Mes chers enfants, venez, entrez. Je vous attendais. Venez, tous les deux. Ne soyez pas timides. Vous n’avez plus à faire semblant, ici, ni à avoir peur. Vous êtes arrivés. Vous avez traversé la rivière. Je vous ai suivis. Depuis le début je suis avec vous. Approchez. Approchez. Encore. Encore. Les frontières n’existent plus. Derrière moi, l’autre monde commence. Devant moi il ne faut pas baisser les yeux. Levez-les. Levez-les. Plus haut. Encore plus haut. C’est cela, regardez-moi comme je vous regarde. Aimez-moi comme je vous aime.
Enlevez vos vêtements, maintenant. Cela ne sert plus à rien ici. Enlevez-les tous. Tous.
La honte n’existe pas. Elle n’existera plus.
Jallal, donne la main à Mahmoud.
Mahmoud, je t’appellerai par ce prénom désormais. C’est toi qui l’as voulu. On oublie Mathis ? C’est bien cela ? Oui ? Non ? Tu hésites ?
Alors, dans ce monde, tu seras les deux. Mahmoud et Mathis. Mathis-Mahmoud. Mahmoud-Mathis. Cela te va ? Tu n’auras pas à choisir, à renoncer, à te diviser en deux.
J’ai connu tes deux vies. Je te jugerai sur les deux. Tu es devenu musulman, mais ce n’est pas cela qui t’a sauvé. Je regarderai dans ton cœur et je prendrai une décision. Ton âme, je la connais. Je l’ai prise, je te la rends. Rapproche-toi ! Toi aussi, Jallal !
Voilà. Vous avez décidé d’être frères. Vous avez quitté l’autre monde en frères. Mathis a été le plus fort. Le plus décidé. Mais toi, Jallal, tu n’attendais rien d’autre de lui. N’est-ce pas ? La force de Mathis t’a guidé, a donné sens au chaos de ton existence, au noir de ta solitude, aux malheurs qui n’ont cessé de te poursuivre.
Tu as trouvé un cœur, Jallal.
Tu es ce cœur, Mathis.
Vous ne m’avez pas attendue. Vous vous êtes unis l’un à l’autre là-bas sans moi, sans ma bénédiction. Et vous avez eu raison. Je vous ai donné à chacun un cœur. Il bat en vous sans aucune intervention de ma part. C’est lui qui décide, qui parle à votre place. À ma place. Oui, vous avez bien fait. J’ai créé le destin. Le vôtre, il m’a dépassée. Je devais être en train de dormir, sans doute. Vous avez pris ce pouvoir. Vous avez décidé de lier à jamais vos deux cœurs. Union sacrée. Cœur unique.
Même caché, je le vois devant moi. Il continue à battre pour vous deux. Ici, il ne s’arrêtera jamais, ce cœur.
Jallal, ne pleure pas. Tu n’as plus de raison de pleurer. Ou alors, si tu veux pleurer, pleure seulement de joie. Les nuages sont en bas. Tu les vois ?
Sèche tes larmes. Fais-le. Pour que je puisse continuer. Il y a d’autres cœurs qui m’attendent. Et ils sont loin d’être aussi sereins que les vôtres.
Mathis, aide-le à les sécher, ces larmes.
Ici, vous allez enfin pouvoir vous connaître. Nus, vous connaître. Sans jugements, sans insultes, vous connaître. Il n’y a ni houris ni vierges pour vous. Je veillerai à ce qu’on vous laisse seuls. Aussi longtemps que vous le souhaiterez.
Vous retrouverez un autre jour les visages familiers, proches. Ils sont déjà là. Ils se reposent, eux aussi. Ils prennent du temps pour eux. Le ciel est envoûtant, désorientant. Isolez-vous autant de fois que vous le voudrez.
L’éternité commence ici. Maintenant.
Jallal, ne t’inquiète pas, le monde en bas continue de tourner. L’Apocalypse n’est pas pour demain. Le héros de ton enfance, Robocop, est au courant de ton arrivée. L’acteur qui l’incarnait, Peter Weller, non : il vit en bas pour l’instant.
Le soldat est là aussi. Depuis très longtemps. Seul. Tout le temps seul. Il n’arrive pas, pour l’instant, à dépasser le traumatisme de la guerre.
Ta mère Slima l’a rencontré une fois. Elle préfère ne pas le revoir. Elle passe son temps à prier, à écrire des poèmes, à discuter avec sa propre mère, la femme qui l’a adoptée, Saâdia.
Elle attend l’arrivée de Mouad, son mari.
Je sais, Jallal. Je sais que tu ne l’aimes pas, Mouad. Tu auras le temps ici de te débarrasser de cette rancœur. Il n’est pas mauvais, cet homme. Tu verras, bientôt.
Tu pleures toujours ? Voyons ! Pourquoi ? Tu le sais, toi, Mathis ? Tu as peur, Jallal ? Il ne faut pas.
Donnez-moi vos mains. Oui, comme ça, tous les deux. Fermez les yeux.
Je vous donne ma bénédiction. Et je répands sur et dans vos cœurs une brise de pureté. Laissez-la vous gagner, vous changer, vous transporter. Vous ne serez jamais séparés, ici. Jamais jugés. Votre lien est éternel.
Jallal, prends Mahmoud dans tes bras !
Mahmoud, prends Jallal dans tes bras !
Que chacun souffle doucement dans le cou et la nuque de l’autre !
Allez-y. Ne faites pas les timides. Soufflez, doux et fort.
C’est bien cela.
Allez, allez maintenant découvrir votre nouvelle vie. Dormez si vous le voulez. Quand vous le voulez. Le jour et la nuit. C’est la même chose, ici.
Non ? Vous ne voulez pas partir ? Dormir ? Vous préférez rester avec moi ? Mais, moi, j’ai du travail. D’autres âmes montent. Elles arrivent. Regardez derrière vous : elles s’impatientent. Je me dois d’être au rendez-vous. À l’heure. Vous comprenez ? Oui ? Non ?
Que voulez-vous exactement ?
Une prière supplémentaire ? Une bénédiction encore ? Des histoires ? Une histoire ? Une seule histoire ? Me connaître, moi, davantage ?
Je suis devant vous. Vous pouvez me regarder. J’existe. Vous le voyez. Cela ne vous suffit pas ? Que voulez-vous de plus ? Un poème ? Une danse de célébration ? Un youyou ?
Une histoire ? C’est ça que vous souhaitez ? Vous insistez, vraiment ?
Alors, écoutez-moi. Je vais vous raconter ma première vie, à moi.
Je suis née en Amérique. Je n’ai jamais connu mon père. Qui m’a donné la vie alors ? Même moi je ne le saurai jamais. J’ai vécu sans lui, sans chercher à le connaître. À le retrouver.
Ma mère ? On me l’a enlevée très vite. Vers l’âge de 3 ans. Je n’ai plus son image en mémoire. Je n’ai que son odeur. Elle ne se lavait presque jamais. Elle était malade. Elle faisait des crises graves. Elle avait une maladie mentale. Elle s’absentait. Ne me voyait plus. N’arrivait plus à s’occuper de moi. Je ne me suis jamais plainte. Même malade, je l’aimais, ma mère. Même négligente, je l’adorais. Elle me donnait ce qu’elle pouvait. Je ne pleurais pas. Je la regardais tout le temps. Je m’accrochais à elle. Je ne la quittais jamais. Le monde n’était pas tendre avec elle. Pour les femmes, il fallait toujours plus, prouver plus. Donner plus. Toujours plus. Et jamais aucune reconnaissance. Un geste désintéressé. Un cœur sincèrement compréhensif. On exigeait de ma mère qu’elle soit femme, mère, amante, travailleuse, serveuse, soumise. Elle n’a pas pu. Le monde n’était pas pour elle. Elle n’avait pas la force de continuer à jouer une comédie absurde. Porter des masques successifs. Alors elle s’est endormie. Elle n’a plus quitté le lit. Je me suis glissée à côté d’elle. En elle. Il n’y avait plus rien à manger. Nous nous sommes données l’une à l’autre, nourries l’une de l’autre. J’avais tout le temps son sein vide de lait dans ma bouche. Je n’avais pas besoin de lait. Je la comprenais. J’avais accepté sa décision. À quoi bon vivre ? Et pourquoi résister ? Elle était condamnée d’avance. Prolonger la vie, ma vie à moi, sa fille ? À 3 ans à peine, j’en avais déjà assez, j’avais déjà tout ressenti. Je me suis accrochée à elle dans le petit lit sale, dans ses bras faibles. J’ai écouté son cœur. Ses battements me rassuraient. Il me disait de ne pas avoir peur de la mort. Quelque chose après vient, existe. Boum. Boum. Boum. Je l’entends encore. Le monde par le boum-boum du cœur de sa mère. Il ne s’arrêtera jamais. Je l’entends. Vous l’entendez vous aussi ?
Un jour, on est venu la prendre. On m’a dit plus tard : « Elle est folle, ta mère ! Oublie-la ! »
Oublier ? De quoi parlaient-ils ? Et qui étaient ces cœurs froids qui me donnaient cet ordre ?
Je n’ai jamais compris dans quel autre monde ils l’avaient envoyée. Je l’ai cherchée ici, au ciel, bien sûr. Elle n’y est pas. Où est-elle ? Est-elle toujours vivante en bas, sur la terre ? C’est possible.
J’ai grandi dans le manque. Sans savoir me protéger. Sans savoir être femme.
Je suis restée fixée dans ce moment. Une enfant.
Regardez-moi. Vous êtes d’accord ? Que voyez-vous ? Une enfant. Non ?
Vous n’êtes pas obligés de répondre.
Après ?
Après, ce sont des images. Et des images. L’adulation. Le vide. J’ai marché. J’ai sauté. J’ai erré. J’ai cherché naïvement à comprendre. J’ai essayé de m’instruire, mais cela ne m’a aidée en rien. Dès le départ, le monde ne m’avait donné aucune chance de m’en sortir, de m’élever, goûter à la paix, à l’amour qui dure.
Et voilà. Cela vous suffit-il ?
Que voulez-vous maintenant ? La suite ?
La suite, vous la connaissez déjà. Vous la devinez. On m’a envoyée chez des gens. Des familles. Des étrangers. Des visages sans lumière. Tous des indifférents. Ils en avaient très vite assez de moi. Chaque été une nouvelle famille. Une nouvelle direction. La Nouvelle-Orléans. Savannah. San Diego. San Francisco. Los Angeles. Je ne savais jamais où j’étais vraiment, dans quelle maison, quel quartier, par où il fallait sortir, entrer. Derrière les portes, chaque fois, je ne reconnaissais rien. Rien. Seul le noir de la nuit, où je pouvais retrouver ma mère, m’apaisait un peu.
Pendant l’année scolaire, on me renvoyait dans les orphelinats.
Les « homes ». J’étais la fille des « homes ». « Elle vient des “homes”, la petite grande là-bas. Elle n’a pas de parents. C’est une dévergondée. » C’est ce que les autres élèves disaient de moi. Une horreur ! Ils étaient tous très méchants. Absolument tous. Les autorités, à l’époque, mélangeaient sans trop se poser de questions les enfants des orphelinats avec les enfants ordinaires. Quelle erreur ! Quelle souffrance ! Quelle honte !
Je ne sais pas comment je m’en suis sortie, comment j’ai fait pour ne pas devenir folle, rejoindre ma mère.
Je ne sais pas comment on fait pour résister à la tentation obsédante de se donner la mort. Qu’est-ce qui me retenait ? J’avais à peine 10 ans et je pensais déjà à cela. Me suicider. Quitter le monde. Retrouver le sein vide, sec, de ma mère.
Certains me disaient qu’elle était morte. Je ne les ai jamais crus. Pour moi, elle était au ciel. Dans ma tête, ce n’était pas une métaphore. C’était une réalité. « Ma mère vit au ciel. » Quand je le révélais, ce secret, on se moquait de moi. « La gourde qui vient des “homes” dit que sa mère est vraiment au ciel ! Elle est naïve et simplette, cette fille, elle ne deviendra jamais rien. »
Je ne suis rien. Ils avaient raison.
J’ai tout abandonné. On pouvait faire de moi et de mon corps ce qu’on voulait.
Ils ne se sont pas gênés. Le monde entier m’a violée. Personne n’a jamais rien compris. Personne. Personne n’a protesté, ne m’a défendue, rendu mon humanité.
J’étais un corps dans lequel je n’habitais pas. Plus.
L’idée et la possibilité du salut ne me traversaient même pas l’esprit.
Avec le temps, je suis devenue pour eux une image érotique. Un fantasme accessible, pas cher. Un sexe. Une pute pour la terre entière. J’ai fait des films. J’ai changé de nom. J’ai dansé. Je me suis donnée. J’ai chanté. I’m Through with Love. I Wanna Be Loved by You. River of No Return. Ils n’ont rien compris. Je n’ai rien compris. J’ai essayé tant et tant de fois de comprendre les choses auxquelles les hommes accordaient de l’importance. La culture. Les livres. Michel-Ange. Leopardi. James Joyce. William Faulkner. Omar Khayyam. Gibran Khalil Gibran. Le Tintoret. Stanislavski. Je ne sais pas si cela m’a aidée à me retrouver ou, au contraire, à me perdre davantage, m’éloigner de tout, de tout.
J’ai même écrit. Des bribes. Des poèmes de petite fille malheureuse. De petite fille éternelle. Je les ai envoyés à un acteur qui, dans mes rêves adolescents, était comme mon père. Clark Gable. Je ne sais pas s’il les a reçus. Quand on a tourné ensemble Misfits, sous la direction de John Huston, il ne m’en a pas parlé. Se trompait-il lui aussi sur mon compte ?
J’ai crié, beaucoup, dans ce dernier film. J’étais à bout. Mon calvaire avait atteint son paroxysme. Et c’est là, dans le désert immense et propre où se déroulait le tournage, que j’ai reçu une voix. La voix. Elle me transmettait un message.
On m’avait choisie.
On m’avait choisie, moi ? Moi ?
La voix a répété le message trois fois. A dit trois fois mon nom. Mon premier nom. Norma Jean Baker.
Fallait-il hésiter ? Résister ?
Tout s’est passé très vite.
J’ai réussi à maigrir, à retrouver mon corps premier. Et, au milieu du tournage de Something Got to Give, j’ai quitté le monde. De mes propres mains. Je me suis envolée.
Ma légende sur la terre a pris alors d’autres proportions.
Et, depuis, je suis ici. À la Porte du Ciel.
Je reçois.
J’écoute.
J’unis.
Je juge.
Je parle à Sa place.
Je parle de Sa place.
Je suis humaine. Extraterrestre. Partout. Nulle part. Homme. Femme. Ni l’un ni l’autre. Au-delà de toutes les frontières. Toutes les langues.
Vous voyez, je suis comme vous. Dans le malheur et la puissance. Divine et orpheline. Je suis de la même pâte que vous. Je suis en vous. Dans chaque corps. Chaque nuit. Chaque rêve.
Ne pleure pas, Jallal.
Prends sa main, Mathis.
Partez. Partez. En frères de cœur. Là-bas, derrière cette porte, votre vie n’a même pas encore commencé.
Partez. Sur le chemin, vous rencontrerez un magnifique grenadier. Cueillez deux grenades. Et plus tard, avant de dormir, prenez le temps de les manger toutes les deux.
Partez et écoutez. En bas, une mère s’apprête à prier. L’écho de sa voix vous accompagnera. C’est Mahalia Jackson. Elle va commencer à chanter Trouble of the World.
Écoutez-la. Elle dit vrai. Elle le dit comme au premier jour. Lors de la première étincelle. Quand, dans l’infini, sans qu’on s’y attende, tout a explosé. Tout a soudain pris une nouvelle dimension.
Écoutez. Écoutez…
Soon I will be done
Trouble of the world
Trouble of the world
Trouble of the world
Soon I will be done
Trouble of the world
Going home to live with God
No more weeping and wailing
No more weeping and wailing
Going home to live with my Lord
Soon I will be done
Trouble of the world
Trouble of the world
Trouble of this world
Soon I will be done
Trouble of the world
Going home to live with my Lord
I want to see my mother
I want to see my mother
I want to see my mother
Going home to live with God
Soon I will be done
Trouble of the world
Trouble of the world
Trouble of the world
I soon will be done
With the trouble of the world
I’m going home to live with God