Lauryn
Tous furent émerveillés par l’exploit qu’avaient accompli Amélie et Julien. Le jeune homme marmonnait toutes les minutes que ce n’était rien tout en rougissant légèrement. La source était creusée dans une sorte d’amoncellement de rochers. L’eau coulait jusqu’à une demi-sphère d’à peu près six mètres de diamètre creusée dans le sol qu’elle remplissait comme un bassin, avant de se déverser et disparaître dans la pente. Pas de doute, Amélie avait fait du très bon travail.
Immédiatement, les filles, après s’être désaltérées, commencèrent à nettoyer leurs plaies et coupures diverses. Julien s’assit à l’écart, aux côtés de Théo et Trystan. Lauryn le vit ricaner en l’observant se laver la figure et le cou puis s’ébrouer pour chasser les gouttes de son visage. Elle lui rendit son sourire teinté d’une pointe de malice.
— Les garçons… Sans vous vexer, un brin de toilette vous ferait un bien fou.
Les trois jeunes gens échangèrent des coups d’œil inquiets. Après s’être raclé la gorge, Julien prit une expression avenante et un air qui se voulait assuré.
— Plus tard. Dans l’immédiat, nous avons d’autres priorités, comme l’a indiqué Amélie…
— Nous n’hésiterons pas à utiliser la force, intervint Kim d’une voix qui se voulait menaçante.
— Sans vous vexer, répliqua-t-il avec une pointe de dédain, ce ne sont pas des filles comme vous qui vont…
Avant qu’il ait pu en dire davantage, une trombe d’eau froide s’éleva du bassin improvisé et vint s’abattre sur eux. Ils hurlèrent avec une parfaite synchronisation, en toussant pour recracher l’eau qu’ils avaient ingurgitée. Lauryn observa Julien bondir sur ses pieds en riant à gorge déployée. Ses cheveux blonds lui collaient au front, ses vêtements trempés dégoulinaient. Trystan et Théo n’étaient pas dans un meilleur état. Elle se tourna vers Amélie.
— Parfois, affirma cette dernière, une bonne douche vaut mieux que de longues discussions.
Kim éclata de rire. Ève eut un petit sourire mesquin. Les trois victimes les fusillèrent du regard. Avec une grimace, Trystan enleva son t-shirt, dévoilant d’admirables pectoraux. Lauryn jeta un coup d’œil vers Kim. La jeune asiatique en bavait presque. Théo l’imita, sans toutefois avoir le même succès. Il ramassa ses lunettes, qui étaient tombées et avaient roulé dans l’herbe. Fort heureusement, elles n’étaient pas endommagées.
Ils restèrent une bonne heure à se prélasser dans leur petite oasis. Lauryn, malgré son air joyeux, était inquiète. Il s’était écoulé deux journées entières, et depuis ces quarante-huit heures, toujours pas trace de sa meilleure amie. D’après ce que Kim, Trystan et elle avaient constaté, une rivière coulait sur le flanc sud de la montagne sur laquelle la ville était perchée. Elle décrivait de longues courbes et se perdait vers l’ouest. La falaise qui enchaînait la montagne en cachait l’origine. Elle était consciente que si Milly était en bas, l’ascension serait longue, mais ne pas savoir précisément ce qu’il en était rendait la jeune fille folle d’anxiété.
Enfin, Amélie, égale à elle-même, vint troubler leur moment de détente.
— Bon. Si on discutait…
— Tu relâches jamais la pression, toi, hein ? grogna Julien.
— La ferme, Neith. Il faut qu’on aille voir ce foutu container. Après on avisera, mais à mon avis d’ici peu on va manquer de vivres, donc il faudra faire une petite cueillette…
— Pourquoi est-ce que je ne peux pas faire pousser de la nourriture, tout simplement ?
— Parce que tu viens à peine d’acquérir tes nouvelles capacités et que je n’ai pas envie de mourir empoisonnée, sombre crétin.
— Je suppose qu’on ne peut pas protester.
— Tu as une autre idée peut-être ? Ne dis rien, je m’en fiche. Bref, déjà il nous faut définir ce que nous allons faire. Après, Lauryn, tu pourrais aller chercher Milly, je vois que tu en meurs d’envie. Tu ne seras pas concentrée si je t’attribue une autre tâche, de toute façon.
L’intéressée fronça un sourcil, intriguée. Était-il si facile de percer son esprit ?
— Théo veillera sur Quentin. Trystan… euh…
Voyant son hésitation, le garçon la secourut.
— J’ai des connaissances en herbes médicinales. Dans mon collège, on propose des options pour nous préparer à quelques trucs du Vitaltest…
— Je l’accompagnerai. Mieux vaut une Terre avec lui pour l’aider, affirma Ève.
— C’est peut-être préférable, confirma Amélie, dubitative. Des questions ?
— Une seule.
Amélie ferma les yeux et inspira à fond. Lauryn réprima un sourire. Julien avait un air tout à fait sérieux. Elle eut un mouvement sec du menton pour l’inciter à continuer.
— Quelle est la différence entre un terroriste et une rousse ?
— Julien… l’avertit Lauryn.
— Au moins, avec un terroriste, tu peux négocier !
Il n’avait pas fini de prononcer la dernière syllabe, qu’un paquet de neige s’écrasa sur lui. Il hurla et se mit à sauter dans tous les sens en essayant d’enlever les flocons glacés qui s’étaient glissés dans son cou. Tous éclatèrent de rire. Lauryn se joignit à eux. Même Ève et Amélie eurent un bref gloussement devant le spectacle insolite auquel elles assistaient. Les yeux brillants de larmes de rire retenues, Amélie déclara :
— Tu fais la danse de la pluie, Neith ?
Julien s’immobilisa et grogna de frustration.
— Faut bien qu’elle choisisse ses moments pour faire de l’humour, elle…
Milly
— Je comprends ce que tu ressens, affirma soudain Skandar.
Ils s’étaient remis en route depuis un petit moment, et n’avaient toujours échangé aucune parole depuis que Milly s’était confiée à lui. Elle ne savait pas comment elle pouvait interpréter ce mutisme. D’après ce qu’elle avait vu du garçon, il n’était pas d’un naturel loquace. Elle comprit qu’il avait besoin de réfléchir à tout ce qu’elle lui avait livré avant d’émettre son avis.
— Ça m’étonnerait beaucoup… murmura-t-elle.
— Tu n’es pas la seule à connaitre ce genre de désillusion brutale.
Surprise par ce soudain revirement, elle releva la tête. Devant elle, Skandar s’était arrêté et la dévisageait avec sérieux. Il repoussa une mèche de cheveux bruns et continua sur sa lancée.
— Tu sembles croire que de pareilles injustices n’arrivent qu’à toi. Mais c’est loin d’être vrai.
— C’est faux… se récria-t-elle. Je ne pense pas du tout ça.
— Bien sûr que si. Je ne sais pas toute l’histoire, je ne porterai donc pas un jugement sur ton expérience personnelle, mais tu sembles te complaire dans le rôle de la victime.
— Tu ne sais rien sur moi… s’étrangla-t-elle, réprimant l’irritation qui s’emparait d’elle.
Skandar ouvrit la bouche, puis la referma. Elle n’avait pas tort. Il haussa les épaules.
— C’est vrai que je ne suis pas à la bonne place pour te dire ça.
— Tu meurs d’envie de savoir la suite ! l’accusa-t-elle. Oui, c’est ça, pour toi c’est un roman-feuilleton, c’est tout ce qui t’intéresse !
— Je ne m’en cacherai pas, avoua-t-il en hochant la tête, je suis très curieux de ce qui a pu t’arriver. Mais je t’assure que ce n’est pas comme ça que je le pense.
— Bien, encore un épisode du roman-feuilleton pour aujourd’hui alors… soupira-t-elle.
— Milly, l’interrompit-il.
Elle se tut et tendit l’oreille alors qu’ils reprenaient leur marche. Enfin, il déclara d’une voix mal assurée -pour une fois :
— Ça te fait du bien de me raconter tout ça. N’essaie pas de le nier.
Elle s’apprêtait à le détromper lorsqu’elle songea qu’il avait raison. Il y avait des années qu’elle n’avait pas parlé de ce qui s’était passé avec Chris. Et au fur et à mesure qu’elle révélait toute l’histoire à Skandar, elle sentait allégée d’un énorme poids. Elle haussa les épaules avec une moue boudeuse, ce qui sembla tranquilliser le jeune homme.
Julien et Lauryn tentaient tant bien que mal de lui changer les idées. Depuis deux jours, Milly ne se sentait pas bien. Chris ne lui avait pas adressé la parole et n’était plus rentré avec elle. Le matin, elle avait essayé de l’attendre, mais il était déjà parti. À présent, alors que les deux autres affectaient un engouement forcé pour la sortir de son abattement, elle le cherchait des yeux dans la cour.
— Milly ! Tu m’écoutes ? s’écria Lauryn.
— Oui, oui, marmonna-t-elle.
C’est alors qu’elle le vit sortir d’un bâtiment. Il était en compagnie d’un groupe mixte qui riait aux éclats. Elle entrouvrit les lèvres, stupéfaite. Il plaisantait avec eux et semblait parfaitement intégré. Sans attendre, elle se leva et fit signe à ses amis de ne pas bouger.
Évitant les élèves qui couraient, discutaient, et lui bloquaient le passage, elle se dirigea droit vers Chris qui ne semblait pas l’avoir remarquée. Tout son groupe s’était assis contre un mur et s’agitait joyeusement. Milly en reconnut la plupart. Tous des gens avec lesquels elle n’avait aucune affinité. Elle s’immobilisa devant eux. Seconde après seconde, chacun finit par lever la tête dans sa direction. Elle croisa les bras.
— Je peux te parler ? demanda-t-elle à l’intention de Chris.
— En fait, tu me déranges un peu, répondit-il sur le ton de la confidence. On peut voir ça plus tard ?
— C’est pour l’exposé en sciences technologiques…
— Ah oui, je voulais te dire à ce propos…
Le cœur de Milly se regonfla. Tout n’allait peut-être pas si mal en fait.
— J’ai demandé à la prof de changer les groupes. Je suis avec Kendra et Virginie maintenant. Tu peux aller te trouver d’autres personnes.
La respiration de Milly s’accéléra. Ce n’était pas possible. C’était juste un cauchemar. Un horrible cauchemar. Elle allait se réveiller… et tout serait comme avant. Il lui fallut un temps pour se rendre compte que le petit groupe au complet la fixait.
— Bon, tu caches un peu le soleil, fit la fille nommée Virginie. Ça te dérangerait pas de dégager ?
— Ouais, retourne avec tes amis, ils t’attendent, lança un autre.
À reculons, Milly s’éloigna de quelques pas, sans cesser de fixer Chris. Celui-ci détourna son attention d’elle et reprit sa conversation avec un autre garçon assis à ses côtés.
La jeune fille resta calme et marcha jusqu’à Lauryn et Julien qui l’attendaient avec une curiosité à peine dissimulée. Sans parler, elle leur fit signe de rentrer dans le bâtiment. Ils la suivirent et une fois dans le couloir, elle s’effondra contre un mur.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai pu bien faire ? souffla-t-elle d’une voix étranglée.
À cette question, les deux autres n’avaient pas de réponse.
Milly s’interrompit.
— Je cherche encore la réponse, marmonna-t-elle, plus pour elle-même que pour Skandar.
Elle fit quelques pas de plus et s’arrêta, penchée en avant, les mains appuyées sur les genoux. Inspirant de grandes goulées d’air, elle s’étira la colonne vertébrale avant de repartir aux côtés de son compagnon dont les sourcils froncés indiquaient qu’il réfléchissait.
— Je me trompe en affirmant que ce n’est pas fini ? s’enquit-il après quelques secondes.
— Non, tu ne te trompes pas. Le prochain épisode du roman-feuilleton plus tard, décréta-t-elle d’un ton ferme.
Lauryn
Elle conduisit tous ses compagnons, excepté Quentin, et Théo qui le surveillait à contrecœur, à travers la forêt. Le trajet n’était pas long, mais ils discutèrent longtemps de ce qu’il convenait de faire. Lauryn avaient entendu Virginie et Chris dire qu’ils levaient le camp, mais mieux valait jouer la carte de la prudence. S’ils avaient changé d’avis entre-temps, il serait difficile d’y accéder, à moins de provoquer une énième bagarre. Personne n’avait l’air très enthousiaste. Il y avait bien la méthode de la diversion, mais cela attirerait les soupçons, et personne n’avait franchement envie de servir d’appât à la blonde psychopathe.
— Julien, tu pourrais essayer de détecter des vibrations à distance ? demanda-t-elle. S’ils sont là, tu pourrais les localiser, non ?
— Théoriquement, dit-il. Mais la terre est pleine de vibrations. Donc ce ne sera pas très fiable.
— Tu peux quand même essayer.
Elle s’arrêta à une centaine de mètres de l’endroit où elle avait repéré le présumé container la veille, et intima aux autres le silence. Julien s’agenouilla et ferma les paupières en posant une main au sol. Ils retinrent leur respiration, le cœur battant. Kim jouait avec une mèche de cheveux dans un tic nerveux. Tous attendaient le verdict du jeune homme. Une longue minute passa, après laquelle plus personne ne tenait en place. Il finit par se relever.
— Je ne détecte rien. Et toi Ève ?
La jeune fille s’agenouilla à son tour et se releva après un temps inférieur à celui qu’avait pris Julien. Elle secoua la tête et repoussa ses cheveux hérissés en arrière.
— Je suis presque sûre qu’on peut y aller. Et si Chris et Virginie sont encore là… à six contre deux, on devrait pouvoir se débrouiller.
— C’est quand même étrange que nous ne croisions personne, fit Julien après qu’ils se soient remis en route.
— Quatre cents élèves. Trois académies et soixante-dix kilomètres de diamètre, récita Kim. On n’est pas beaucoup non plus.
Elle fit un rapide calcul mental.
— Au total, j’ai vu une quinzaine d’élèves ici. Ma mère m’a raconté qu’elle était restée quatre jours seule. L’enfer d’après elle.
— Je veux bien te croire, avoua Lauryn.
Ils progressèrent en file indienne au fur et à mesure que le trajet devenait plus compliqué. Le cœur de Lauryn battait la chamade et martelait impitoyablement sa poitrine, un peu plus fort à chaque pas qui les rapprochait du container. À l’intérieur, des dizaines de sacs à dos étaient amassés, et ils contenaient des objets importants, selon Marvin.
Ils débouchèrent enfin sur la clairière qu’elle avait entraperçue la veille. Personne ne fit attention au décor et chacun ouvrit grand la bouche quand ils dépassèrent les branches basses et purent enfin contempler ce pour quoi ils étaient venus. Lauryn nota dans un coin de sa tête qu’il n’y avait nulle trace de Chris ni de Virginie. Ils avaient dû lever le camp, comme ils l’avaient prévu.
Un container de taille modeste, qui détonnait avec la nature, d’environ douze mètres de long sur deux mètres et demi de large. Comme incrusté dedans, le compte à rebours continuait de défiler, exactement semblable à ce qu’avait décrit Lauryn quelques heures auparavant. Les chiffres bleus étaient au nombre huit : deux pour les jours, les heures, les minutes et les secondes. Lauryn avait l’impression de contempler le compte à rebours du Nouvel An. Mais elle était dix fois plus heureuse de le voir.
Amélie, ébahie, se mit à l’étudier sous toutes les coutures, tandis que les autres en faisaient le tour, de grands sourires plaqués sur leur visage.
— Bravo, Lauryn, lui glissa Julien avant de les rejoindre.
Son cœur se gonfla face à ces félicitations, minces, mais très significatives pour elle, puisqu’elles venaient de Julien, son meilleur ami…
Une heure plus tard, ils racontaient ce qu’ils avaient vu à Théo qui buvait leurs paroles comme un enfant écoute les histoires que lui raconte sa grand-mère. Ils parlaient un peu tous en même temps, mais l’ambiance était si bon enfant que personne ne tenta d’imposer le calme. Même Quentin écouta attentivement leur récit. Lauryn était tellement soulagée que pendant un court instant, elle ne pensa même plus à Milly. Ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, ce qui signifiait qu’ils pourraient prendre leur sac à dos le quinzième jour sans problème…
— Bon allez, finit par dire Amélie, tout sourire. La journée est suffisamment avancée comme ça. Je propose que tu ailles chercher des vivres dans les bois, Julien. Les autres, vos tâches vous attendent…
Tous semblèrent rechigner à l’idée d’interrompre ce moment de partage. Pourtant ils se remirent tour à tour debout, la plupart fusillant Amélie du regard, mais ne sachant comment la contester devant autant de bon sens.
— Tu es une rabat-joie de première ! explosa Julien. On a trouvé le container. Ça ne te suffit pas ? Il faudrait que nous soyons tous aux travaux forcés pour que tu sois enfin contente. En fait, tu es une sadique profonde.
— Si tu préfères crever de faim, espèce de QI de poule, répliqua-t-elle avec force, ou encore de morsures de serpents, fais-le, vas-y ! Je ne t’en empêche pas. Mais loin de moi, et en silence !
Julien
« Je propose que tu ailles chercher des vivres dans les bois » et gnagnagna, je m’appelle Amélie Debord, je suis rousse, n’ai aucun sens de l’humour et je cherche à dominer tout le monde... »
Des branchages morts craquèrent bruyamment sous ses pieds tandis qu’il avançait sans précautions dans les bois. Il n’avait toujours pas réussi à digérer comment l’adolescente l’avait humilié en présence de tout le groupe. Certes, il s’était un peu énervé. Mais était-ce une raison pour l’envoyer paître comme elle l’avait fait ? Sa réaction avait été excessive, comme chacune de ses réactions d’ailleurs.
Tout en marmonnant, il cueillait les fruits et plantes que son instinct de Terre lui indiquait comme comestibles. Il n’en connaissait pas la plupart, mais se fiait suffisamment à ses nouvelles capacités. Ses habits étaient encore humides après le bain d’eau froide et de neige successivement administrés par la jeune fille. Elle n’avait pas daigné lui proposer d’évaporer l’eau de ses vêtements. Et lui avait trop de fierté pour le lui demander.
Son sweat lui servait de sac pour transporter tout ce qu’il ramassait. Il ne l’aurait jamais avoué, mais Amélie avait tout prévu jusqu’au moindre millimètre. Les tâches qu’elle avait administrées étaient intelligentes et adaptées. Il chassa ces pensées désagréables et se concentra sur un autre sujet qui requérait son attention, à savoir Ève. L’adolescente n’était pas un problème en elle-même, bien qu’elle paraisse un peu trop asociale et indépendante à son goût. Ce qui l’inquiétait, c’était l’extension de leur petit groupe.
Julien n’était pas naïf. À moins d’une maturité exceptionnelle, si le groupe s’agrandissait encore il leur serait impossible de trouver un terrain d’entente. Ici, il n’y avait pas d’adultes pour régler les éventuels conflits. Ils étaient déjà huit, si on comptait Quentin. Pour le moment, chacun faisait un effort pour que la vie soit possible en cohabitation. Mais dans deux jours ? Dans une semaine ? Julien savait par expérience que tous n’obéiraient pas à Amélie et à ses règles comme des petits toutous pendant un mois. Tôt ou tard, il y aurait des dissensions. Et personne ne savait de quoi l’un d’eux serait capable, s’il était poussé à bout. Il devrait en toucher un mot à Lauryn dès que possible, car elle était sage et avait toujours des idées.
Il était presque midi quand il s’arrêta de chercher, à bout de souffle. De la poussière collait à ses mollets musclés, son front était baigné de sueur. Il s’inspecta rapidement et se rendit compte que son pantalon, qu’il avait retroussé pour avoir moins chaud, était très abîmé, ainsi que son t-shirt. Ses parents ne lui avaient jamais donné de conseils, ni parlé de leur Lâchage. Il savait juste que les deux avaient été largués près des Grands Lacs, c’était d’ailleurs là qu’ils s’étaient rencontrés. Mais il était mal vu de préparer ses enfants au Vitaltest de quelque manière que ce soit. Si cela se savait, la réussite d’un adolescent dans l’épreuve était souvent contestée. Il arrivait fréquemment que l’Assemblée décide de retirer son certificat à un des candidats parce qu’il avait été trop entraîné avant de le passer.
Par conséquent, l’esprit de Julien fourmillait de questions pratiques. Il avait hâte d’être rendu au quinzième jour. La vue du container l’avait tant emballé qu’il y pensait sans arrêt ; il se demandait surtout ce qu’allaient contenir les fameux sacs à dos. Le jeune homme doutait qu’on ait daigné y placer des friandises pour l’occasion. Apparemment, ces cadeaux étaient uniquement de première nécessité. C’était un des premiers avantages à être en groupe : on pouvait profiter de plusieurs présents, même si chacun devait faire attention au peu qu’il possédait.
Le confort d’un appartement commençait à lui manquer. Il réprima un sourire, on ne prenait conscience de ce que l’on avait que quand on en était privé. Quand il rentrerait chez lui, il comptait profiter de chaque élément de son logis, à commencer par le canapé et le projecteur.
Avec un soupir, il sauta du rocher où il était perché et retourna vers la cité. Il espérait que Lauryn ait retrouvé Milly. Ils n’étaient complets que quand ils étaient ensemble.
Lauryn
Ses genoux la faisaient horriblement souffrir. Elle descendait la forêt depuis une heure et chaque pas lui faisait mal aux articulations tant la pente était abrupte. Il n’y avait pas de chemin, ou alors il était tellement ancien que les buissons s’étaient refermés sur lui. Lauryn s’arrêta quelques secondes et se pencha en avant, le souffle court. Elle n’osait même pas penser au moment où elle devrait tout remonter.
L’idée qu’elle pouvait à tout instant retrouver Milly et que le container était enfin localisé lui insufflait la volonté d’avancer. Pour le moment, la situation était parfaite, idéale. Si ce n’est qu’il lui fallait retrouver son amie.
Soudain, son instinct lui dicta de se relever. Quelque chose clochait. Elle sentait une présence nocive près d’elle. Elle ferma les yeux et balaya les alentours d’une douce brise en essayant de percevoir les contours des corps solides qu’elle rencontrait. Elle ouvrit les paupières et se jeta sur la droite, sans prendre garde aux plantes qui lui écorchèrent les bras et les jambes. Un serpent referma sa mâchoire puissante juste à l’endroit où elle se tenait une seconde auparavant. Son poignet effectua un mouvement de rotation et l’animal se retrouva projeté au-dessus des arbres avec un long sifflement aigu.
Lauryn resta quelques secondes haletante, pétrifiée. Elle avait frôlé la mort et elle s’en rendait compte. La forêt environnante lui parut soudain plus menaçante. Qui savait ce qui se cachait derrière ces grandes feuilles ? Aurait-elle toujours assez d’instinct pour éviter les dangers comme elle venait de le faire ? Rien n’était moins sûr.
Machinalement, elle renoua son gilet autour de ses hanches, car il avait glissé pendant qu’elle avait roulé. La chaleur était accablante depuis quelques heures, même à l’ombre, rendue plus insupportable encore par l’humidité ambiante. Elle s’essuya le front du revers de la main et se remit en marche, plus prudente et à l’écoute cette fois-ci. Quelque chose lui disait qu’il ne fallait pas s’attarder trop lorsqu’on était seule comme elle au milieu d’un environnement inconnu. En contrebas, la rivière grondait plus fort que jamais.
Elle fit encore quelques pas, avant de s’arrêter brutalement. Devant elle, le vide l’attendait. Elle ferma les yeux pour dissiper le léger vertige qu’elle éprouvait, puis observa les lieux. La pente était si raide qu’on aurait pu aisément la confondre avec une falaise. Il était bien entendu hors de question qu’elle s’y aventure. En face, tout était calme. Rien ne signalait la présence d’adolescents.
Frustrée, elle rebroussa chemin, en peinant à écarter les branches basses et les buissons qui lui entravaient les jambes. Visiblement, elle n’avait pas cherché au bon endroit. Mais après tout, peu importait. Elle n’aurait de cesse d’explorer les lieux jusqu’à ce qu’elle retrouve une trace de Miliana. Il était hors de question de l’abandonner. C’était inenvisageable, même si elle n’avait pas donné signe de vie depuis presque trois jours déjà…
Elle décida de chercher Milly encore deux ou trois heures, puis de rentrer. Le temps qu’elle remonte la pente, la journée serait déjà bien avancée et elle n’avait aucune envie de se retrouver seule dans la forêt pour la nuit.
Milly
Milly sortit du collège sans quitter le groupe de Chris du regard. Quelque chose n’allait pas, certes, mais elle n’allait pas se laisser abattre pour autant. Le soleil de l’après-midi avait fait place à un temps gris et pluvieux. De minuscules gouttelettes formaient des petites taches sur la chaussée.
Du coin de l’œil, elle vit que son ami et les autres avaient tourné au coin de la rue. Il ne rentrait donc pas chez lui… elle les suivit en se frayant un passage à coups de coude dans la foule amassée devant le collège. Puis elle se mit à courir. Elle faillit déraper, mais se rattrapa à un poteau, avant de tourner à gauche. Une vingtaine de mètres plus loin, le petit groupe avançait en se chahutant. Les filles poussaient des cris aigus alors que les garçons faisaient les beaux et se bagarraient amicalement. Chris était à l’arrière. Elle se dépêcha de le rattraper et le tira par la manche. Surpris, il se retourna et haussa un sourcil en la voyant.
— Oui ?
— Il faut qu’on parle, Chris.
Quelques personnes avaient remarqué leur manège et les fixaient avec un sourire sarcastique. Virginie héla Milly.
— Tu ne peux pas le lâcher dix secondes ?
Les autres ricanèrent, mais la jeune fille ignora avec application leurs moqueries. Chris soupira.
— Je vous rejoins, j’en ai pour une minute.
Lui obéissant, ils continuèrent à avancer. Bientôt, Milly et Chris furent seuls. Elle chercha son regard, mais il l’évitait avec application.
— Pourquoi ? lâcha-t-elle enfin.
— Pourquoi quoi ?
— Ne joue pas à l’imbécile.
La pluie commençait à augmenter, mais aucun ne fit le geste de partir s’abriter.
— Ça ne va plus, entre nous, lâcha-t-il enfin en haussant les épaules.
Un poids de plomb s’abattit sur Milly lorsqu’elle réalisa ce que Chris venait de dire. Elle voulut parler, mais les mots se bloquèrent dans sa gorge.
— Tu t’en rends bien compte, affirma-t-il en croisant enfin son regard. Tu as d’autres amis, j’ai d’autres amis. On ne peut plus faire comme si de rien n’était.
— C’est faux, protesta-t-elle. Je…
— Tu sais aussi bien que moi que c’est vrai. On a grandi, Miliana.
Le fait qu’il l’appelle par son vrai prénom ne la frappa pas tout de suite. Mais lorsqu’elle s’en aperçut, il lui sembla que le poids qui pesait sur elle s’alourdissait.
— Et alors ? On est amis depuis trop longtemps, Chris, tu ne peux pas tout briser…
— Erreur. Tu as tout brisé. Et depuis longtemps. Comme je le disais, on a grandi. Nous n’avons plus les mêmes valeurs, les mêmes centres d’intérêt. Mieux vaut ne pas continuer à entretenir une fausse amitié qui est déjà éteinte depuis trop longtemps.
Milly déglutit tandis que les paroles cruelles de Chris s’imprimaient dans son esprit. Elle ne parvenait pas à croire ce qu’elle entendait.
— Mais on était si proches…
— Illusion, ça aussi. Franchement, ça fait longtemps que je rêvais de te le dire en face.
— Je ne comprends pas. Si c’est à cause de Julien, je…
— Mais je m’en fous, de Julien ! s’exclama-t-il. Pas toi, à l’évidence.
Elle se tut, sans parvenir à trouver une réponse adéquate. Il secoua la tête, l’air navré.
— C’est ce que je pensais. Tu es dingue de lui. Et dans la vie, il n’y a pas de place pour un meilleur ami quand on a un copain.
— Mais c’est toi qui… que… s’écria-t-elle avant de se taire.
Chris avait une expression indéchiffrable sur le visage. Il secoua la tête derechef.
— Sérieusement, tu me fais pitié. Oui, c’est ça, tu es pitoyable. Je préfère rester avec eux, si ça ne te dérange pas. Salut.
Milly resta immobile alors que la pluie redoublait d’intensité et que Chris s’éloignait. Mais il s’arrêta une seconde, laissant une bouffée d’espoir traîtresse l’envahir.
— Une dernière chose. Ce n’est plus la peine de m’attendre, ni de me parler. Ça fait quelque temps que je songe à te le dire, mais tu m’ennuies profondément. Retourne voir tes vrais amis et fiche-moi la paix.
La jeune fille resta immobile, sans se préoccuper de ses vêtements qui s’alourdissaient de pluie. Ses mèches de cheveux collaient à son visage, mais elle ne fit pas mine de les écarter. Il lui semblait qu’à chaque seconde qui passait, son cœur s’écartelait un peu plus. Bientôt, Chris ne fut plus qu’une vague silhouette brouillée par les trombes d’eau. Et elle, Miliana Ryuma, n’était plus qu’un esprit mutilé qui attendait la fin comme une délivrance.
— Milly ! Milly !
Son cœur s’arrêta de battre, alors qu’elle revenait brutalement à la réalité. Ce n’était pas un rêve. Cette voix familière qui l’appelait était bien présente. Skandar fixait un point derrière elle avec un regard étonné. Elle se tourna vers son origine, en cherchant sa propriétaire. Des larmes s’échappèrent de ses yeux.
— Lauryn !