barrel en fermant les yeux. Il allait falloir interroger ses associés, ses employés, ses clients, ses fournisseurs, ses liaisons politiques, ses relations de chasse. Et chercher la ou les femmes qu’il fréquentait.

Cependant, comme Lisa, comme Estier, et comme le commandant Picaud, il ne croyait pas au suicide. Taillard n’avait pas le profil du désespéré. Ses objets personnels respiraient le goût et l’aisance, ses relations le pouvoir et l’influence. L’appartement propre et bien rangé traduisait une volonté de confort qui n’est pas a priori une caractéristique de ceux qui tirent un trait sur l’existence.

Mais si ce n’était pas un suicide, alors ce ne pouvait apparemment être qu’un accident, avec les clés dans la serrure de cette porte fermée de l’intérieur. Mais même cette éventualité heurtait Magne. Il ne voyait pas l’industriel mettre un CD en plaçant son lecteur au bord de l’étagère. Personne n’était assez crétin pour faire une connerie pareille.

Même Marceau y penserait, songea-t-il en croquant rageusement une poignée d’arachides.

Félix se tourna sur le dos en présentant son abdomen en l’air, les pattes allongées sur le côté en signe de bonheur total. Daniel sourit et se commanda un deuxième whisky en glissant ses doigts dans le pelage électrique du matou.

Il ne lui restait donc plus qu’une seule possibilité.

Le meurtre.

Cela semblait impossible, au vu des circonstances et de la configuration des lieux, mais également le plus probable. Quelqu’un avait balancé cette foutue radio dans le bain de Taillard. Le tout était de savoir comment.

Il appela le commissariat sur le numéro direct de Martial, qui lui communiqua les conclusions de l’IJ et de l’autopsie du cadavre. Aucune empreinte autre que celles de Taillard, pas de signes de lutte, pas de traces d’ADN suspect sous les ongles du défunt, ni de traces de médicaments dans son sang. Il n’avait rien avalé depuis son repas de midi, mis à part son whisky, un « Laphroaig 18 ans d’âge », d’après l’étiquette.

Magne raccrocha en remerciant son ami, puis fit osciller le liquide couleur de miel dans son verre à la lueur des faibles lumières orangées de la salle de restaurant. Félix lécha la main qui lui grattait les oreilles.

Du Laphroaig 18 ans d’âge… Rien que ça ! Il n’avait pas le souvenir d’avoir eu un jour l’occasion de s’en offrir une bouteille.

Magne en avait en fait l’intime conviction. Ce type n’avait pas mis lui-même fin à ses jours.

 

Lisa prit un nouveau document dans la pile, et elle s’efforça de garder un œil neuf, comme pour tous les précédents. Le silence qui régnait dans l’appartement lui pesait, et elle s’immergea à nouveau dans sa lecture.

Cette fois-ci, il s’agissait d’un banquier qui cherchait la meilleure façon d’expliquer à son correspondant que, malgré les liens de confiance indéfectibles qui les unissaient, il ne pourrait pas donner suite à sa demande de crédit supplémentaire pour son entreprise, s’il ne pouvait présenter de garant fiable, ou du moins une certaine somme d’argent à remettre dans le circuit. Il demandait 150 000 euros. Les difficultés que Taillard rencontrait étaient certainement passagères, mais la lourde demande d’investissement proposée dépassait ses possibilités personnelles, et le comité directeur de la banque y mettrait son veto, à n’en pas douter. Le banquier concluait par des formules d’amabilité sentant le moisi, et Lisa les survola pour sauter à la lettre suivante.

Elle tomba sur le même genre de courrier, émanant d’une autre banque. Cinq lettres de refus se suivaient à quelques jours d’intervalle. Sur la plus récente, Lisa nota des traces d’encre délayées. Elle posa le nez dessus, et sentit une vague odeur d’alcool. Taillard avait dû renverser un verre sur son bureau.

Elle visualisa sa colère, la nasse dans laquelle il devait se sentir piégé. N’ayant pas les originaux de ses lettres adressées aux banques, elle imagina le ton tout d’abord comminatoire, puis hésitant, puis affable qu’il avait certainement employé successivement.

Le reste du courrier personnel ne recelait pour la plupart que des invitations à des parties de chasse dans des régions exotiques, dont les noms la firent rêver : Kenya, Canada, Laponie, Oural, Afrique du Sud, Australie, Sénégal, Madagascar… Taillard voyageait beaucoup. Ça devait coûter beaucoup d’argent. Son passeport, qu’elle trouva rangé dans le tiroir du haut de son bureau, portait les marques d’une vingtaine de passages de douane en deux ans seulement. Avec une majorité d’entrées en Afrique du Sud.

Une fois la dernière lettre refermée, Lisa se leva, éteignit la lumière, et s’étira longuement devant la fenêtre du salon. La nuit était tombée sur le canal, et les pavés ruisselants de la promenade étaient déserts. Elle ressentit un gros coup de fatigue en posant les yeux sur le superbe canapé de cuir qui tendait vers elle ses bras vides dans la pénombre. Elle résista juste le temps de se dire qu’il lui fallait poursuivre son investigation, puis elle s’assit avec lassitude sur les coussins confortables. Elle ferma les yeux en posant les mains à plat sur la peau épaisse et douce. Le cou relâché, elle laissa une onde de paresse la traverser.

Elle se détendit lentement, relisant mentalement les lettres de refus. Contrairement aux apparences, Taillard était aux abois, et sa société battait de l’aile. Une visite au siège et un contrôle des comptes auraient tôt fait de le prouver. Le fait de recevoir ces invitations devait le rendre malade, alors que les fonds lui manquaient… Tous ces pays lointains, et ces animaux aux noms si étranges : oryx, kodiak, pronghorn, javelina…

Sa respiration se fit plus calme, plus lente, et sa tête roula bientôt sur le côté. Sur le buffet, les deux masques africains offraient leurs visages torturés à l’obscurité. Leurs bouches, un trou noir sans dents, dévoilaient ce qui pouvait être pris pour un sourire sinistre. L’ombre des gouttes éclatées sur les vitres était projetée sur leurs crânes par la lueur du lampadaire. Ils reprenaient leur veille ancestrale, gardiens des esprits guerriers depuis la nuit des temps.

 

Magne arriva au troisième étage de fort belle humeur. Il avait accordé un troisième verre de répit à Félix avant de le déloger à regret de ses genoux. Entre Taillard et lui, il y avait au moins un point en commun : l’amour d’une bonne distillerie, même si le salaire du policier le cantonnait à des prix plus modestes.

La main droite prise par le café de Lisa, il appuya avec la gauche sur le bouton de la minuterie, en oubliant de retenir l’huis du palier qui claqua contre son chambranle, le ressort puissant n’étant plus amorti par le groom hors d’usage.

Tandis qu’il avançait dans le couloir menant à l’appartement de Serge Taillard, son téléphone vibra. Il saisit l’appareil et consulta l’écran. C’était sa femme. Magne soupira. Il n’avait pas envie de répondre, car cela allait encore dégénérer en une scène désagréable, voire incontrôlable. Non, il ne savait pas quand il allait rentrer… Non, ce n’était pas la peine de lui garder son repas au chaud… Oui, il savait qu’on était lundi soir, jour des courses, et qu’elle devrait encore les faire toute seule…

Il attendit que l’appareil eût fini de vibrer pour voir s’il y avait un message, ce qui ne fut pas le cas.

Il rangea le mobile et s’approcha alors de la porte qui s’ouvrit brusquement devant le visage hagard de Lisa. La jeune femme se raidit en clignant des yeux.

— On l’a tué !

— Hein ?

Lisa attrapa Magne par la manche trempée de son manteau. Ses doigts se crispèrent sur l’étoffe humide, et elle planta ses prunelles noires dans celles de Daniel, le souffle court.

— Taillard a été assassiné, Daniel. Tu comprends ?