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New York, 15 h 56

Le toit du gratte-ciel le plus célèbre du monde était bondé. La pluie avait cessé, et malgré le ciel gris on pouvait contempler l’étendue de la ville jusqu’à l’horizon. Au loin, au-delà d’une zone où les bâtiments paraissaient plus petits, s’étendait le sud de Manhattan aux immeubles géants, où l’absence des deux tours jumelles se ressentait comme une carie dans la denture du littoral.

Magne avait acheté un petit appareil photo numérique, et il canardait distraitement le panorama, à l’instar de la horde de touristes qui se pressait contre les rambardes en fer censées les protéger d’une chute accidentelle. Le policier estima qu’un suicidaire déterminé n’aurait pas eu besoin de plus de quatre secondes pour grimper par-dessus et se jeter dans le vide. Magne se faufilait dans la cohue, approchant les trouées de temps en temps pour tenter d’apercevoir des quartiers différents. On voyait bien les limites de l’île, ainsi qu’un petit point très loin à droite sur l’embouchure du fleuve, là où se dressait la statue de la Liberté, face à l’océan.

Vers le nord, la structure parfaitement rectangulaire de la masse verte de Central Park en ôtait une part du charme romantique, mais l’étendue était vraiment impressionnante vue d’aussi haut. À l’horizon, des avions décollaient, et Magne ne put s’empêcher de les surveiller du coin de l’œil, histoire de vérifier qu’aucun n’aurait la mauvaise idée de venir se crasher contre la tour.

Il resta deux bonnes heures sur la promenade, à faire plusieurs fois la révolution carrée qui dominait la ville du haut de ses quatre-vingt-six étages, sur les cent deux que comprenait le building, tandis que la nuit transformait petit à petit les masses de béton en guirlandes de lumière accrochées dans le ciel obscur. Il se demanda si Ricardo avait transmis le message, et combien de temps cela allait mettre à déclencher une réaction. Si le Duke était aussi puissant que le chauffeur de taxi le lui avait dit, elle risquait d’être très rapide. Et violente, aussi.

Il regretta un instant de ne pas avoir pris contact avec John Stafford, comme le lui avait conseillé Max Rigault à Roissy. Mais il avait agi à l’instinct. Moins il y avait de monde au courant de ce qu’il avait en tête et moins il y aurait de risques de se faire repérer.

Il regarda sa montre pour la sixième fois en moins de dix minutes. Il était à présent 18 heures passées de quelques minutes. Il commençait à trouver le temps long, et se demandait si son idée était finalement aussi bonne que cela.

Frigorifié, il se décida enfin à rentrer dans la salle centrale. Il s’assit sur un coin de mur et attendit encore une demi-heure. Des visiteurs défilaient à flot continu, mais pas un seul ne se dirigea vers lui.

Il finit par se résigner. Le Duke, quel qu’il soit, ne viendrait pas. Il se leva et se dirigea vers la queue des visiteurs qui s’allongeait devant les ascenseurs. Il était temps de rentrer à son hôtel. Les touristes transis se pressèrent dans la cabine comme des sardines dans une boîte, avides de retrouver le plancher des vaches après le bol d’air inquiétant des hauteurs.

Magne observa les numéros des étages défiler par dizaines. Il imagina le petit point que formait l’appareil au sein du ventre de l’immeuble, et le vide qui s’ouvrait juste sous ses pieds, trois ou quatre centimètres en dessous de la semelle de ses chaussures. Le supplice ne dura que quelques instants, la descente s’effectuant tout en douceur, malgré la désagréable sensation de changement d’altitude dans les oreilles qui l’obligea à décompresser en soufflant dans ses doigts serrés sur son nez.

La cabine vomit ses passagers dans le hall, alimentant le vase communicant des visiteurs du soir. Magne se retrouva seul sur le trottoir, avec l’impression très nette d’avoir mis un coup d’épée dans l’eau. Il allait devoir retourner à l’agence World Traveler pour parler cinq minutes avec Carlita. Il savait que ce contact avait généré une réaction rapide et vive, mais ce ne serait certainement pas pareil la prochaine fois. Celui qui avait envoyé le dénommé Ricardo à l’hôtel, et qui avait diligenté un Noir en France pour descendre Diran, ne se ferait pas de nouveau avoir aussi facilement. Le jeu pouvait même s’avérer particulièrement dangereux s’il ne faisait pas très attention.

Il décida de remonter vers son hôtel à pied, et mit la main dans sa poche pour en extraire le plan. Mais à la place, il en sortit une carte de visite à l’enseigne d’un restaurant italien de la 35e Rue, au milieu de Little Italy, Il Napolitano. Magne tenta de se souvenir des touristes qui l’avaient suffisamment approché pendant sa visite pour lui glisser cette carte dans la poche, mais il y avait tellement de monde, sur la promenade et dans l’ascenseur, que cela s’avéra impossible. Il tourna le rectangle de papier. Sur l’arrière du carton, il lut : « Ici, c’est moi qui fixe les rendez-vous. 20 heures. »

Le policier sourit, sentant l’excitation lui monter le long de l’échine.

Bien. Les dés avaient fini par rouler en sa faveur. On ne voulait plus attenter à sa vie, mais le rencontrer. C’était déjà ça. Il avait fini par être repéré sur le toit de l’Empire, peut-être à force de regarder sa montre.

Il consulta le plan de la ville. Il pouvait se rendre au restaurant à pied. Il n’en avait pas pour plus d’une heure. Il y serait à temps.

Il profita de la marche pour mettre ses idées en place. Ce qu’il s’apprêtait à faire était sans aucun doute très périlleux. L’homme qui l’attendait dans ce restaurant était le commanditaire du meurtre de Diran. La raison pour laquelle ce type avait envoyé un exécuteur à plus de six mille kilomètres du sol américain, alors qu’il avait déjà des contacts sur place comme Jules Dampierre, était manifestement impérieuse. On pouvait raisonnablement se douter que quiconque se mettrait en travers de sa route subirait le même sort que Diran, mais Magne avait choisi l’attaque à découvert, et, s’il avait surpris son adversaire, il avait aussi visiblement piqué sa curiosité.

Il aperçut l’enseigne du restaurant d’assez loin. Une botte italienne lumineuse clignotante, chatoyant dans les tons rouges, blancs et verts, attirait les yeux des passants au milieu des autres enseignes à consonances latines. Il Napolitano était un bel établissement aux fenêtres tendues de petits rideaux blancs, dans lequel un mobilier luxueux de bois verni accueillait les clients dans une chaude ambiance familiale. Le bardage extérieur avait été récemment repeint à neuf, et le service battait son plein. Des serveurs aux cheveux gominés glissaient de table en table avec l’aisance d’un skieur olympique, tenant leurs plats en équilibre avec une facilité déconcertante.

Magne entra dans le hall et se dirigea vers le bar, où quelques tabourets vides subsistaient. Il commanda une bière et attendit tranquillement en observant le personnel et la clientèle. La serveuse du bar était d’une beauté stupéfiante, et il la contempla à la dérobée. Quelque chose dans son attitude lui rappelait Lisa.

Lisa…

Il surprit dans ses yeux une amorce de sourire lorsqu’elle lui servit sa consommation. Il allait lui poser une question lorsqu’elle se pencha vers lui.

— Signor…

Magne tendit l’oreille. La demoiselle avait une voix légère au timbre délicat.

— On vous attend à la table du fond, là-bas, près du poêle. Vous voyez ?

Magne lorgna du côté de la table que la belle brune lui indiquait discrètement. Il y vit un homme mince qui l’observait attentivement, le bras passé avec nonchalance autour du dossier de sa chaise. Il remercia la jeune femme et s’approcha du fond de la salle, sa bière à la main. Il lui restait trois mètres à franchir lorsque deux hommes d’une taille imposante se dressèrent soudain devant lui, les bras croisés sur des pectoraux élevés aux stéroïdes.

— Le couteau de Ricardo, monsieur Magne, s’il vous plaît, dit l’inconnu d’une voix curieusement grave pour son gabarit.

Magne sortit l’arme de sa poche et la tendit à l’un des deux malabars.

— Merci. Laissez-le passer, maintenant.

Les deux mastodontes s’écartèrent juste ce qu’il fallait pour que Magne puisse passer entre eux sans les frôler. Le message était clair. Pas de conneries.

— Asseyez-vous, dit lentement l’homme en lui désignant l’autre côté de la table.

Il y avait dans sa prononciation yankee une pointe d’accent italien, discernable même par un Français. Une fine moustache ornait ses lèvres minces, et le costume qu’il portait avait dû coûter au moins un mois du salaire de Magne. Le policier tira une chaise et prit place en face de l’Italien. Celui-ci jouait machinalement avec le couteau du dénommé Ricardo. La lame se dépliait chaque fois avec un clac évocateur de rencontre désagréable.

— Savez-vous qui je suis, monsieur Magne ?

— Le Duke, j’imagine… J’ai entendu parler de vous.

Venetti apprécia et leva son verre pour un toast muet.

— Je vois que ma réputation devient internationale. Excellent ! Et vous, monsieur Magne, qui êtes-vous ? Quand un type arrive de nulle part, tombe directement sur une de mes agences, et démolit l’un de mes hommes à peine une heure plus tard, ça ne me plaît pas du tout, très cher. Et pour tout dire, ça me rend même un tout petit peu nerveux.

Le Duke leva brusquement le bras et planta le couteau au milieu de la table avec une force remarquable. Puis il se cala dans son siège et vissa ses yeux dans ceux du Français.

Magne n’avait jamais soutenu un regard aussi purement farouche que celui-là. Il était à la fois froid comme la mort et bouillonnant d’énergie. Mais il n’était pas venu jusqu’ici juste pour faire de la figuration devant un prince de la pègre new-yorkaise. Il eut une pensée fugitive pour Lisa. Elle aurait adoré être à ses côtés, rien que pour balancer une vanne bien sentie à ce type habillé comme un souteneur.

Il décida de ne pas s’en laisser compter. L’homme était sur son terrain, certes, mais le policier avait quelques cartouches en réserve.

Magne se renversa sur sa chaise, copiant la pose affectée que le Duke avait l’air d’apprécier.

— Comment va Dahlia ? demanda-t-il avant de boire une gorgée de bière.

La moustache du Duke frémit sur une ébauche de sourire.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, monsieur Magne.

Magne ouvrit son portefeuille et sortit une photocopie de sa carte de police tricolore, qu’il déplia sur la table.

— Capitaine Daniel Magne, lut Venetti à mi-voix. Affecté au commissariat du Xe arrondissement de Paris… Dites-moi, officier, n’êtes-vous pas très légèrement à l’extérieur de votre juridiction ?

Magne sourit.

— Je suis ici en touriste, rien de plus.

— La ville vous plaît ? s’enquit poliment le Duke.

Magne montra le manche du couteau.

— Un peu mal famée, je trouve. Sinon, j’aime bien l’architecture.

— Vous n’avez pas écouté les informations depuis votre arrivée à New York, n’est-ce pas ?

Magne écarta les bras.

— Désolé, je n’en ai pas eu le temps, entre les placards à balais, les hauteurs des buildings, et les rendez-vous avec les truands…

D’un geste vif et sec, Venetti attrapa le manche du couteau fiché dans le bois massif et le brisa net.

— Je suis le Maître, dans cette ville, asséna-t-il en frappant la table avec le tronçon restant de l’arme. Ne l’oubliez pas !

Les yeux de l’Italien flamboyaient de colère. Il jeta le couteau inutilisable sur la table en direction de Magne. Le policier l’intercepta en le bloquant de la paume.

— Et gardez ça en souvenir. Ricardo n’en aura plus besoin, désormais.

Magne soupira. Il n’avait pas voulu cela.

— Je sais qui vous êtes venu chercher, monsieur Magne. Mais j’ai le regret de vous dire que les États-Unis pleurent depuis ce matin la disparition de l’un des meilleurs espoirs du pays pour les prochains championnats d’Amérique de tir à l’arc.

— Ne me dites pas que…

— Hélas, si ! Il s’appelait Mark Casey. Il est sorti avec des amis hier soir pour une partie de pêche en mer, et ils sont revenus sans lui. Il était soûl comme un cochon et il est tombé par-dessus bord quand le bateau a tangué sur une grosse vague.

Venetti était tranquille. Ce foutu Français ne saurait jamais qu’il ne s’agissait que d’une mise en scène destinée à égarer d’éventuelles recherches qui auraient pu poursuivre Casey jusqu’à New York. Il se félicita intérieurement d’avoir pris cette précaution, qui allait lui simplifier la tâche bien plus tôt qu’il ne l’avait imaginé.

— Les gens ne sont pas prudents, dit Magne en avalant une autre gorgée de bière. Boire autant que ça, pour un sportif de haut niveau, ce n’est pas sérieux. On n’a pas retrouvé son corps ?

Venetti fit un geste d’impuissance. Il avait l’air vraiment désolé.

— Pas pour le moment, je le crains. Ses sœurs sont inconsolables. Dahlia, surtout.

— Le béton ne flotte pas bien, il paraît, sourit le Français.

— C’est ce que j’ai entendu dire…

Magne laissa le silence s’installer. Son enquête allait donc s’arrêter faute de combattants. Mais un dernier point le chatouillait encore.

— Pourquoi avez-vous fait assassiner Bernard Diran par ce type ?

Venetti se pencha vers lui. Son haleine sentait le cigare refroidi.

— Je n’ai pas fait assassiner votre Français, inspecteur. Et si je vous ai convoqué ici, si je réponds à vos questions, c’est parce que je ne veux pas que vous alliez foutre le bordel dans ma ville et que je sois obligé de descendre un flic. Même un Français, ce n’est pas bon pour les affaires.

Magne haussa un sourcil. Le Duke le regardait en souriant, mais on ne pouvait pas lire de duplicité dans ses yeux. Il aurait juré que l’Italien, à ce moment précis, disait la vérité, et qu’il s’amusait.

— Dans ce cas, qui a fait tuer Diran, si ce n’est pas vous ?

— Casey n’était que l’instrument, monsieur Magne. Ce qui a tué votre homme, en vérité, c’est la Mante…

Venetti leva ses deux avant-bras et les replia en laissant pendre les mains. Il tourna légèrement le visage de gauche à droite dans un mouvement lent et oscillant, en une parodie grotesque de l’attitude caractéristique de l’insecte en position d’attaque.

— Oui, la Mante, monsieur Magne. La Mante sauvage…