Lauryn
Quand le noir tomba sur la salle, des centaines de cris lui vrillèrent les oreilles. Les adolescents sombrèrent dans une panique totale. On ne les avait jamais préparés à ça, il était interdit aux adultes d’en dévoiler trop sur le déroulement du Test.
Lauryn tenta de calmer sa respiration et les battements de son cœur affolé. Depuis plus de cinquante ans, des dizaines de groupes d’élèves étaient passés entre ces murs. Ils avaient tous vécu la même chose et s’en étaient quasiment tous sortis, à part deux ou trois accidents. Son côté rationnel lui indiqua qu’elle n’avait nulle raison de paniquer. Elle se contenta d’agripper la main de Milly pour ne pas la perdre. Celle-ci serra la sienne en retour dans un geste rassurant, et elle se sentit mieux. Peu à peu, les cris s’amplifièrent de façon alarmante. Tous se bousculaient, espérant peut-être gagner la sortie. Si Lauryn avait été en état de réfléchir, elle les aurait méprisés. Une part d’elle, arrogante, avait envie de les injurier. Pourquoi ne se taisaient-ils pas ? Elle commençait à avoir mal à la tête.
Soudain, les cris cessèrent. D’un coup, brusquement, comme une chandelle qu’on mouche. Ils firent place à des murmures étonnés. Dans les ténèbres environnantes, une lumière était apparue, exactement comme celle de son rêve, lui causant une anxiété sans nom et nouant son ventre. La lumière s’intensifia et bientôt la jeune fille put distinguer les visages de ses voisins, perplexes. Elle vit Julien qui tenait le bras de Milly, les yeux fixés sur la lueur.
Soudain, la boule de lumière se divisa en quatre. Une rouge, une verte, une bleue et une argentée. Elles dansèrent un moment au-dessus des têtes des adolescents qui semblaient hypnotisés par l’étrange spectacle. Un bruit attira l’attention de Lauryn. On aurait dit… un chant. Un long chant, envoûtant, de dizaines de voix féminines. L’adolescente en eut la chair de poule. Les lueurs dansaient toujours dans les airs, mais de plus en plus rapidement, alors que la mélodie s’accélérait. Son cœur se mit à battre plus vite et soudain des tambours résonnèrent dans la salle, d’abord lents, puis s’accordant rapidement avec le débit du chant et le rythme de son cœur. Un rythme à la fois terriblement angoissant et magnifique. L’atmosphère se chargea d’électricité tandis que la tension atteignait son paroxysme.
Soudain, tout s’arrêta. Les tambours se turent, les chants cessèrent et les lumières s’éteignirent.
Dix secondes s’écoulèrent, puis vingt. Aucun des candidats n’avait la moindre idée du comportement à adopter, mais personne n’osait parler. Le silence devint pesant.
Puis la lumière explosa.
Julien
Le plus étrange, dans cette explosion, c’est qu’elle se déroula sans bruit. La lumière parut éclater, éblouissant tout le monde. Ils en reçurent le souffle en pleine figure. Leurs cheveux volèrent, leur cinglant le visage. Mais aucune déflagration ne retentit sous la voûte impressionnante, rien qui indiquât une anomalie. Les adolescents poussèrent quelques cris de surprise, mais la plupart étaient bien trop choqués par ce qui se passait pour émettre le moindre son.
Julien mit un peu de temps à recouvrer l’ensemble de ses capacités visuelles. Quand ce fut le cas, il s’aperçut que les lumières s’étaient rallumées et qu’un homme volait au-dessus de leur tête. Pas une lumière, ni une chose immatérielle, mais bien un homme en chair et en os. Le jeune homme comprit immédiatement que son élément était l’air. Il les regardait gravement, sans esquisser le moindre sourire. Il portait un costume sombre, ses cheveux étaient coiffés en arrière, plaqués par du gel ; il devait avoir trente-cinq ans. Ses pommettes saillaient sur un visage émacié, lui conférant un air spectral. Lorsqu’il s’adressa à eux, sa voix retentit dans l’espace comme mille fois amplifiée.
— Jeunes gens, un peu d’attention.
Il n’avait nul besoin de cette introduction, la majorité des visages étant tournés vers lui, mais Julien supposa qu’il aimait son entrée et la répétait depuis pas mal de temps. Il jeta un coup d’œil à Milly et à Lauryn et s’aperçut que tous trois étaient toujours liés. Un léger sourire flotta sur ses lèvres.
— Je suis Geoffroy Marvin. Aujourd’hui se déroulera la première partie du Vitaltest et vers midi nous procéderons au Lâchage. Lorsque les portes s’ouvriront, avancez-vous en ordre et en silence jusqu’au lieu où je vous guiderai.
Quelques chuchotements se firent entendre. L’excitation, jusqu’alors légèrement atténuée, était repartie de plus belle. Julien sentit lui aussi son cœur s’emballer. Enfin, après plus de quinze ans, il allait savoir. Savoir ce que leur réservait cette épreuve dont nul n’était en droit de parler.
— Là, nous procéderons au Test, poursuivit Marvin. Vous savez tous de quoi il retourne. Air, Eau, Feu, Terre. Les quatre éléments… Il y a plus de cinquante ans maintenant, vers les années 2110, un peu avant la Guerre Quaternaire, nos ancêtres ont découvert cette parcelle de notre personnalité, jusqu’alors bien enfouie au fond de notre être. Nous étions et sommes destinés à dominer cette planète durant notre ère, pas toujours pour le meilleur, j’en conviens. Après la Guerre Quaternaire, pendant laquelle des pays ont testé leurs nouveaux atouts, les hommes se sont rendu compte de la fragilité de la vie. Tous ont pu constater à quel point la maîtrise des éléments a apporté à cette terre. Loin de l’idéologie opposée à cette nouveauté, et contrairement à toutes les attentes, les hommes ont compris le bien que pouvait apporter cette capacité. Depuis ce temps, nous vivons dans la paix, aussi bien entre nous qu’avec la nature.
Julien écoutait d’une oreille distraite. Pour l’avoir entendue, serinée des dizaines de fois par ses professeurs, il connaissait cette histoire par cœur. La Guerre Quaternaire, qui s’était déroulée de 2113 à 2115, constituait pour eux ce que la Seconde Guerre Mondiale était pour leurs ancêtres. Ce conflit avait été le plus dévastateur de toute l’Histoire, notamment à cause des éléments à peine contrôlés et de la technologie militaire avancée.
À l’époque, la population était d’environ dix milliards d’habitants et quelques milliers de personnes participaient à une expérience lunaire dans le but de diminuer le nombre croissant d’Hommes sur la planète. Une grande famine avait fait son apparition. Jusqu’à ce que les scientifiques découvrent par hasard la maîtrise des éléments. Les raz-de-marée, les tornades, les tremblements de terre, les incendies… Les pouvoirs les plus puissants avaient ravagé la planète. Bombes nucléaires, missiles et toutes les armes les plus modernes et les plus destructrices qui aient été inventées à l’époque avaient aussi été larguées sur des villes.
La guerre s’était déroulée et achevée dans l’horreur. La moitié de la population avait été éliminée. Le monde avait mis trente ans à se reconstruire. À présent, la paix était plus forte que jamais.
Tandis qu’il se remémorait son cours d’Histoire, il s’aperçut que Milly le tirait par la manche. Il la suivit docilement en constatant que de grandes portes s’ouvraient, du côté opposé à celles par lesquelles ils étaient entrés. Jamais personne ne lui avait expliqué en quoi consistait cette première partie dont parlait Marvin, mais une chose était sûre, il ne serait plus jamais le même après l’avoir effectuée.
Milly
Geoffroy Marvin les conduisit jusqu’à une salle encore plus immense que la première, si étrange dans sa disposition que Milly dut s’arrêter quelques secondes pour la contempler. Comment un tel miracle avait-il pu se produire, elle n’en savait trop rien, mais le sol était recouvert d’une pelouse verte et fournie, qui semblait tout sauf synthétique. De tous côtés, des plantes grimpantes s’accrochaient aux murs en formant des entrelacs compliqués, chargées de fleurs discrètes qui conféraient à l’endroit un aspect presque féérique. Une odeur forte et omniprésente d’humus et de végétation lui monta à la tête, le bruit d’un cours d’eau qu’elle ne repéra pas se fit entendre. Mais le plus étonnant de tout était l’imposant cristal violet, irradiant une lumière pure et surnaturelle qui trônait au milieu de la salle. Gigantesque, il était tout sauf régulier : ses facettes formaient des creux et des aspérités qui étincelaient dans la lumière que dispensait le soleil par le grand dôme de verre tenant lieu de plafond.
Elle joua nerveusement avec une mèche sombre de sa longue chevelure ébène. À ses côtés, Julien regardait partout autour de lui, de son regard curieux qu’elle affectionnait tant. Elle se serra contre ses deux amis.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? s’enquit une fille à sa gauche, visiblement peu rassurée par la bizarrerie du lieu.
Lorsque tout le monde fut rentré, Marvin – qui ne s’était toujours pas posé à terre – s’adressa de nouveau à eux. À ses côtés, une femme près de la soixantaine les toisait derrière ses lunettes rectangulaires. Elle avait l’air douce et chaleureuse, et Milly se sentit immédiatement mieux en la voyant. Cette dame ne leur voulait de toute évidence que du bien.
— Ceci, déclara-t-il pompeusement, est l’endroit où vous allez découvrir quel élément est le vôtre. Nous l’appelons la salle du Grand Cristal, je suppose que vous pourrez aisément deviner pourquoi.
À ces mots, la jeune fille sentit un long frisson lui parcourir l’échine. Il avait bien dit que c’était en ces lieux irréels et magiques qu’ils allaient enfin prendre connaissance de leur élément. Le moment était donc proche, imminent.
— Ce cristal est le même dans ce Panthéran depuis son instauration. Il contient une quantité d’énergie telle qu’à notre échelle, elle est quasiment inépuisable, mais surtout, renouvelable.
— D’énergie ?
Le mot avait échappé à Lauryn, qui rougit aussitôt. Marvin ne s’en formalisa pas.
— Je parle bien entendu de l’énergie élémentaire.
Des murmures coururent dans leurs rangs.
— L’énergie élémentaire, comme vous avez dû l’apprendre, est essentielle. Elle est la source des capacités élémentaires. Pour faire simple, vous n’en possédez pas encore, mais une fois que le cristal vous en aura insufflé, votre corps sera en mesure d’en produire tout le temps que vous vivrez.
Leur insuffler de l’énergie ? Par quel procédé cela se pourrait-il ?
— J’aimerais que vous soyez attentifs. À l’appel de votre nom, vous irez vous placer devant le Grand Cristal, puis vous attendrez la suite des instructions. Là, ma collègue provoquera une sorte de… stimulation, qui déclenchera un flux d’énergie en sa provenance.
Tous hochèrent la tête pour marquer leur assentiment.. Milly songea que sa grande sœur, Emm, était là six ans plus tôt. Elle était revenue de son Vitaltest en pleine forme, maîtrisant le feu à la perfection, et enchantée de son Lâchage. La jeune fille espéra qu’elle en garderait de bons souvenirs, elle aussi.
— Maud Aran, commença soudain la vieille femme.
Derrière elle, elle sentit que la foule remuait. Elle se retourna et laissa passer une fille de petite taille aux cheveux bruns et qui semblait un peu anxieuse. Milly la comprenait. Mais de toute façon, ils allaient tous y passer… La femme prononça encore quelques noms. L’adolescente en connaissait deux ou trois de vue. Même les plus vantards habituellement paraissaient appréhender. Ici, être le plus populaire ne servait à rien.
— Lauryn Gueniant.
Lauryn se détacha des deux autres et fit un signe de tête en direction de Milly, l’air déterminée. Celle-ci sentit sa gorge se nouer en laissant partir son amie. La blonde s’avança et alla rejoindre les autres, disposés autour du cristal. Celui-ci était tellement énorme qu’ils pourraient sans problème tenir à plusieurs centaines autour.
Lorsqu’elles se reverraient, elles auraient changé, mais elle savait que leur amitié ne ternirait jamais. Tandis qu’elle pensait cela, Lauryn passa derrière une aspérité, Milly ne la vit plus.
— Julien Neith.
Julien s’en alla à son tour après un sourire encourageant qui réchauffa le cœur de Milly. Il n’avait pas peur et ça se voyait. Elle devait se montrer aussi brave que lui. La vérité était qu’aucun adolescent ici présent ne savait ce qui allait se passer, elle, y compris.
— Miliana Ryuma.
Milly inspira à fond et avança à son tour.
Lauryn
Lorsqu’elle s’éloigna de ses amis, elle sentit le nœud qui obstruait sa gorge se resserrer un peu plus. Ce serait l’une des premières fois où ils vivraient séparés une expérience aussi importante. À cette idée, elle ne put empêcher ses lèvres d’esquisser un sourire ironique. Séparés, mais à quelques mètres de distance seulement… Après avoir adressé un regard rassurant à Milly et Julien, elle s’avança vers le Grand Cristal et se plaça au côté d’autres adolescents, guère plus rassurés qu’elle.
Elle entendait comme dans un rêve la même voix débiter des centaines de prénoms. Mais son esprit était ailleurs, bien loin de cette immense salle à la configuration si particulière. Comment ne pas songer à la suite de ce test, à quelques heures de la deuxième partie ? Le Test, le choix des éléments, n’était que la première étape, la base d’un processus qui durerait un mois. Et, suivant les cas, le Lâchage se révélait une autre paire de manches.
Elle se trémoussa, mal à l’aise à cause de l’appréhension qui l’environnait, puis fixa son regard sur une fleur blanche éclose sur le mur d’en face. Cette vision l’absorba totalement pendant quelques minutes, si bien qu’elle n’avait pas encore entendu le nom de ses amis que la voix de Marvin retentissait de nouveau dans la salle. La jeune fille ne savait pas s’il avait un micro, mais, si ce n’était pas le cas, sa voix portait vraiment loin…
— Posez tous une main sur la paroi en face de vous, je vous prie.
Les adolescents s’empressèrent de lui obéir. Alors que sa paume effleurait la surface brillante et froide de la pierre, elle perçut une sorte de vibration qui en émanait. Un long frisson courut sur tout son corps, malgré la tiédeur de la température ambiante.
— Conservez toujours le contact avec l’entité. Je vous conseille de garder cet évènement en mémoire, dit-il. Car vous ne le vivrez qu’une fois. Bon Vitaltest à vous tous !
L’angoisse se leva tout à coup, comme si elle l’avait longtemps refoulée. Son élément, son élément… Elle avait toujours désiré être Feu. Mais maintenant, au dernier moment, elle doutait. Elle entendit Marvin, à l’autre bout de la salle, prononcer quelques mots dont elle ne saisit pas le sens, puis plus rien. Les respirations des autres, accélérées, renforçaient encore plus son inquiétude. Elle n’osa pas en regarder un seul, concentrée qu’elle était.
Tout à coup, la vibration augmenta considérablement au creux de sa main. Une sensation jusqu’alors inconnue la gagna, comme une décharge qui parcourut tout son corps si brusquement qu’elle en eut le souffle coupé. Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes, elle eut l’impression vertigineuse de chuter, sans prises auxquelles se raccrocher. Sans pouvoir rien faire, elle sombra au plus profond de son esprit, là où elle n’avait encore jamais plongé, à la recherche d’elle-même…
À la recherche de son élément.