Lauryn
La jeune fille s’avança en direction de ses amis. De toute sa vie, elle avait rarement été aussi sereine. Rien, pour le moment, n’aurait pu ébranler cette assurance sans failles qui s’était emparée de son être lorsque son élément lui avait été dévoilé. Milly tenait le bras de Julien en affichant une mine éberluée. Elle arriva à ses côtés, son grand sourire toujours aux lèvres tout en cherchant leur pendentif du regard. Julien brisa le silence qui s’était imposé.
— Je ne pensais pas que…
— Lauryn ! s’écria Milly d’une voix suraiguë, le coupant dans son élan. Tu es Air !
— Euh, ravie que tu t’en aperçoives, fit celle-ci avec un air amusé et légèrement dérouté. Bon, eh bien, nous avons un élément différent chacun, apparemment…
La bouche de Milly était toujours entrouverte tandis qu’elle contemplait, fascinée, les étranges volutes argentées qui tourbillonnaient dans le cristal. Elle reporta son attention sur le sien, comme si elle voulait s’assurer de quelque chose, avant de fixer sa meilleure amie dans les yeux.
— Je pensais que tu voulais être Feu…
— Peut-être, répondit-elle. Mais finalement, ce n’était pas vraiment moi. Je suis Air, comme tu es Eau et Julien, Terre. Sérieusement, je ne regrette rien.
Milly se tut. Pendant un instant, Lauryn se sentit presque mal à l’aise. C’était pourtant vrai. Elle ne regrettait rien. L’air était son élément depuis toujours, le feu n’était que le fantasme qu’ont toutes les personnes qui rêvent d’acquérir une force qu’ils ne possèdent pas. Et un fantasme qu’elle avait utilisé pour se leurrer durant toutes ces années : le feu lui inspirait en réalité une peur bleue. Mais c’est seulement à ce moment-là, après avoir passé cette partie du Vitaltest qu’elle le comprenait enfin. Elle s’aperçut que tout le monde s’était tu et pivota pour regarder Marvin prendre la parole.
— Comme je vous l’ai indiqué précédemment, vous allez apprendre à maîtriser vos nouvelles capacités. Contrôler son élément est assez facile et plutôt intuitif. Une fois que vous aurez saisi comment le déclencher, vous saurez presque tout faire. Du moins, les actions les plus élémentaires. Mais comme vous l’aurez sans doute compris, plus votre action sera complexe ou puissante, plus elle aspirera votre énergie, un peu comme un muscle. Par exemple, voler ou la capacité de moduler l’air pour qu’il me soulève, représente tout de même une partie conséquente de mon réservoir. C’est pourquoi les Airs ne l’utilisent pas souvent. Vos cristaux brilleront donc plus ou moins vivement selon votre état. Voilà, c’est à peu près tout ce que vous devez savoir pour ce qui est des bases. Je vais vous laisser à vos coaches respectifs, un par élément. D’ici une heure et demie, je vous garantis que tout sera limpide.
Lorsqu’il eut fini son discours, des murmures coururent parmi les élèves. Chacun se demandait comment allait se dérouler cette partie du Vitaltest. Lauryn détailla ses voisins et aperçut deux jumelles se serrer l’une contre l’autre. Elles étaient si parfaitement identiques de visages et de corps que c’en était troublant. L’adolescente les examina de plus près, et s’aperçut que leur pendentif n’étaient pas semblables : vert pour l’une, rouge orangé pour l’autre. Terre et Feu. Le Vitaltest révélait la vraie personnalité des gens. En apparence, les deux sœurs étaient les mêmes. Mais à l’intérieur, elles différaient de par leur caractère. Elle détourna la tête en s’apercevant que l’une d’elles avait remarqué qu’elle la fixait et haussait un sourcil interrogateur. À ce moment, une voix claire et masculine retentit, attirant leur attention à tous.
— Que les jeunes gens Terre me suivent !
Milly
Aussitôt que la voix les eut interpellés, un tiers des élèves quittèrent les rangs, dont Julien. À regret, elle le laissa s’éloigner. Il disparut avec les autres, happé par la foule. Elle inspira une grande goulée d’air pour se donner contenance en constatant que le groupe Terre se dirigeait vers le terrain ouvert du stade. Elle aurait apprécié pouvoir assister au cours, mais elle avait son propre entraînement à réaliser. Elle se tourna vers Lauryn et lui prit la main, la serrant fort. Cette dernière la regarda avec surprise, puis se rendit compte de son air anxieux et l’enlaça quelques secondes. Ce geste la rassura.
— Les candidats Eau, suivez-moi ! déclara une voix féminine.
Elle se détacha à regret de son amie et partit en direction de la voix. Il y avait moins de personnes Eau que de Terre, d’après ce qu’elle pouvait voir. Elle avança avec les autres, en sens contraire des Terre. Elle tenta de se faufiler parmi les autres et arriva enfin derrière leur coach, une femme d’une trentaine d’années, brune, de taille moyenne, athlétique et plutôt jolie. Milly la détailla quelques secondes. Elle les conduisait vers un bassin. Son cœur bondit dans sa poitrine : elle allait pouvoir expérimenter ses nouvelles capacités élémentaires ! Après quinze ans d’attente, après avoir vu maintes fois tous les adultes contrôler leur élément sans broncher, elle allait être en mesure de faire de même.
La femme s’arrêta et demanda au groupe de se mettre en arc de cercle autour d’elle. Le bassin devait bien faire vingt-cinq mètres de long et vingt de large. Son eau, claire, n’avait pas l’apparence de celle de la piscine, bleue, à forte teneur de chlore, mais plutôt celle d’un lac de montagne. Milly espéra de tout son cœur que si elle en avait l’apparence, elle n’en avait pas la température…
— Bonjour à tous, commença la femme. Je m’appelle Lina Terk. Comme vous avez pu le constater, je suis Eau, comme vous. J’espère que vous êtes tous heureux de votre élément, car vous allez passer votre vie en communion avec lui.
Des hochements de tête parcoururent la petite assemblée. De faibles « oui » plus affirmés retentirent, et Milly se sentit fière. De cette fierté que donne le sentiment d’appartenir à une communauté. Elle opina du chef avec les autres.
— Il y a plusieurs choses à savoir. Je suppose que la plupart d’entre vous ont déjà vu des individus Eau à l’œuvre ?
Tous ou presque hochèrent la tête. Sa mère était Eau et souvent elle la regardait user de son élément avec admiration. Elle songea que celle-ci serait fière de voir sa fille emprunter la même voie qu’elle. Son aînée, Emm, était Feu. Quant à son père, il était Air. Ce serait donc la première fois que deux membres de la famille maîtriseraient le même élément.
— Bien, poursuivit Lina Terk. Les individus Eau peuvent effectuer trois choses majeures : changer l’eau d’état, changer sa température et la déplacer. Combinez tout cela, changez-en l’échelle et l’amplitude, et vos capacités deviendront rapidement illimitées. Je suis là pour vous apprendre comment procéder. Mais d’abord, un exemple.
Milly faillit pousser un cri de surprise quand l’eau du bassin s’éleva dans les airs en formant une énorme vague digne d’un tsunami. Elle n’en croyait pas ses yeux. La vague resta suspendue en l’air, se régénérant sans cesse. Le doux bruit du ruissellement de l’eau lui emplit les oreilles : elle voulut aussitôt plonger dans cet élément… Son élément. Bientôt, elle aussi pourrait créer de telles merveilles.
Julien
Le jeune homme avait suivi leur coach, un homme petit et trapu, aux bras nus et à la peau tannée par le soleil. Il avait noué ses longs cheveux bruns grisonnants en queue de cheval. Sa stature lui évoquait celle d’un entraîneur sportif. Julien songea que ce n’était pas si éloigné de la réalité. Il les conduisit à l’autre bout du stade, sur une pelouse verte parsemée d’arbres et de buissons. Julien repéra une connaissance du collège qui avait l’air un peu perdu et le rejoignit.
— Salut, Liam. Ça va ?
Le garçon le gratifia d’un sourire reconnaissant. Julien remarqua qu’à l’intérieur de son pendentif poussaient deux feuilles et non pas une. En outre, sa lumière était moins vive, plus subtile que la sienne. Ainsi, les pendentifs d’un même élément n’étaient pas exactement pareils…
— Ça va… Si je m’attendais à être Terre ! Je pensais que j’allais être Air, comme tous ceux de ma famille…
— Ce n’est pas génétique, répondit Julien sans conviction.
Liam haussa les épaules et l’autre reporta son attention sur le coach qui s’était immobilisé à quelques mètres d’eux. Malgré son apparence d’armoire à glace, ses prunelles pétillaient. Il semblait sincèrement heureux d’être là, devant tous ces adolescents.
— Salut à tous, je suis Nacime Vergan. Je suis là pour vous enseigner à manipuler l’élément si magnifique qu’est la Terre. Souvent méprisé, il peut se révéler terriblement efficace et utile.
Julien fronça les sourcils. Cette partie l’intéressait. Il n’avait jamais été très populaire, préférant rester seul dans son coin ou avec Lauryn et Milly. C’est pourquoi il était souvent pris pour un faible. Néanmoins, il mourait d’envie de démontrer au monde qu’il n’en était rien. Et si maîtriser la Terre pouvait lui permettre de gagner de la valeur aux yeux des autres, alors il s’appliquerait de son mieux à devenir doué.
— Pour commencer, je voudrais un volontaire. Un volontaire parmi vous, nouvelles recrues de la Terre ?
Il y eut un grand silence, et nul ne bougea, Julien pas plus que les autres. Le cœur battant, il allait se prononcer lorsqu’une autre voix retentit. Déçu, il se recroquevilla imperceptiblement sur lui-même.
— Bien, fit Vergan avec un hochement de tête. Comment t’appelles-tu ?
— Peter, répondit le garçon, un adolescent châtain aux yeux noisette et à la carrure d’athlète.
— Avant que tu n’essaies à ton tour, je vais apporter quelques précisions. Les Terre peuvent accomplir plusieurs choses : faire pousser n’importe quel végétal, accélérer la croissance de plantes et déplacer la terre, ce qui inclut les tremblements de terre, mais je suppose que vous êtes suffisamment informés pour ne pas commettre des bêtises de ce genre.
Il lança un regard circulaire sur son public. Satisfait de voir des hochements de tête graves, il reprit :
— Il existe, comme pour tous les éléments, une foule d’autres possibilités, comme détecter le poison dans un végétal, ou les vibrations dans le sol, mais ce sont les principales.
L’évocation des tremblements de terre avait laissé planer un vague malaise. Cette capacité des individus Terre rappelait à chacun la Guerre Quaternaire et Julien s’étonna que Nacime Vergan leur en parle. Habituellement, ce sujet était plutôt tabou en société.
— Maintenant, je vous propose une démonstration, déclara le coach avec un sourire excité et sûr de lui.
Avant même qu’il articule la dernière syllabe, un arbre gigantesque jaillit de terre, bousculant au passage plusieurs élèves qui gémirent. En quelques secondes, l’arbre avait atteint la taille d’un chêne adulte et des feuilles et fleurs colorées s’épanouissaient sur ses branches. L’une d’elles descendit jusqu’à Vergan, qui cueillit une corolle blanche et la sentit en fermant les yeux. En cet instant il avait l’air d’être en complète communion avec la nature. Et Julien n’espérait plus que le suivre sur ce chemin.
Lauryn
La jeune fille était en face de son coach, une femme de vingt-cinq ans tout au plus, le menton haut et l’air dédaigneux. Blonde, grande et fine, elle était plutôt belle, mais la froideur de son regard amoindrissait son charme. Elle les avait conduits dans un endroit du stade ouvert et assez dégagé. Lorsqu’elle prit la parole, sa voix était coupante, sèche et méprisante.
— Bonjour à tous, les nouveaux Air. Je m’appelle Anaïs Malcom. Ne perdons pas notre temps, car nous n’en avons pas beaucoup. Votre Lâchage aura lieu à midi précis et il est déjà neuf heures. Nous disposons d’une heure, pas une minute de plus.
Lauryn faillit sursauter. Neuf heures ? Ils étaient entrés dans le bâtiment à sept heures. Elle n’avait pas eu conscience du temps lors de son exploration au fin fond de son esprit, mais apparemment cela avait été plus long que ce qu’elle avait cru. Elle reporta son attention sur la femme.
— L’air est indispensable à cette planète et à nous en particulier. Si vous ne vous sentez pas dignes d’un élément aussi primordial, alors, quittez les rangs immédiatement.
Personne ne bougea. Un sourire ourla ses lèvres, léger, mais carnassier. Lauryn frissonna.
— Bien. Tout d’abord, je suppose que vous savez ce dont les individus Air sont capables. Créer des brises, des vents, des tempêtes, des tornades, des typhons ! Influer sur sa température, le déplacer comme on le souhaite, voler si le cœur nous en dit ! À bien des égards, l’Air est l’élément le plus puissant des quatre.
— Mais… intervint une voix de fille. On nous a enseigné qu’aucun des éléments ne surpassait les autres…
Malcom ne répondit pas, se contentant de la fixer d’un air froid et dur.
— C’est vrai, continua la fille d’une voix tenace. C’est juste une simple boucle. Chacun des éléments a besoin d’un autre élément, et ainsi de suite, mais aucun n’est supérieur, non ?
Anaïs Malcom la regardait d’un air exaspéré comme si elle venait d’émettre une ineptie incroyable. Au bout de quelques secondes, la fille qui était intervenue recula jusqu’à être cachée derrière les autres. Nul ne pipa mot et Lauryn s’aperçut qu’elle retenait son souffle. La femme continua de la fixer imperturbablement. Au bout d’un long moment, un sifflement s’échappa de sa gorge.
— Si tu veux apprendre à maîtriser l’Air, jeune fille, tu ferais mieux de ne plus m’interrompre pour des remarques aussi inutiles et stupides.
Elle se tut quelques secondes, puis détourna son regard comme si l’autre n’avait jamais existé. Lauryn fut prise de pitié pour l’adolescente. Elle la chercha du regard. C’était une Asiatique très jolie, de petite taille, aux longs cheveux noirs ramenés en un chignon un peu lâche. Une mèche lui barrait le front. Elle fixait Anaïs Malcom avec rancune, causant l’admiration de Lauryn. Il fallait posséder un courage surprenant ou être sacrément inconscient pour s’aventurer à défier ainsi un adulte en pleine possession de ses capacités et visiblement, complètement antipathique.
— Maintenant, passons à la démonstration, dit Malcom après s’être raclé la gorge.
Avant qu’elle n’ait pu comprendre ce qui se passait, une tornade miniature se forma au milieu du groupe et la jeune asiatique s’éleva dans les airs avec un faible cri. Choquée, Lauryn fixa Malcom, qui regardait, impassible, l’adolescente se débattre dans les airs. Elle serra les poings. Ce qu’elle faisait contrevenait à toutes les règles. C’était en tout cas un manque de respect flagrant, en contradiction avec l’esprit des éléments… La fille continuait de crier, tournoyant sans s’arrêter, suppliant qu’on la fasse descendre. Au lieu de le faire, Malcom augmenta la vitesse de la tornade artificielle, et l’intensité des cris par la même occasion. Le sang de Lauryn ne fit qu’un tour. Sans réfléchir, elle tendit les mains.
Et Anaïs Malcom fut projetée à travers la salle.