Milly
Fébrile, Milly consulta sa montre tout en faisant tourner sans relâche un crayon entre ses doigts pour évacuer le stress qui l’habitait. Les premières lueurs de l’aube venaient d’apparaître. Elles nimbaient sa chambre d’une lumière violette surréaliste, éclairant les peluches sagement alignées sur son lit, derniers résidus de son enfance, alors qu’elle s’apprêtait enfin à prendre son envol. Nerveuse, elle se mordilla la lèvre inférieure et approcha de la fenêtre surplombant la rue. Elle détailla sans y penser toutes ces habitations qui lui étaient à présent si familières, blanches, épurées. Elle en connaissait la moindre façade, les moindres pots bigarrés qu’occupaient les fleurs dont le parfum capiteux embaumait la rue.
Elle s’apprêtait à partir. En son for intérieur, son esprit peinait à se rendre compte qu’elle ne reverrait pas de sitôt tous ces éléments de son quotidien. La nuit durant, elle était restée éveillée, les yeux grands ouverts sur le plafond de la chambre, incapable de trouver le sommeil qui persistait à la fuir. Ses paupières refusaient de se fermer. Elle envisageait les innombrables possibilités que cette journée lui offrait. Une journée qu’elle appréhendait depuis maintenant des mois, mais qu’en même temps elle attendait avec une excitation impatiente.
S’éloignant de la vision rassurante que lui offrait la ville immuable, encore assoupie à cette heure matinale, elle reposa le bout de bois sur son bureau parfaitement en ordre. Un sourire ourla ses lèvres. Elle trépignait presque sur place, incapable de se calmer.
C’était aujourd’hui le jour tant attendu. Le Vitaltest.
Un bruit derrière elle la fit sursauter. Elle pivota brusquement pour faire face à sa mère, vêtue d’une robe de chambre dont les pans lâches révélaient une silhouette gracile. De taille plutôt petite, comme sa fille, elle arborait elle aussi un sourire d’une tendresse infinie.
— Si impatiente de nous quitter !
Le cœur de Milly se serra convulsivement. Elle avait mis l’alarme de son réveil pour lui dire au revoir, malgré le ciel encore mauve. Émue, elle alla l’embrasser en se gardant de croiser son regard, de peur qu’elle aperçoive les larmes qui brouillaient son champ de vision. Fort heureusement, si elle le fit, elle se garda d’en faire la remarque.
— Je voulais te demander… commença-t-elle dans un chuchotement en se détachant de son étreinte, tu as une idée de l’endroit où ils comptent nous envoyer ?
Avant même qu’elle lui ait livré une réponse quelconque, elle sut que sa question était idiote. Comment diable sa mère aurait-elle pu être au courant des décisions du Conseil ?
— Je n’en sais rien, Milly, déclara-t-elle en lui confirmant sa pensée. Ils sont capables de t’envoyer aux deux pôles comme au fin fond du désert !
La jeune fille frissonna en songeant aux inconforts d’une telle situation. Elle priait de tout son cœur pour être lâchée dans une région au climat plus ou moins acceptable, mais n’ayant aucun contrôle sur la situation à l’instar de ses camarades, elle en était réduite à se figurer des dizaines de schémas différents dans sa tête.
— À moins d’être complètement idiote, tu t’en sortiras, lui assura sa mère. Et tu ne l’es pas…
Elle lui releva le menton avant de lui caresser la joue affectueusement. Milly se contraignit à hocher la tête en signe d’assentiment.
Mais malgré ses tentatives pour faire bonne figure, elle ne put s’empêcher de repenser à cette fameuse année où des candidats de son âge, avec les mêmes espérances, les mêmes craintes qu’elle, avaient été largués dans les grands canyons. Depuis l’accident tragique qui s’en était suivi et sur les injonctions de l’Assemblée du pays, le Conseil chargé de l’organisation du Test et du Lâchage, avait renforcé les mesures de sécurité. Elle n’avait théoriquement absolument rien à craindre.
Comme si elle lisait dans ses pensées, la voix de sa mère se chargea d’une douceur inaccoutumée.
— Tout est étudié pour, on vous l’a dit et répété mille fois.
Elle percevait de toute évidence l’agitation de sa fille, mais aujourd’hui nul n’aurait été en mesure de la rassurer. Personne, à part peut-être…
Son portable vibra dans sa poche. Elle sut de qui le message provenait avant même de le vérifier. La charge qui pesait sur ses épaules se délesta quelque peu. Elle jeta un œil à son écran et constata avec une satisfaction évidente qu’elle avait vu juste. Lauryn, sa meilleure amie. Comme si un lien télépathique les unissait.
« On se retrouve devant le Panthéran, OK ? »
Avec une dextérité sans pareille, elle se hâta de tapoter sur son écran ultra-sensible quelques mots en guise de réponse.
« OK… Je suis trop impatiente ! »
Après quoi elle rangea l’appareil dans sa poche et lança un regard en direction de ses affaires consciencieusement pliées dans son armoire ouverte. En vue du Test, une tenue standard leur avait été imposée, soit un t-shirt de la couleur de leur choix assorti d’un sweat et un short ou un pantalon de matière résistante. Pour sa part, elle avait opté pour un haut violet assorti d’un bas kaki, un ensemble qu’elle avait estimé pratique et confortable. Pile ce qu’il lui fallait pour les semaines à venir.
Une fois de plus, la question de la catégorie dans laquelle elle serait placée revint la tarauder. En serait-elle contente ? C’était une question stupide. Elle ne connaissait personne que sa capacité n’avait pas ravi au plus haut point. Elle n’avait strictement aucune raison d’échapper à la règle. Elle devait s’efforcer d’oublier la tension qui habitait la moindre de ses fibres, au point qu’elle se sentait comme une boule d’électricité prête à imploser.
— Emm m’a confié un mot pour toi.
— Elle n’a pas eu le courage de se lever ? railla-t-elle, un peu vexée au fond d’elle.
Emm était sa sœur, de six ans son aînée. Le Test et le Lâchage remontaient donc à longtemps dans son cas. Elle saisit le petit bout de papier que sa mère lui tendait, avant de le parcourir rapidement. Seuls quelques mots y étaient inscrits.
« Je te fais confiance, Milly ! Sois une battante, tu vas tous nous époustoufler, j’en suis sûre.
Emm.
P.-S. Prends le temps de réfléchir avant chaque choix. Et ne mange pas n’importe quoi. »
Elle ne put s’empêcher de sourire, tout agacement envolé en un clin d’œil. Sa sœur lui faisait confiance. Tout le monde lui faisait confiance. Elle devait se montrer digne des attentes qu’ils plaçaient en elle.
Lauryn
Le ciel était d’un azur si profond qu’on se serait cru en plein milieu de l’été. La jeune fille avança au milieu d’une rue bizarrement déserte où des rangées de véhicules immobiles, garés des deux côtés de l’allée de bitume, réverbéraient les rayons du soleil éclatant. Elle avait beau tendre l’oreille, pas un bruit ne venait troubler ce silence étrange et inquiétant, comme si le site urbain était mort, toute trace de vie envolée. Les stores des maisons devant lesquelles elle passait étaient tous tirés ; on aurait dit que les habitants avaient fui leurs demeures, menacés par un danger imminent. Seuls les sons de sa respiration un peu trop rapide et de ses pas contre le sol de béton attestaient qu’elle n’était pas devenue sourde.
— Il y a quelqu’un ? lança-t-elle prudemment, alors que son cœur martelait sa poitrine de façon alarmante.
Nulle voix ne s’éleva pour lui répondre. Inspirant une grande goulée d’air, elle s’apprêtait à retourner sur ses pas quand un bruissement, si furtif qu’elle douta un instant de l’avoir bien entendu, lui fit faire volte-face. Sur ses gardes, elle scruta les trottoirs déserts où s’élevaient à intervalles réguliers des massifs fleuris et des arbres aux branches noueuses, laissés à l’état sauvage.
— Milly ? Julien ? Ce n’est absolument pas drôle.
Elle fit quelques pas dans la direction du léger bruit, attentive au moindre mouvement qui lui paraîtrait suspect. Il ne s’était pas écoulé trois secondes qu’une boule de lumière jaillit de derrière une voiture en l’éblouissant. Elle bondit, effarée, et faillit trébucher contre le rebord de la chaussée avant de se rattraper de justesse à un rétroviseur.
Elle cligna plusieurs fois des paupières, puis ses yeux s’accoutumèrent peu à peu au rayonnement incandescent de la sphère. Une curiosité inexplicable la forçait à rester là au lieu de tourner les talons pour fuir, comme toute personne possédant un brin de bon sens l’aurait fait.
Composée de plusieurs couleurs, majoritairement du bleu, de l’argenté, du vert et de l’orange, qui parcouraient sa surface comme une bulle de savon, elle oscillait imperceptiblement, instable sur son axe. Son aura était magnifique. Elle scintillait de manière fascinante. Quelque chose émanait de l’entité inconnue, comme si elle possédait une vie propre.
Sa main se tendit presque involontairement vers ses parures iridescentes. Pendant que ses doigts en effleuraient la surface, elle se divisa en quatre parties, formées des couleurs qu’elle avait remarquées. Ces quatre sphères, semblables à la première, restèrent un instant immobiles, avant de l’encercler lentement, mais sûrement. Elles entrèrent alors dans une danse organisée, gravitant autour de son corps, la cernant de toutes parts et l’empêchant de sortir de la prison de lumières qu’elles échafaudaient autour d’elle.
Elle était coincée.
Lauryn se réveilla en sursaut, les joues baignées de sueur, sur un cri muet. Un instant lui fut nécessaire pour reprendre ses esprits : elle jeta un coup d’œil alarmé à son réveil, puis se rasséréna en s’apercevant qu’il ne sonnait que dans deux minutes. Elle entreprit alors de calmer le rythme de son cœur, puis se massa les tempes pour évacuer la tension imputable au cauchemar qu’elle venait de faire. L’aura incroyable de la sphère de lumière l’environnait encore, menaçait de l’engloutir. Elle se débattait, mais son influence était trop forte. Maudissant cette angoisse qui ne la quittait pas depuis plusieurs jours, elle se leva de son lit. La pièce tourna une seconde autour d’elle, avant que sa pression artérielle ne s’accommode et qu’elle se stabilise.
Il aurait été inquiétant de ne pas ressentir d’anxiété, un jour comme aujourd’hui. Ce jour qui déterminerait sans doute le reste de son existence. Elle passa les mains dans ses cheveux poissés de sueur, avant de décider qu’une bonne douche s’imposait. Un sourire narquois lui effleura les lèvres quand elle se rendit compte qu’elle n’y aurait plus droit avant longtemps.
Elle était déjà attablée depuis plusieurs minutes devant son petit déjeuner quand son frère surgit dans la cuisine, ses éternels cheveux ébouriffés ayant l’air de sortir d’une bataille particulièrement violente. Alors qu’il se laissait tomber sur une chaise en face d’elle, raflant au passage une boîte de céréales, elle se rendit compte que ce jour n’avait absolument rien d’exceptionnel pour lui. Pour Ryo, c’était une journée de cours normale, une matinée normale et un repas normal. Il parut alors remarquer son attitude et laissa échapper un ricanement encore un peu pâteux.
— Tu stresses à mort, non ?
— Sans blague. Bonjour à toi aussi. Eh oui, je stresse. Ne me dis pas que tu étais complètement détendu le jour de ton Test.
Il haussa les épaules en engloutissant une cuillérée de flocons sucrés, puis prit le temps de déglutir avant de lui consentir une réponse.
— Une fois que tu l’as passé…
— Tu oublies le Lâchage ! se récria-t-elle. Un mois, ça ne passe pas en un claquement de doigts !
— C’est juste génial ! Sérieusement, essaie de profiter un peu, après tu regretteras d’avoir gâché les sensations avec ce stress.
Elle ne releva pas, vaincue. Après tout, lui l’avait passé, elle non. Ryo avait été lâché en pleine savane et elle savait que pour lui cette expérience avait été tout simplement extraordinaire. Elle ne comptait plus le nombre d’anecdotes qu’il lui débitait ni la quantité industrielle de fois où une expression d’envie était passée sur le visage de son frère alors qu’elle évoquait son prochain Lâchage.
Néanmoins, elle ne se faisait guère d’illusions. Ryo avait beau avoir littéralement adoré son Vitaltest, il n’en demeurait pas moins qu’il avait vécu des moments durs au cours du mois de l’épreuve. Parfois, alors qu’il lui narrait un épisode de la vie fantastique qu’il avait mené là-bas, son visage se fermait et il se taisait subitement. Dans ces moments-là, elle ne pouvait plus en tirer quoi que ce soit, lui arracher la moindre information de plus. C’était cette expression qu’elle redoutait d’avoir, une fois le Lâchage passé. Cette expression renvoyant à de douloureux souvenirs qu’on aurait préféré ne jamais vivre.
Ceci mis à part, son frère avait eu de la chance. Il n’avait eu aucune difficulté à trouver son élément qui, d’après lui, s’était imposé comme une évidence. Et s’il n’en était pas de même pour elle ? Si elle constituait un cas à part ? Son rêve étrange prit soudain tout son sens.
Machinalement, elle envoya un message à Milly. Ce qu’elle faisait toujours quand elle se sentait mal : le remède était immédiat en général.
« On se retrouve devant le bâtiment, OK ? »
Pas question qu’elle se retrouve seule, noyée au milieu d’une foule d’élèves inconnus. La réponse ne tarda guère à arriver.
« OK… Je suis trop impatiente ! »
Et pour cause ! D’un naturel anxieux et tel qu’elle la connaissait, son amie devait être aussi tendue qu’elle. Aujourd’hui, le Test et le Lâchage seraient effectués. Elle trouverait sa voie.
La gorge nouée, elle repoussa son bol, incapable d‘avaler une bouchée de plus. Au lieu de la réprimander pour son imprudence en une journée aussi capitale, Ryo renifla et se hâta de finir sa ration. En voyant son expression dépitée, il s’arrêta net. Sa figure se fit plus compréhensive.
— Allez, sœurette, tu vas t’en tirer comme une chef. Ne fais pas cette tête d’enterrement, les prochains jours seront les meilleurs de ta vie !
Milly
Immobile devant le Panthéran, la jeune fille attendait depuis près d’un quart d’heure, les bras croisés, son pied tapotant distraitement le sol. Les autres adolescents passaient devant elle comme des fantômes, des mirages dont elle n’était même pas sûre que l’existence soit réelle. Elle pensait à des milliers de choses en même temps, comme si son cerveau était une machine en suractivité, bourdonnante et au bord de la rupture. Une ou deux salutations lui parvinrent, mais elle eut un mal infini à leur répondre, et encore moins avec le sourire. Elle avait laissé son portable chez elle comme le stipulait le règlement, aussi ne pouvait-elle contacter personne. Dire qu’elle avait cru pouvoir aborder cette journée en toute sérénité…
Au bout de la rue, elle aperçut soudain une silhouette familière et lui adressa de grands signes de main soulagés. La pression qui lui broyait la poitrine se relâcha imperceptiblement. Alors qu’il avançait, les traits du nouveau venu se clarifièrent. Elle attendit qu’il se soit suffisamment approché pour lui lancer une remarque moqueuse :
— Alors Julien, tu te balades ?
Julien Neith, son meilleur ami, était un grand garçon aux cheveux blonds coupés en brosse, aux yeux noisette et à la musculature déliée. En entendant sa pique, son sourire se renforça un peu plus. Il avait constamment, même dans les pires moments, l’air aussi détendu que s’il s’apprêtait à acheter son pain à la boulangerie.
— Comment tu fais pour garder cet air détaché en toutes circonstances… marmonna-t-elle en le laissant l’embrasser sur les deux joues.
— Salut, toi ! lança-t-il d’un ton joyeux en ignorant la remarque.
— Tu es au courant que je n’ai pas dormi de la nuit ?
Le jeune homme haussa un sourcil circonspect en la toisant, puis secoua la tête avec un soupir affligé. Sa présence avait beau l’apaiser, elle n’en revenait toujours pas qu’il soit aussi décontracté à quelques minutes de son choix. N’importe qui appréhenderait un minimum cette perspective, non ? Elle l’observa fouiller dans sa poche tout en sifflotant une chanson à la mode. Il en sortit une pomme juteuse qu’il commença à croquer. Elle se fit la réflexion que les règles universelles ne s’appliquaient peut-être pas à cet énergumène.
— Elle est où, Lauryn ? demanda-t-il en déglutissant une bouchée du fruit.
— Tu la connais.
— Non, pas possible. Je préfère ne pas comprendre ce que tu sous-entends. Être en retard le jour du Vitaltest… Son nom serait célébré dans le livre des records.
— Qui a dit que je serais en retard ? fit une voix sèche derrière son dos, teintée d’un brin d’exaspération.
Il sursauta avant de se tourner vers la nouvelle arrivante, levant les mains, paumes en avant, alors qu’une innocence des plus cocasses se peignait sur ses traits. Milly éclata de rire, grandement soulagée par la présence de son amie. Elles n’étaient complètes que quand elles étaient ensemble, telles les deux moitiés d’une même âme. Et pourtant, elles étaient physiquement aussi différentes qu’on puisse l’être.
Lauryn avait les cheveux d’une belle couleur blond platine, des yeux bleus rieurs et pétillants, un teint de pêche et un nez retroussé qui lui conférait un air mutin. Quant à Milly, elle arborait une longue chevelure ébène, presque noire, des yeux d’un vert intense et une peau diaphane qui lui avait valu bien des fois des coups de soleil douloureux. En revanche, toutes les deux possédaient la même silhouette svelte et athlétique, même si la première dépassait l’autre de cinq centimètres.
Son amie était venue les mains vides, en simple tenue pratique comme l’indiquait le courrier qu’ils avaient reçu peu de temps auparavant.
— Mais qui peut bien avoir dit ça ? répéta Julien en mettant les mains sur sa taille, les sourcils froncés. C’est vrai que tu es tout le temps à l’heure. Je ne t’ai jamais vue manquer à cette ponctualité qui te caractérise.
Amusée, l’intéressée lui décocha un coup de coude dans les côtes qui le fit grimacer, avant d’embrasser Milly. Cette dernière, dents serrées, détailla les centaines d’adolescents qui se pressaient autour d’eux, stationnant devant le Panthéran avec des attitudes plus ou moins agitées. Le signal leur indiquant qu’il était temps de rentrer ne devait pas tarder à se manifester. Sa gorge se comprima douloureusement. Mais maintenant qu’elle était avec ses amis, l’angoisse refluait quelque peu…
« Tous les candidats sont appelés à entrer dans le Panthéran pour la première partie du Vitaltest ! »
… ou pas.
Julien
Il avait beau n’en rien montrer, le jeune homme était terriblement tendu à la perspective de l’épreuve qui allait leur être imposée. Sa mère était Feu, son père Eau : il ne comptait plus le nombre de fois où il avait songé que ces deux éléments étaient bien incompatibles. Il savait que la plupart des adolescents, au seuil de leur choix, étaient envahis par le doute et la peur. Contrairement à ce qu’il voulait laisser paraitre, il ne dérogeait pas à cette règle. Au-delà de son comportement détaché, il avait de sérieux doutes quant à sa capacité à trouver l’élément qu’il pourrait le mieux s’approprier. Tout ce qu’il souhaitait, au fond de lui, était de ne pas avoir de regrets.
Tout en se demandant une énième fois ce qu’il choisirait le moment venu, il jeta son trognon de pomme à peine fini dans la poubelle la plus proche, avant d’emboîter le pas à ses deux amies. C’était ensemble qu’ils allaient vivre cette expérience, il lui fallait se le rappeler toutes les deux minutes pour empêcher la panique de l’envahir. Il n’était pas seul ! Il n’avait jamais été seul, pas avec elles, pas avec ces deux filles qui l’avaient accompagné dans toutes ses périodes, les bonnes comme les mauvaises. Pris d’une soudaine nostalgie mêlée d’un élan d’affection impromptu, il saisit le bras de Lauryn, la plus proche. Elle lui lança un regard surpris avant de plisser les yeux, tandis qu’une lueur moqueuse jouait dans ses prunelles azur.
— Tu te sens bien ? Un coup de barre, Julien ?
Il leva les yeux au ciel, mais son sourire lui réchauffa le cœur et c’est plus calme qu’il pénétra dans le grand édifice à leur suite, gravissant les marches du perron en prenant garde de ne pas trébucher.
Le Panthéran était un bâtiment présent dans toutes les agglomérations du pays. Chaque année, les élèves de quinze ans des trois académies voisines, Mérince, Dariante et Pairigue, se réunissaient ici pour accomplir la première partie du Vitaltest : le choix. Avant cette année cruciale, les enfants n’étaient pas en droit d’y pénétrer, c’était donc la première fois que Julien rentrait dans l’imposante bâtisse qu’il avait souvent admirée du dehors. Sa façade extérieure lui avait toujours semblé incongrue, tant on aurait dit un mélange de style grec et de château irlandais. Les colonnes doriques côtoyaient les créneaux et les tours de pierre. Sur ses hauts remparts s’écrasaient des vents mugissants, les jours de grandes tempêtes. Le jeune homme n’avait jamais su ce que les innombrables mètres carrés de l’édifice renfermaient et il aurait donné cher pour l’apprendre, étant d’un naturel curieux.
Emporté par le flot d’élèves surexcités qui se bousculaient pour essayer d’entrer le plus rapidement possible dans le monument, Julien faillit perdre les deux autres. Une main lui saisit alors la manche, qu’il identifia comme celle de Milly. Dans la marée de têtes agitées, il croisa son regard vert et fut aussitôt rassuré. Elle ne s’éloignait pas. Ce qui n’empêchait pas des dizaines et des dizaines d’adolescents enragés de le compresser de toutes parts. Dans sa tête défilait un diaporama bien précis d’images de troupeaux de moutons bêlants. Fronçant le nez pour réfréner son agacement, il se maintint à la hauteur de Lauryn et Milly en essayant d’apercevoir ce que renfermaient les portes imposantes dont ils venaient de passer le seuil. Mais peine perdue. La masse grouillante des centaines d’élèves qui le précédait l’en empêchait.
Comme la plupart des autres, il poussa une exclamation de surprise en découvrant les proportions gigantesques des lieux : le plafond culminait à une vingtaine de mètres de hauteur, de hautes colonnes en supportaient le poids… Mais avant qu’il ait pu observer davantage cette architecture singulière, les lourdes portes se refermèrent.
Et une obscurité de poix les environna alors.