6

Quelque part en banlieue parisienne, 19 h 43

Le téléphone sonna trois fois dans le vide, puis l’homme raccrocha le combiné nerveusement. Il recomposa le même numéro, qu’il laissa sonner à cinq reprises. Puis il coupa l’appel et retapa à nouveau les mêmes chiffres. À la deuxième sonnerie, le correspondant décrocha et attendit en silence. Manifestement, il n’avait pas l’intention de commencer la discussion.

— Monsieur ?

— Je vous avais dit de ne pas appeler !

— Vous m’avez donné le code au cas où il y aurait un problème ! Ils sont toujours dans les lieux… Ils fouinent !

— C’est normal. Ils font leur travail. Il n’y a rien à craindre. Ils ne peuvent pas remonter jusqu’à vous.

— Jusqu’à moi ? Vous voulez dire jusqu’à nous !

Un silence passa sur la ligne, ses ailes noires battant l’air en grésillant.

— Écoutez, vous nous mettez en danger en établissant ce contact, vous vous en rendez compte ? Vous ne deviez utiliser le téléphone qu’en cas d’urgence. Calmez-vous, ce n’en est pas une. Raccrochez, maintenant !

— Je suis sûr qu’ils ont trouvé quelque chose ! C’est pas normal qu’ils restent aussi longtemps !

— Calmez-vous, bon sang ! Réfléchissez deux secondes ! C’était un homme public. Le cas est extrêmement difficile pour eux. La presse va les pousser à obtenir des résultats rapidement, quels qu’ils soient.

— J’veux pas retourner en taule !

— Vous n’y retournerez pas. Ils n’ont rien qui puisse les mettre sur une piste, même s’ils trouvent comment il est mort.

— Ce sera à perpète, ce coup-là.

— Faites-moi confiance. Cela n’arrivera pas. Je ne vous ai pas sorti de prison pour les laisser vous y remettre. D’où appelez-vous ?

— D’une cabine, gare de l’Est.

— Ne vous approchez plus du canal. Restez à l’écart. N’oubliez pas que je connaissais cet homme. Ils vont venir me demander des renseignements sur lui, me poser tout un tas de questions. C’est à peu près sûr. Je ne veux pas vous voir dans les environs à ce moment-là.

— Qu’est-ce que vous leur direz ?

— Je saurai m’occuper d’eux, ne craignez rien. Vous resterez invisible. Personne n’est au courant du service que vous m’avez rendu, et personne ne le sera. Vous ne devez plus vous occuper de rien, et encore moins essayer d’entrer en contact avec moi. Suis-je bien clair ?

— Mais…

— Vous avez compris ?

— Écoutez, je l’ai même pas vu, ce type, moi. Et j’ai croisé personne dans l’escalier.

— Vous voyez bien ! Pas de trace, pas de coupable. Vous n’aviez aucun lien avec lui, et moi j’ai un alibi en béton armé. Dix témoins pourront confirmer que j’étais avec eux hier soir. Il n’y a pas une chance qu’ils nous retrouvent.

— Une chance sur combien ?

L’homme soupira. L’affaire se présentait décidément mal de ce côté-là.

— Aucune chance. Retournez au travail et continuez comme à l’accoutumée. C’est un changement dans vos habitudes qui pourrait attirer l’attention sur vous. Les enquêteurs ne sont pas idiots, et ils flairent ces petits détails en moins de deux. Prenez les mêmes pauses, fréquentez les mêmes bars, rentrez aux mêmes heures. Fondez-vous dans le décor. Nous nous reverrons plus tard, dans quelque temps…

— Monsieur ?…

— Oui ?

— Nous sommes quittes, maintenant ? Je ne vous dois plus rien ?

À travers les vitres grillagées de son bureau, l’homme considéra le chantier en cours de l’autre côté de la rue. Les excavations seraient bientôt terminées. Les toupies n’allaient pas tarder à venir couler les fondations de son nouvel entrepôt. Les pelleteuses abandonnées tendaient leurs bras décharnés vers le ciel plombé. Il décrocha une clé du tableau.

Il allait peut-être approfondir d’un mètre ou deux le creusement d’un des pieds principaux. Au cas où…

— Oui. Nous sommes quittes… Vous n’avez plus aucune dette envers moi. Restez tranquille, invisible, et cette histoire sera bientôt remplacée par une autre, plus récente, dans les journaux.

 

Daniel Magne referma sans bruit la porte de son appartement. L’obscurité régnait dans l’entrée. Cécile ne l’avait pas attendu pour aller se coucher. À 2 heures du matin, il s’y attendait un petit peu, d’ailleurs.

Il ôta avec soulagement son manteau et ses chaussures trempés, puis il se rendit dans le salon, encore sidéré par la découverte de Lisa. Elle n’avait pas mis longtemps à découvrir ce qui lui avait échappé, ainsi qu’aux experts de l’IJ. Quel sacré bout de petite bonne femme !

Concours de circonstances, perspicacité au-delà du commun ? Un peu des deux, sans doute… Mais le résultat était là. Taillard avait bel et bien été abattu, et Estier, satisfait, avait dans la foulée convoqué les journalistes pour le lendemain matin. Il avait une histoire à leur raconter, et lorsque les enquêteurs avancent aussi vite sur une affaire, c’est toujours bon pour l’image publique de la police.

Lisa avait virtuellement gagné du galon en une seule journée. Un record. Magne sourit. Lui seul savait qu’elle s’était endormie sur le canapé de Taillard, et le fait qu’elle ait aperçu le rai de lumière provenant du couloir à travers le petit trou dans le mur tenait uniquement du hasard. S’il n’avait pas laissé claquer la porte au lieu de la retenir en arrivant à l’étage, elle n’aurait pas sursauté en tournant les yeux dans le noir, en direction de l’entrée. Et elle serait passée à côté du petit rond jaune, tellement infime qu’on ne le voyait que d’un seul angle, et pas à plus de dix centimètres du sol. À la condition sine qua non que la lumière soit allumée à l’extérieur de l’appartement, et éteinte à l’intérieur.

Et si le local technique du palier, où débouchait ce trou, avait été correctement refermé, elle ne l’aurait pas vu non plus…

Ils avaient trouvé une suite de minuscules cavaliers blancs parfaitement dissimulés le long d’une goulotte électrique volumineuse, qui les avait menés du premier trou jusqu’à un autre situé dans l’angle en haut du placard de l’entrée, puis à un troisième dans le mur séparant la salle de bains du couloir. Celui-ci faisait face à l’étagère accrochée au-dessus du bain. Le diamètre du perçage n’excédait pas un millimètre. Il fallait se mettre debout sur le bord de la baignoire pour le déceler près de l’angle du mur et du plafond.

Un fil.

L’assassin s’était servi d’un fil attaché à la hi-fi pour la faire glisser sur son étagère et la faire basculer dans l’eau. Magne s’était longuement gratté le crâne, jugeant le modus operandi de l’assassin particulièrement tordu. Quel cerveau biscornu avait donc pu imaginer un truc pareil ?

Ils avaient ensuite passé plusieurs heures à échafauder des hypothèses, mais une inconnue demeurait, incontournable. Le meurtrier avait pénétré dans les lieux en l’absence de Taillard pour y réaliser son petit bricolage. Il avait donc eu accès à une clé. C’était donc un proche de la victime, ou il faisait partie de la sphère de ses connaissances. Il savait d’une part à quel moment Taillard serait absent de son domicile, les petits travaux d’installation du dispositif ayant nécessité un minimum de temps. Il connaissait d’autre part son habitude de prendre un bain le dimanche soir, et avait su à quel moment l’industriel allait se rendre dans la salle de bains.

L’assassin avait donc observé directement sa victime de l’extérieur, ce soir-là, prêt à agir. Il s’était certainement dissimulé quelque part sur le quai, attendant son heure. Voyant Taillard quitter le salon, il avait attendu de longues minutes après que le plafonnier de la salle de bains se fut allumé, puis il était entré dans l’immeuble et était venu tirer sur le fil caché dans le local technique séparant la cloison du logement du palier. Celui-ci s’ouvrait avec un simple carré d’acier et avait une vingtaine de centimètres de profondeur. Largement de quoi cacher une bobine de fil.

Magne avait pu se rendre compte de la présence d’un portier électronique muni d’un digicode pour accéder au bâtiment. À cette heure-là, un dimanche soir, il devait être en service. L’assassin connaissait donc le code d’entrée de l’immeuble. Ce qui, une nouvelle fois, pouvait faire penser à l’implication d’un proche.

Mais comment avait-il ensuite pu dénouer le fil accroché à la radio sans entrer dans le logement de Taillard, fermé de l’intérieur, la clé encore dans la serrure ?

Malgré le faible diamètre induit par celui des trous, le fil et le nœud devaient avoir été très solides pour résister à la traction, rendue difficile par le frottement des patins de caoutchouc de l’appareil sur le bois verni de l’étagère. De plus, les cris atroces de Taillard en train de mourir électrocuté avaient immédiatement alerté ses voisins. En aurait-il eu l’intention, le criminel n’aurait de toute façon pas pu dénouer le fil immédiatement. Alors, dans ce cas, où donc était-il passé ?

Daniel et Lisa avaient planché là-dessus un long moment en vain et, soudain, la jeune femme s’était frappé le front.

 

Magne alluma la télévision et la mit en sourdine pour ne pas réveiller sa femme. Il choisit une chaîne musicale, sur laquelle un orchestre de jazz jouait du Chet Baker. C’était exactement le genre de fond sonore, calme et aérien, qu’il lui fallait. Il se versa un fond de cognac, puis il s’assit avec un soupir sur le confortable canapé qui occupait tout le mur face à l’écran. Appuyant sa nuque sur le cuir frais, il agita lentement l’alcool devant ses narines en plissant les yeux.

Il se rendait compte qu’il commençait à boire un peu trop. Les heures de service parfois interminables, additionnées à ses ennuis de couple, n’étaient pas propices à la sobriété, il fallait bien l’avouer. En cela, il avait conscience qu’il n’était ni meilleur ni pire que des milliers d’autres flics. Mais, malgré le moment de détente trompeuse que cela lui procurait à chaque fois, il faisait attention à ne pas en abuser.

Du moins, pas trop souvent.

Du moins, il essayait.

Il consulta sa montre et décida de dormir sur le canapé. S’il réveillait Cécile en allant se coucher, ils allaient passer un mauvais quart d’heure, et il préféra éviter l’affrontement. Il sortit une couverture du tiroir encastré sous le canapé, se déshabilla et s’enroula dedans. Il plaça son pull comme oreiller, et laissa la trompette mélancolique de Chet envahir peu à peu son esprit.

Il vida son verre à petites gorgées, tentant de se replonger dans ses pensées qui s’effilochaient, mais le sommeil finit par réclamer fortement son dû, et il sombra dans l’inconscience sans y être parvenu.

 

Dans sa chambre, les yeux ouverts, Cécile Magne attendait que l’insomnie passe. Les absences de Daniel étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues, et elle avait fini par acquérir la certitude qu’il y avait une autre femme dans sa vie. Depuis quelques mois, il ne venait même plus se coucher en rentrant. Leur couple, chaque jour un peu plus que le précédent, devenait insidieusement une coquille vide, sans âme ni élan. Quant aux étreintes passionnelles, elles appartenaient désormais au passé, abandonnées quelque part sur le bord de la route, et il lui avait fallu un petit peu trop de temps pour s’en rendre compte. Elle réalisait qu’elle était en train de perdre son mari, et elle ne savait pas comment cela était arrivé.

Mais le fait était là, indubitable. Il ne l’appelait plus dans la journée pour lui parler de tout et de rien, ne prévenait plus de son retard, ne se justifiait plus quand il ne rentrait pas de la nuit. Il ne l’approchait plus, ne la touchait plus.

Il ne la voyait plus.

Elle avait alors pensé qu’il avait une maîtresse, une femme facile qui le comblait de manière avilissante, d’une façon qu’elle-même n’avait jamais pu imaginer sans rougir de honte, et que c’était la raison pour laquelle il ne la désirait plus.

Même si elle n’en avait jusque-là trouvé aucune preuve, comme le numéro de téléphone d’une inconnue dans son portable, des cheveux sur une veste, ou un mot griffonné sur un bout de papier, elle aurait juré qu’il avait une liaison avec une autre femme. Il était devenu si distant, si transparent, si absent que cela en devenait insupportable.

Insupportable…

Elle sentit monter en elle une incontrôlable envie de pleurer : sur elle-même et sur l’échec de leur vie commune ; sur cette impasse vers laquelle elle glissait insensiblement, jour après jour, et qu’elle refusait de toutes ses forces. Cinq ans de mariage pour en arriver là, dans ce cul-de-sac pitoyable où chacun d’eux butait contre les murs de la désillusion.

Une histoire ratée qui ne menait à rien.

Elle se tourna et enfouit son visage dans l’oreiller pour étouffer ses sanglots.

L’homme s’assura que les volets de son bureau étaient bien fermés avant de verrouiller la porte à double tour. Il glissa alors un bras dans la bretelle de son sac de sport et le hissa d’un geste nerveux sur son épaule. Il ne pouvait pas sortir des locaux dans cet accoutrement sans risquer d’attirer l’attention, même au milieu de la nuit. Mieux valait trimbaler son matériel et se préparer dans sa voiture, à l’abri des regards, avant de mettre son projet à exécution.

Il jeta le sac à l’arrière du 4 × 4, puis il prit la sortie du parc industriel en évitant les plus grosses ornières boueuses, histoire de ne pas trop salir son bas de caisse. La poussière mouillée collait fortement à la carrosserie, à cause de la limaille de fer, et il détestait devoir laver son véhicule chaque fois qu’il se rendait quelque part.

Il eut un sourire crispé. Cette fois-ci, son client ne risquait pas de se formaliser de l’état de sa voiture.

Du moins pas longtemps…

Il brancha la radio en sourdine sur une station FM, desserra sa cravate, et la jeta sur le siège arrière tandis qu’il franchissait les limites de la ville.

Il entrouvrit la fermeture de son sac et posa la main sur l’étui en cuir, cherchant dans ce contact un peu de la force dont il allait avoir besoin au cours de la nuit. Ses doigts suivirent les courbes de l’arme sous la peau de cerf, et il avala la boule de salive qui lui était montée dans la gorge.

Tout allait bien se passer.

Demain soir, tout cela ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

Un très mauvais souvenir.