New York, 12 h 56
Broadway luisait sous le crachin qui noyait la ville depuis le début de la journée. La main crispée sur la poignée de son parapluie récalcitrant, Daniel Magne repéra l’hôtel facilement en remontant quelques rues vers le nord au milieu des passants pressés de rentrer se mettre à l’abri de l’averse.
L’accueil affichait complet, mais dès qu’il mentionna qu’il venait de la part de World Traveler, le réceptionniste s’inclina et lui remit une clé qui n’était pas sur le tableau. Le sésame du nom de l’agence était apparemment très efficace.
La chambre, située au fond du couloir du seizième et dernier étage, était un peu vieillotte, mais elle était propre et assez vaste. Magne estima qu’il avait très peu de temps devant lui pour mettre son plan en place. Il ouvrit sa valise sur son lit, puis il prit une douche rapide avant d’enfiler un pantalon de toile sombre et un pull noir. Il prit une feuille du bloc-notes que l’hôtel avait mis à disposition près du minibar, y inscrivit quelques mots rapides et la mit dans sa poche.
Il sortit alors sur le palier et pénétra dans le local desservant le monte-charge, juste sur la gauche de l’ascenseur.
Magne patienta une bonne heure, regardant passer par la porte entrouverte les clients qui quittaient ou rejoignaient leurs appartements. Vers 14 heures, l’ascenseur stoppa un instant et redescendit sans que personne n’apparaisse dans son périmètre visuel. Il se força à rester immobile, résistant à l’envie de se pencher pour tenter d’apercevoir l’arrivant. Il entendait distinctement la respiration oppressée de l’inconnu, qui soufflait comme s’il venait de monter quatre à quatre les marches menant à l’étage.
Soudain, une voix se fit plus forte dans l’une des chambres. Un couple s’apprêtait à sortir. L’homme parut se décider et il s’avança alors dans le couloir avec précaution, l’œil aux aguets. Il se dirigea droit sur la porte 167 tout en jetant un regard inquiet autour de lui. Il était grand, portait un costume clair aux manches un peu trop longues, ainsi qu’une chemise blanche dont le col contrastait fortement avec sa peau bronzée. Une gourmette en or scintilla à son poignet sous les néons du couloir lorsqu’il frappa de sa main gantée de noir.
N’obtenant pas de réponse, il colla son oreille au battant et écouta attentivement pendant quelques secondes. Il glissa alors la main dans sa poche et sortit un passe qu’il enfonça dans la serrure. Le pêne ne lui opposa aucune résistance, et il s’engouffra silencieusement dans la chambre. Serré dans sa main droite, ce qui ressemblait au manche d’un couteau déformait la poche de sa veste.
Magne sortit discrètement du local et prit l’escalier pour descendre un étage. Il appela alors l’ascenseur d’un index nerveux. Il allait devoir jouer très serré.
Il y avait trois accès sur le palier. Au premier arrêt de l’une des cabines, un couple âgé le regarda d’un air réprobateur lorsqu’il feignit d’avoir oublié quelque chose dans sa chambre et s’excusa en faisant demi-tour devant la porte ouverte.
Au deuxième arrêt, une jeune femme blonde, tout excitée, sortit en tirant un homme par la main. Seuls au monde, ils passèrent près de lui sans même l’apercevoir.
Au troisième arrêt, il entra dans la cabine et appuya sur le bouton du rez-de-chaussée sans jeter un regard particulier au grand type maussade qui ôtait ses gants, appuyé contre la glace, et qui le dévisageait avec une expression peu avenante. Les portes chuintèrent en se refermant, et l’ascenseur plongea vers les étages inférieurs en prenant de la vitesse.
Magne adressa un sourire poli au Latino, comme pour essayer de s’excuser, puis, avec une rapidité qui le surprit lui-même, il le frappa de toutes ses forces au menton. Le type n’eut pas le temps d’amorcer le moindre geste pour éviter le coup de poing. Ses yeux se révulsèrent, et il glissa comme une masse le long de la paroi avant de buter contre la porte, ses jambes ayant instantanément plié sous lui.
Magne n’avait plus que quelques instants devant lui. Il glissa dans la poche de la veste de l’inconnu la feuille du bloc-notes pliée en quatre, sur laquelle il avait inscrit : « Empire State, dernier étage, 16 heures. MAGNE. » Au passage, il rafla l’arme que le type trimbalait avec lui, un couteau à cran d’arrêt qui lui fit penser aux armes corses. Il fit tourner la gourmette et lut le prénom de sa victime : Ricardo.
Le policier eut un sourire apitoyé. Ricardo allait sûrement passer un sale quart d’heure lorsqu’il irait rendre compte de sa mission à son patron.
L’appareil ralentit soudain et s’arrêta au deuxième étage. La porte coulissa, et une vieille femme se mit brusquement à hurler lorsque la tête de Ricardo bascula et frappa la moquette dans un bruit mou juste devant ses souliers vernis. Magne sauta hors de l’ascenseur en criant lui aussi, plaçant les mains devant son visage comme s’il était paniqué.
— Un médecin ! Appelez un médecin ! Quelqu’un est malade ! Vite !
Il se précipita dans l’escalier et descendit en courant jusqu’au rez-de-chaussée. Avec un peu de chance, la femme, dont les yeux agrandis par la terreur s’étaient figés sur le corps inanimé de Ricardo, ne le reconnaîtrait pas.
Il traversa ensuite le salon d’accueil d’un pas nonchalant, se fondant dans le mouvement lent du flux des clients, puis il se dirigea vers la sortie et attrapa au passage un document touristique où figurait la photo de l’immeuble le plus célèbre d’Amérique. Une fois dans la rue, il héla l’un des innombrables taxis jaunes tandis qu’un brouhaha commençait à enfler à l’intérieur de l’hôtel.
Lorsqu’il indiqua sa destination au chauffeur, le vieil hindou au turban rouge brancha le compteur en soupirant. Ce n’était jamais que la quatorzième fois de la journée qu’on lui demandait la même course.
Le commissaire Estier était dans une rogne noire. Henri Walczak et Rafik Sgodovan avaient le nez baissé sur leurs dossiers en cours. Quelque part dans le bureau, inconsciente, une mouche volait.
— Non, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Je viens d’apprendre au téléphone par sa femme, qui m’a hurlé dans les oreilles comme une folle hystérique, que le capitaine Magne est parti à New York ? À New York ? Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre là-bas ?
— Il a dû avoir des renseignements, patron… tenta Walczak en levant timidement le nez.
— Et pourquoi il ne m’a pas informé, nom de Dieu ? tonna le commissaire. Il pense qu’il peut aller enquêter comme ça, partout où il veut, sans suivre la voie hiérarchique ? Il pense que les flics américains vont le laisser se balader dans leur ville et fouiner tranquillement pour retrouver un tueur ? Il n’a aucune assermentation, là-bas. Aucun appui. Il a les pieds et mains liés. Il n’a pas plus de poids que le premier type venu de n’importe où avec son baluchon sur le dos. Qu’est-ce qui lui est passé par la tête, bon sang ?
Estier mit un coup de pied dans une poubelle, projetant des boules de papier froissé sur le linoléum usé. Il braqua un index vengeur sur le Polonais qui s’était tu, débordé par la colère du patron.
— Il a intérêt à ne pas faire de conneries, surtout ! poursuivit Estier. De toute façon, je ne vais pas laisser croire au ministre qu’il est parti enquêter aux États-Unis avec ma bénédiction !
Rafik et Henri échangèrent un regard.
— Le ministre ?… dit Rafik.
— Parfaitement, le ministre ! affirma Estier. Il préviendra lui-même les autorités américaines. Je vais ouvrir le parapluie pour éviter de prendre un savon quand on nous le ramènera extradé avec les menottes. Quelqu’un a quelque chose à y redire, peut-être ?
Henri Walczak toussa dans son poing pour se donner du courage.
— Heu… S’il est allé là-bas, c’est peut-être suite à une révélation de Mlle Heslin, patron, risqua-t-il. J’ai appris en allant à l’hôpital ce matin qu’il est passé la voir tard hier soir.
Le commissaire le considéra d’un œil noir. Le Polonais poussa son argument un peu plus loin avant qu’il n’ait le temps de lui répondre.
— Le ministre ne verrait peut-être pas d’un bon œil qu’on se mette en travers de l’avancée de l’enquête si le nom de Heslin apparaît quelque part dans le rapport, chef. Vous ne pensez pas ?
Estier ouvrit la bouche, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Le temps se figea quelques instants, puis il poussa un long soupir. Il se pencha et posa un poing énorme sur le bureau d’Henri Walczak.
— Vous, lui dit-il en le désignant du doigt, allez voir Lisa Heslin immédiatement, et tâchez de découvrir ce qu’elle a pu lui dire.
Il tourna alors son cou de taureau vers Rafik.
— Vous, essayez de me le joindre au téléphone ! Je veux qu’il s’explique. Faites une recherche sur les hôtels. Il a bien dû atterrir quelque part. Je veux être tenu au courant dès que vous savez quelque chose ! C’est bien clair ?
Les deux hommes hochèrent la tête de concert sans se regarder. Il valait mieux éviter d’esquisser le moindre sourire. Estier se redressa, puis il disparut d’un coup dans son bureau, comme un sanglier se replie dans les ronces. La porte claqua brutalement, et les vitres vibrèrent jusque dans le couloir. À l’intérieur de la pièce, un objet tomba et se brisa sur le sol.