Lauryn
— Quentin ! On sait que tu es là, on n’a pas l’intention de te faire de mal…
Lauryn se tut, découragée. Cela faisait au moins une demi-heure qu’ils s’escrimaient à appeler Quentin, mais toujours aucune réponse, ni début de piste. Ils avaient dû s’abriter dans une grotte en attendant la fin de l’orage. Fabrice avait juste indiqué un lieu, mais il n’avait pas précisé que l’endroit s’étirait sur des kilomètres. Des grottes, des crevasses profondes, des amoncellements de pierres trompeurs… Lauryn faisait attention où elle posait les pieds. Plus d’une fois, elle avait failli glisser et elle n’avait pas l’intention de ramener deux blessés au lieu d’un…
— Lauryn ! Il est là ! cria Kim.
Le cœur battant, l’adolescente courut vers la source du cri. Au détour d’un rocher, elle vit que son amie était penchée au-dessus d’une faille, les pieds écartés pour garder l’équilibre. Elle la rejoignit le plus vite possible. À sa gauche, Trystan apparut à son tour. Lauryn se pencha elle aussi et retint une exclamation de surprise.
Deux mètres en dessous d’eux, les yeux furieux de Quentin les dévisageaient tour à tour. Ses cheveux étaient encore trempés par la pluie, la boue maculait ses joues et son front. Il tenta de se déplacer, mais émit un grognement de douleur. Le regard de Lauryn tomba sur sa cheville. Elle était tordue dans une position étrange. Son cœur se serra. Elle n’avait jamais apprécié le garçon, mais après l’avoir vu dans un tel état, il était hors de question qu’elle le laissât.
— Tu es blessé autre part qu’à la cheville ?
— Ça te regarde ? dit Quentin d’une voix méfiante et agressive.
— Si tu veux qu’on te sorte de là, tu as intérêt à coopérer.
— … Non. Juste la cheville.
Lauryn fit signe aux deux autres de s’approcher d’elle et parla à voix basse.
— Il va falloir qu’on s’y mette à trois. Une chance qu’on soit tous Air… Par contre, je crois que sa cheville est cassée. Dans tous les cas, il va vraiment avoir mal. Mais il ne faut pas que vous faiblissiez, sinon il s’écrasera au fond de la crevasse et il n’y aura pas seulement sa cheville de brisée…
Ils échangèrent un regard qui en disait long sur ce qu’ils craignaient. Mais Lauryn s’interdisait de penser à la suite. Comment allaient-ils bien pouvoir ramener Quentin jusqu’à la ville ? Il ne pouvait pas marcher, c’était une évidence. Et elle se voyait mal le porter sur son dos. Avec un long soupir, elle se posta au bord de la faille et tendit les mains, paumes ouvertes, en regardant les deux autres, qui l’avaient imitée.
— À trois… marmonna-t-elle entre ses dents.
— Un… fit Kim.
— Deux… continua Trystan.
— Trois ! cria Lauryn.
Dans un même mouvement, ils levèrent les bras et Quentin commença à s’élever dans les airs. Mal synchronisés, ils eurent du mal à lui faire décrire une trajectoire correcte et il faillit s’écraser plus d’une fois contre la paroi. Au bout de quelques secondes interminables, ils le posèrent délicatement aux pieds de Kim. Celle-ci s’agenouilla immédiatement à ses côtés, ignorant ses gémissements de douleur. Lauryn la rejoignit peu après et grimaça en voyant l’os qui pointait sous sa peau blafarde. C’était digne d’un film interdit aux moins de douze ans. Elle frissonna. Elle avait quinze ans et nulle envie de voir un pareil spectacle. S’arrachant à sa contemplation, elle balaya les alentours du regard. Quelques nuages subsistaient encore après le mauvais temps qu’ils avaient essuyé. Elle regarda le soleil : on était en fin d’après-midi. Lauryn savait qu’il leur faudrait pour rentrer le double du temps qu’ils avaient mis à l’aller avec Quentin pour fardeau. Par conséquent, il leur fallait partir dès maintenant s’ils ne voulaient pas passer leur nuit dans ce lieu inhospitalier.
— Il va falloir le porter à tour de rôle.
— Quoi ? s’exclamèrent les deux autres d’une même voix.
— Je voulais dire en le faisant léviter. Et ce n’est pas pour mon plus grand plaisir…
— Faites comme si je n’étais pas là, surtout, grogna le blessé.
Lauryn l’ignora. Elle allait reprendre la parole, mais il la lui coupa.
— Je n’irai nulle part. Pas pour vous suivre, bande de cinglés…
— La ferme. On va à la ville que tu as vue hier. Si tu veux qu’on te laisse ici, seul, tu n’as qu’à le dire. Mais on ne reviendra pas te sauver.
Le garçon demeura un instant silencieux, puis hocha la tête de mauvaise grâce. Sans attendre plus longtemps, Lauryn mobilisa toutes ses forces pour l’élever dans les airs. Dieu ce qu’il pesait lourd, même sans le toucher… Avec un soupir, elle regarda derrière elle. Ils n’avaient rien trouvé à part une plaine désertique et dangereuse. Le Vitaltest se révélait beaucoup moins excitant que prévu.
Milly
Chris et Milly marchaient dans la rue. Le ciel était gris, trop gris, pour une fin d’avril. Tout à l’heure, ils avaient essuyé une averse qui les avait laissés trempés et frigorifiés. Le garçon grommelait tout bas et elle ne put s’empêcher de demander ce qui n’allait pas.
— Ma mère veut que je rentre pour nettoyer toute la maison… dit-il enfin. J’ai peut-être participé un peu à la salir, mais quand même…
— Je vais t’aider, t’inquiètes ! assura Milly. À deux on ira plus vite.
— Merci, dit-il avec un grand sourire. Je savais que je pouvais compter sur toi.
Ils continuèrent d’échanger des banalités jusqu’à ce que des bruits de pas accélérés les fassent se retourner. Milly eut un grand sourire en découvrant les nouveaux arrivants. Ils s’arrêtèrent, essoufflés, devant eux.
— Milly, hoqueta Lauryn. On a des places pour le concert…
— Quoi ? s’exclama-t-elle. Du groupe qui passe en centre-ville ?
— Oui ! Quelqu’un nous les a passées parce qu’il pense que plus il y aura de jeunes, plus ça fera de la promotion… Venez avec nous !
Enthousiasmée, elle se tourna vers Chris mais déchanta en voyant son expression, yeux fixés sur ses chaussures. Elle se mordit la lèvre.
— Je ne peux pas, fit Chris.
— Désolée, je dois l’aider chez lui…
— Oh, allez ! soupira Julien. C’est une fois dans ta vie ! Tu aideras Chris plus tard !
Milly vit que son ami s’était crispé, mais il eut un sourire contraint après une fraction de seconde.
— Vas-y, dit-il. Je vais me débrouiller seul. Julien a raison.
— T’es sûr que…
— Milly, vous allez les louper ! la coupa-t-il avec un sourire figé.
Elle hocha la tête et l’étreignit rapidement. Sous ses bras, le corps de Chris se raidit, mais répondit à son étreinte. Elle respira l’odeur si caractéristique de son ami, celle d’une eau de toilette qu’elle lui avait offerte en trouvant que ça lui allait bien. Elle lui rappelait le pin et les épices.
— Désolée, souffla-t-elle, la prochaine fois je t’aide.
Il ne lui répondit pas.
Milly regrettait encore de ne pas être restée avec Chris. Il y avait tellement de choses qu’elle regrettait d’ailleurs… Sa vie entière était faite de remords. Mais pour le moment, elle avait d’autres soucis en tête. Et elle était bien plus préoccupée par les aveux que lui avait faits Skandar que par le souvenir encore glacial de Chris. Elle n’arrêtait pas de repenser à ce qu’il lui avait dit.
Avant de prendre la parole, il inspira longuement, et se lança dans son récit.
— J’ai rencontré Virginie l’année dernière, dans une boîte pour les adolescents à partir de seize ans. J’en avais quatorze presque quinze, mais je n’avais déjà pas froid aux yeux… et elle non plus. Je venais de me barrer de chez moi, enfin du foyer. J’en avais marre de cette vie réglée au millimètre, je voulais un peu d’évasion. Je l’ai donc vue au bar et je l’ai abordée. Au début, elle a fit mine de me repousser, et puis, je ne sais pas ce qui lui est passé par la tête, mais toujours est-il qu’à la fin de la soirée j’étais en train de la bécoter dans un coin de la salle. Même si j’ai appris depuis à mieux connaitre à quel point elle était tordue, elle était magnifique et déjà assez sournoise pour aimer s’amuser avec les gens.
— Je vois.
— Bref, on s’est revu deux ou trois fois, elle disait qu’elle m’aimait. Mais je ne la connaissais pas encore. Un jour, je l’ai croisée dans la rue. Elle était appuyée contre un mur et un individu que je ne connaissais pas lui mangeait carrément les lèvres. Elle m’a vu et elle m’a fait un grand sourire en me disant qu’elle avait cru que ça marcherait entre nous, mais qu’au final ça ne pouvait plus durer, qu’elle avait sincèrement essayé, car elle voyait que j’étais en manque d’amour et patati, et patata…
— C’est du Virginie tout craché.
— Je l’ai plus jamais revue jusqu’à maintenant.
Milly eut un silence songeur. Skandar guettait sa réaction, les yeux plissés.
— Je t’ai dit quelque chose que je n’ai jamais raconté à personne. À toi de me rendre la pareille, maintenant.
— À condition qu’on se remette en marche dès demain matin.
— Si tu arrives seulement à marcher, riposta-t-il d’un ton moqueur.
— Tu me connais mal.
— J’attends.
Elle hésitait. Pouvait-elle se permettre de parler de sa vie à un individu qu’elle ne connaissait pas deux jours auparavant ? Les yeux ambre de Skandar la fixaient, attendant qu’elle raconte. Elle eut quelques inspirations saccadées. Après tout, il lui avait parlé de son passé comme s’il lui faisait entièrement confiance. Il ne serait pas juste de ne pas le lui rendre.
— Le garçon qu’on a croisé hier…
— La brute ?
— Non, celui avec Virginie.
— Oui.
— C’était mon meilleur ami. On a grandi ensemble, nos parents étaient très proches.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Milly ne répondit pas tout de suite. Quand elle prit enfin la parole, sa voix s’était réduite à un murmure.
— Ça, je le cherche encore… Mais l’élément déclencheur, je m’en souviens. C’était il y a deux ans.
Chris était allongé sur son lit, la tête dans le vide et renversée en arrière, les traits concentrés vers le jeu d’échecs. Milly avança l’une de ses pièces noires et contempla le plateau d’un air satisfait. Enfin, elle releva le visage et arbora un sourire triomphant.
— On va voir si tu me battras cette fois.
— Tu veux parier ? répliqua le garçon en se retournant et en fixant son propre jeu.
Pendant quelques secondes, le silence se fit, tandis que Milly observait avec attention l’expression de son ami. Enfin, après un moment de réflexion, il avança l’une de ses pièces et la tour de la jeune fille tomba. D’un mouvement du doigt, il la fit rouler hors du damier et se remit dans sa position initiale. Un sifflement frustré s’échappa de la bouche de Milly.
Sans qu’elle parvienne à comprendre pourquoi, une tension inexplicable régnait entre eux deux. Quelque chose clochait. Elle avait une vague idée de ce qui pouvait en être la cause, mais c’était tellement absurde qu’elle préférait ne pas y réfléchir davantage. Avec un sourire, elle taquina Chris.
— Julien perd toujours, lui. Pourquoi donc est-ce que je m’obstine à faire des parties avec toi ?
— Bonne question, répliqua-t-il vivement.
Milly resta interdite, étonnée de sa réaction. Hésitante, elle avança un pion. Chris se retourna à nouveau et son fou renversa avec un peu plus de force que nécessaire le cavalier noir. Il se releva à demi et la fixa sans ciller. Elle se sentit mal à l’aise et détourna ses yeux verts.
— Qu’est-ce qui se passe ? murmura-t-elle.
— C’est à toi de me le dire.
— Je ne comprends pas ! s’exclama-t-elle soudain en relevant le visage, les yeux brillants. Depuis quelque temps tu t’obstines à paraître de mauvaise humeur, chaque remarque te pique…
Sans attendre qu’elle ait fini sa phrase, le garçon descendit du lit et s’assit en face d’elle. Seul le plateau du jeu les séparait encore. Milly inspira doucement, et son cœur battit plus vite. Sa tête se pencha vers lui sans qu’elle puisse l’en empêcher, mais elle se figea. Seulement quelques centimètres espaçaient leur visage. Elle huma l’odeur si familière de Chris. D’un air grave, il s’adressa à elle.
— Milly… On est quoi exactement ?
— Meilleurs amis, répondit-elle aussitôt et sans aucune hésitation. Tu es le meilleur ami que j’ai jamais eu, depuis toujours.
Chris hocha tristement la tête et ne releva pas. Baissant la figure pour cacher son désarroi, elle avança une pièce et fit tomber l’un des pions blancs. Lorsqu’elle le regarda de nouveau, il n’avait pas bougé. Elle pressentait que la conversation n’était pas finie.
— Et Julien ?
Les deux mots avaient été crachés comme on crache un fruit trop mûr, avec écœurement.
— Quoi, Julien ?
— C’est ton meilleur ami.
Il y eut un silence. Milly se rendit compte de ce qu’il venait de dire. Ses lèvres s’entrouvrirent de stupeur, mais elle ne sut réagir immédiatement. Elle n’avait jamais songé à cela. Pour elle, la relation qui l’unissait à Chris était unique, tout comme celle qui la liait à Julien. Il ne s’était jamais imposé à elle qu’elle appliquait le titre de « meilleur ami » à deux personnes complètement différentes, tant à l’extérieur que de par la place qu’ils occupaient respectivement dans son cœur.
— Ce n’est pas la même chose ! se récria-t-elle enfin.
— En quoi ? En quoi ce serait différent, Milly ?
— Mais… Enfin… balbutia-t-elle.
Chris attendit qu’elle réponde, mais elle baissa la tête, vaincue. Il eut un murmure.
— C’est bien ce que je pensais.
D’un vif mouvement de la main, il saisit sa reine et le roi noir tomba.
— Échec et mat, dit-il simplement.
Se levant, il attrapa sa veste. Milly le fixa, incrédule.
— Où est-ce que tu vas ? Il n’est même pas seize heures…
— Je ne suis pas bien. Je vais rentrer. Moi aussi, j’ai une vie, tu sais ?
Choquée par la pointe d’animosité qu’elle percevait dans sa voix, elle se leva à son tour et se plaça devant la porte.
— Je te raccompagne…
— Pas la peine. J’habite à trente secondes. À plus tard.
Il fit le geste d’attraper la poignée et se figea. Le visage de Milly se trouvait encore une fois à quelques centimètres du sien.
— Si c’est juste par rapport à Julien… lâcha-t-elle.
— Non, ce n’est pas ça. Laisse-moi passer, Milly.
Le jeune homme tira la poignée vers lui et s’engagea à grandes enjambées dans le couloir, avant de descendre les escaliers. Il ouvrit la porte d’un coup et lança un « au revoir » à toute la famille Ryuma avant de la fermer, sans un regard pour Milly, qui s’appuyait, tremblante, sur la rampe des escaliers. Une chape de plomb s’était écrasée sur ses épaules. Elle tituba jusqu’à sa chambre et s’effondra sur son lit. La couette balaya les pièces d’échec qui volèrent à travers la pièce. Elle enfouit sa figure dans son oreiller. Elle n’arrivait pas à y croire. Que s’était-il passé ? Qu’avait-elle manqué ? Était-ce de sa faute ? Après une ou deux minutes, elle roula sur le dos et fixa le plafond. Elle ne pouvait pas s’être fâchée avec Chris, c’était impossible. Demain matin, elle le verrait pour aller au collège. Peut-être que d’ici là, il se serait calmé et lui expliquerait ce qui le dérangeait exactement…
Milly se tut après avoir raconté ce souvenir à Skandar. Il semblait réfléchir profondément. Elle évita de le regarder, embarrassée de lui avoir parlé de cet épisode, dont seule Lauryn était au courant.
— Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? finit par lâcher Skandar.
Elle eut un petit sourire triste et nostalgique, mais secoua la tête. Il ne protesta pas. Les alentours s’étaient assombris. Un moustique piqua Milly au bras et elle l’écrasa d’un geste vif.
Julien
Le garçon n’arrivait pas à fermer l’œil. Dès que le tonnerre avait cessé, il s’était empressé d’essayer de boucher le trou dans leur toit fragile. Aidé des deux autres, il avait réussi à faire évaporer la flaque d’eau hors de la maison. Il avait ensuite fait pousser de l’herbe haute et l’avait fauchée pour en faire trois paillasses un peu plus confortables que la terre et le gravier sur lequel ils avaient dormi la nuit précédente.
Mais même au chaud, dans leur nid et avec un toit au-dessus de la tête, il ne put empêcher certaines préoccupations de le rattraper. Il avait déjà le ventre vide et plus la force d’aller chercher de la nourriture. Les maigres restes d’hier n’avaient pas suffi à les rassasier. Il entendit le ventre de Théo gronder à quelques pas de lui et sourit involontairement. Question voracité, il dépassait toute concurrence.
Depuis des heures, quelque chose agitait l’esprit de Julien. Une chose à laquelle il n’avait pas eu le temps de penser plus, avec tous les évènements de ces dernières heures, mais qui le hantait. Après quelques minutes de réflexion, il comprit que la visite de Virginie en était la cause. Cette fille avait le don d’apparaître là où on ne l’attendait pas. C’est ce qui faisait sa force. Elle ne reculait devant rien. Pour elle, il n’y avait que sa petite personne et qu’importait les moyens, du moment que les résultats étaient les bons. Elle n’avait pas toujours été comme ça. Avant le collège, c’était une gamine jolie, mais banale, un peu trop audacieuse et légèrement manipulatrice, mais pas vraiment méchante. Mais les gens changeaient avec l’âge, Julien l’avait testé maintes fois avec bien des personnes de son entourage.
Il s’interrogeait aussi beaucoup sur le but du Vitaltest. Être en communion avec la nature. Dans le fond, c’était une bonne idée. Un peu extrême, mais une bonne idée. Le garçon se souvenait que sa mère avait passé le sien au Tibet. Depuis, tous les ans, elle effectuait une sorte de pèlerinage dans ces montagnes. Rares étaient ceux que le Lâchage n’avait pas changés.
Sa tête, au début bourdonnante, se calma peu à peu. Bientôt, ils seraient tous les trois ensemble, sous un soleil magnifique, avec un paysage grandiose et sans autres soucis que de s’empêcher de tuer Amélie et ses remarques acerbes. De vraies vacances. Ses paupières se fermèrent toutes seules et il s’endormit pour plonger dans un monde peuplé de doux rêves.
Lauryn
Elle avait faibli au bout d’une demi-heure à peine. Quentin était atrocement lourd et elle venait à peine d’acquérir ses nouvelles capacités. À bout de souffle, elle s’arrêta au milieu du chemin. Derrière elle, Kim la rattrapa et lui posa une main sur l’épaule. Trystan, qui était resté devant en prévention d’un éventuel danger, se retourna et jeta un regard chargé d’animosité vers le blessé qui ne sembla pas le remarquer. Depuis le début du trajet, il n’avait pas cessé une minute de se plaindre et ses gémissements commençaient à porter sur les nerfs de chacun des membres du petit groupe. Lauryn déposa lentement sa charge à terre, épuisée.
— Tu veux que je te relève ? proposa Kim.
Lauryn n’eut pas la force de dire non. Se traînant derrière eux, elle essaya d’envisager comment elle allait expliquer la situation aux autres. D’ordinaire, Julien s’énerverait si elle aidait quelqu’un de l’espèce de Quentin. Mais ce n’était pas un cas habituel, et il était hors de question qu’elle le laisse au milieu de nulle part avec la cheville brisée, que ce soit lui ou n’importe qui d’autre.
Le jour baissait peu à peu au fur et à mesure qu’ils avançaient. Bientôt, les montagnes cachèrent le soleil qui descendait au loin, prisonnier de sa course éternelle. La rivière avait beau gronder au fond du gouffre, le silence qui régnait entre eux était oppressant, Lauryn avait l’impression qu’il lui écrasait la tête dans un étau et l’empêchait de respirer correctement. Tout ce dont elle avait envie, c’était de rentrer chez elle et de se jeter sur son lit. La réalité la rattrapa vite et elle soupira en pensant qu’il lui restait encore près d’un mois avant de pouvoir dormir dans des draps propres.
— Comment tu as fait pour tomber, Quentin ? demanda-t-elle dans l’espoir de se distraire de ses pensées désagréables.
— Je ne sais pas, grogna-t-il. Avec Fabrice, on cherchait un endroit où on aurait pu pioncer en attendant la fin du mois. J’ai trébuché, et cet… ce crétin a préféré partir plutôt que de se bouger pour me sortir de là. Si je le revois, ce c…
Il partit alors dans une longue litanie relatant tout ce qu’il rêvait de faire dans le cas où il mettrait la main sur Fabrice. Au bout de quelques secondes, Lauryn cessa de l’écouter et regarda le ciel qui avait viré à l’orangé teinté de rose. Le paysage était à couper le souffle. Si elle percevait le son du torrent en contrebas, elle ne parvenait pas à le voir à cause des arbres qui lui bouchaient la vue.
Elle dépassa Kim et rejoignit Trystan au pas de course. Il lui jeta un coup d’œil curieux.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui, une fois qu’on sera là-bas ? Je n’ai aucune idée de ce qu’on pourra faire pour sa...
— Il faut lui immobiliser complètement la cheville, mais ça va être dur, on n’a pas de plâtre… En tout cas, il faut faire vite, si on laisse faire, elle va se réparer, mais tordue.
Lauryn frissonna. Elle n’avait pas prévu qu’elle allait devoir jouer les médecins secouristes dans cette aventure. Que pouvaient des adolescents face à la nature et à ses dangers ? Elle songea tout à coup que c’était là la leçon qu’on cherchait à leur donner. La nature était toujours la plus forte et il ne fallait pas essayer d’aller contre elle.
— Je ne m’attendais pas du tout à ça… avoua-t-elle soudain.
— Moi non plus, répondit Trystan, comprenant à quoi elle faisait allusion. J’espère que tous les autres s’en sortent.
— C’est ce qui m’inquiète. Certains sont juste incapables de se débrouiller tout seuls.
— Pour l’instant, c’est sur nous qu’il faut se concentrer.
— Oui…
Derrière eux, Kim réclama que Trystan l’aide, et il s’empressa de la relever. Quentin le houspilla lorsqu’il faillit le faire basculer sur le côté et il s’excusa dans un marmonnement. Lauryn détourna la tête. Elle ne s’était jamais cassé quoi que ce soit, mais elle soupçonnait que ce ne devait pas être particulièrement agréable.
Cela faisait deux heures qu’ils marchaient, en comptant les petites pauses qu’ils s’étaient octroyées. Lauryn avait hâte de retrouver les autres. Qui sait, peut-être que leur journée avait été plus fructueuse que la leur ?