4.

Le Monde d’Anaclasis

Thomas secoua la tête en signe d’incompréhension :

— Un Passe-Mondes ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

La jeune Ela Daeron fronça les sourcils, à mi-chemin entre l’amusement et l’agacement.

— Tu me fais marcher ? demanda-t-elle. Tu sais bien ce qu’est un Passe-Mondes, puisque tu…

Elle laissa sa phrase en suspens, semblant remarquer pour la première fois la façon dont il était vêtu : jeans taille basse, chandail « Tomb Rider » avec une image de Lara Croft brandissant une arme de gros calibre, et des chaussures de sport recouvertes de terre. Elle sembla tout à coup très intriguée.

— D’où viens-tu, Thomas Passelande ? reprit-elle. N’importe quel habitant du Monde d’Anaclasis connaît les Passe-Mondes. Et je n’ai jamais vu quiconque s’habiller comme toi !

Elle secoua la tête en fixant d’un air bizarre le pistolet de l’aventurière, faisant voler ses longs cheveux noirs autour de son visage. Le garçon hésita : devait-il lui dire la vérité, au risque de déclencher des événements qu’il ne serait peut-être plus en mesure de maîtriser ? Ou, au contraire, inventer un mensonge crédible afin de ne pas attirer trop l’attention sur lui ? Mais comment savoir ce qu’était un « mensonge crédible », dans ce monde qu’il ne connaissait pas ? Il opta finalement pour la franchise.

— Je ne suis pas d’ici, comme tu l’as deviné, avoua Thomas… Et je suis arrivé un peu par hasard, en passant à travers… un mur ! D’un côté, il y a mon univers et de l’autre le tien. Ils se ressemblent beaucoup, les mêmes montagnes par exemple, mais le mien est beaucoup plus peuplé. Et on n’y trouve pas ces monstres qui t’ont enlevée. Mais je ne sais pas par quelle magie j’ai réussi à passer de chez moi au… au Monde d’Anaclasis. Ni comment nous nous sommes retrouvés ici, alors que nous étions de l’autre côté de la prairie l’instant d’avant…

Ela Daeron sembla chercher à deviner s’il disait la vérité, puis elle hocha la tête, apparemment convaincue.

— Je ne croyais pas aux histoires qui parlent de ton monde, reprit-elle d’une voix songeuse. Je les prenais pour des contes pour enfants, tout au plus des légendes appréciées du peuple…

Cette expression « du peuple », mais également la façon un peu hautaine dont elle avait prononcé ces mots, étonna Thomas. Qui était-elle pour se dissocier ainsi des autres habitants de son monde ? Une riche héritière, une sorte de princesse ?

— Nous appelons ton monde le Reflet, continua la jeune fille. Et certains récits parlent d’un temps très lointain où le Monde d’Anaclasis et le Monde du Reflet étaient en contact permanent. Je ne sais pas comment cela se passait, ni pourquoi cela cessa, mais c’est ce que l’on raconte.

— Et que sont les Passe-Mondes ? demanda le garçon, curieux d’en apprendre plus sur celui pour qui elle le prenait.

— Les Passe-Mondes sont l’une des dix castes dirigeantes de nos Animavilles, déclara-t-elle d’un ton un peu professoral…

Devant la moue intriguée de Thomas, Ela interrompit son explication.

— Tu ne connais pas non plus les Animavilles ? demanda-t-elle en ouvrant grand les yeux.

Le garçon secoua la tête, un peu ennuyé de sembler aussi inculte devant la jeune fille.

— Je ne connais RIEN à ton monde, signala Thomas. J’ai appris son existence il y a seulement deux jours et je n’ai connu pour le moment que la vieille tour au bord du lac ainsi que la forêt, pendant que je suivais tes ravisseurs.

— Alors, c’est toi qui m’observais depuis le sommet de la tour des Tambours ? s’exclama Ela.

— Euh… oui ! C’est là que j’ai surgi dans le Monde d’Anaclasis. J’étudiais les environs lorsque tu es apparue sur ta licorne !

— Ma licorne ? s’enquit la jeune fille. C’est ainsi que tu appelles mon galopeur, j’imagine ?

Ela Daeron ne laissa pas à Thomas le temps de répondre. Elle lui posa une main sur l’avant-bras.

— Ils se rapprochent, signala-t-elle en désignant d’un signe de tête la plaine noyée d’obscurité, en contrebas.

La forme pâle des hommes-scorpions continuait à courir dans leur direction.

— Ils nous ont vus, conclut Thomas. Nous devons être faciles à repérer au sommet de ce monticule. Descendons de l’autre côté avant qu’ils n’arrivent ici.

Les deux jeunes gens repartirent au pas de course en direction d’une nouvelle prairie, parsemée d’îlots de grands conifères aux troncs larges comme des maisons.

— Qui sont nos poursuivants ? lança Thomas sans cesser de courir.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Ela. Ils ressemblent à des créatures de l’ancien temps, dont j’ai vu des gravures à l’école des Deux Mains : les hommes-scorpions de Ténébreuse ! Mais leur armée a été exterminée par Léo Artéan il y a plus de mille ans…

— Qui est ce Léo…

— Plus tard, coupa la jeune fille. Je répondrai à tes questions une fois que nous aurons trouvé un refuge.

Thomas ravala sa frustration et grommela un «  OK » peu convaincant. Ela semblait parfaitement savoir ce qu’elle cherchait. Il se contenta donc de la suivre en jetant de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. Dans le ciel, l’ombre de la Terre mordait à présent sur l’anneau d’astéroïdes, le divisant en deux moitiés d’égale importance. Le garçon eut la surprise d’apercevoir non pas une, mais deux lunes se lever au-dessus des crêtes montagneuses étirées à l’est. Plus imposantes que l’astre auquel il était habitué, elles étaient en outre de couleurs différentes : l’une était d’un rouge poussiéreux, l’autre d’un jaune pâle.

— Ce sont Sang et Or, souffla Ela qui avait remarqué l’étonnement de son compagnon.

Mais elle ne donna pas plus de détail, reportant son attention sur le pin démesuré devant lequel elle s’était arrêtée.

— Celui-ci fera l’affaire, songea la jeune fille à haute voix. Voyons si l’on peut trouver quelques étoiles de terre avant de monter.

Avant de monter où ? Et c’était quoi, des étoiles de terre ? Le garçon commençait à en avoir plus qu’assez de ces mystères permanents. Ela fureta quelques instants dans l’épais tapis de mousse qui couvrait le sol et poussa un petit cri de satisfaction :

— Trois d’un coup !

Thomas tendit le cou pour voir ce que la jeune fille tenait dans la main. Cela ressemblait à de petites étoiles de mer, à la différence près qu’elles vivaient visiblement sur le plancher des vaches et non pas dans les fonds marins.

— Que comptes-tu faire de ces choses ? lui demanda le garçon.

— Des lampes ! répliqua Ela sur le ton de l’évidence.

— Ben voyons, bougonna Thomas en enfonçant ses mains dans ses poches.

Aussi bizarre que son monde, cette fille !

— Tu me suis ? souffla Ela en le gratifiant d’un sourire charmant dont elle avait le secret.

Désarçonné par la soudaineté de son changement d’attitude, il acquiesça, toute mauvaise humeur oubliée. La jeune fille attrapa les branches les plus basses de l’arbre géant et commença à se hisser avec une agilité remarquable. Que voulait-elle faire là-haut ? L’idée de passer la nuit agrippé au tronc n’enchantait guère Thomas. Cependant, il la suivit, handicapé par son sac et son arc qui ballottaient dangereusement dans son dos. Heureusement, les branches étaient suffisamment nombreuses, épaisses et éloignées les unes des autres, pour leur permettre de grimper sans mal. Ils s’élevèrent ainsi à plus d’une trentaine de mètres de hauteur pour atteindre le sommet de l’arbre : celui-ci ne se terminait pas en pointe, comme c’est généralement le cas, mais présentait au contraire un étrange renflement adoptant la forme d’une… assiette : une assiette de trois mètres de diamètre quand même, entièrement recouverte par de grandes feuilles d’un jaune vif poussant sur le pourtour de la plateforme.

« Bon, et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? », pensa Thomas en essayant de ne pas regarder en bas : il avait le vertige et commençait à s’inquiéter sérieusement du balancement de l’arbre dans la brise nocturne. Ela ne lui laissa pas le temps de se poser plus de questions. Elle attrapa résolument l’une des grandes feuilles et celle-ci se déplia soudain, comme si la jeune fille avait déclenché un mystérieux mécanisme. Toutes les autres feuilles – elles mesuraient bien deux mètres de longueur – se déplièrent à leur tour en corolle. Thomas reconnut soudain ce qu’il contemplait : la petite plateforme au sommet du pin n’était pas autre chose qu’une… fleur géante ! Et les immenses feuilles jaunes étaient ses pétales. Ela monta sur la fleur et tendit une main à Thomas pour l’aider à se rétablir.

— Assieds-toi, maintenant, dit-elle à Thomas en lui donnant l’exemple.

Le garçon obéit, trop heureux de sentir les oscillations de la fleur se calmer. La jeune fille griffa l’épaisse moquette jaune couvrant le cœur du végétal et, dans un réflexe d’autodéfense, la fleur referma vivement ses pétales. Ela et Thomas se retrouvèrent subitement enfermés dans une sorte de petite grotte, haute d’un mètre cinquante et large de trois. Ela frotta tour à tour entre ses mains chaque étoile de terre : les petites créatures se mirent à luire d’une intense lumière verte en émettant ce qui ressemblait à des cris de protestation. On aurait dit trois lucioles en forme d’étoile. La jeune fille les posa autour d’eux et les bestioles s’éloignèrent en se tortillant d’une façon comique.

Sous la coupole jaune et duveteuse, l’ambiance était feutrée. Thomas se prit à penser qu’elle était même drôlement romantique. Et que la jeune habitante du Monde d’Anaclasis était carrément belle comme une princesse. Le garçon, qui n’avait jamais été très à l’aise avec les filles, sentit le rouge lui monter aux joues. Ela s’en aperçut et se méprit sur son état :

— Tu es claustrophobe ? demanda-t-elle gentiment.

— Un peu, mentit-il. Mais là, ça va aller, avec la lumière des étoiles de terre, on se croirait presque à l’extérieur. Euh… pour ressortir, on fait comment ?

— Il suffira de chatouiller la base d’un pétale pour le forcer à se déplier, indiqua Ela. Ou alors d’attendre le lever du soleil, car alors la fleur s’ouvre largement pour le reste de la journée.

— Comment sais-tu tout cela ? s’étonna Thomas. Je n’ai jamais rencontré une fille aussi débrouillarde que toi !

— C’est que mon oncle est le maître Cueilleur de Dardéa, confia Ela, en gloussant de plaisir. Il m’apprend des tas de trucs sur les arbres. J’aime bien aussi les cours de dressage de plantes à l’école des Deux Mains.

— Vous dressez les plantes ? reprit Thomas d’un air sceptique.

— Évidemment, confirma la jeune fille. Sinon, elles deviendraient sauvages, comme ici dans la montagne. Il y en a même qui sont dangereuses, d’après ce qui se raconte !

Le garçon préféra ne pas relever, prenant au contraire le parti d’en plaisanter :

— J’espère que la fleur que nous parasitons ne va pas décider de nous manger, au moins !

— Elle non ! admit Ela. Il faudra simplement être méfiant demain si le temps s’est gâté. Car les vers des nuages aiment butiner les fleurs des pins couronnés.

— Les vers des nuages ? soupira Thomas avec résignation.

— Ce sont d’horribles créatures de plusieurs dizaines de mètres de longueur, expliqua Ela. Elles aspirent l’air par une énorme bouche située à l’avant du corps et le rejettent par plusieurs autres placées vers l’arrière. Cela leur permet de flotter dans les nuages… et de manger tout ce qu’elles aspirent par la même occasion !

La jeune fille sembla s’amuser du désarroi de son compagnon d’infortune.

— Mais rassure-toi, précisa-t-elle en souriant. Il y aura certainement du soleil demain et les vers ne peuvent pas quitter les nuages ! Cela fait des années que l’on n’en a plus aperçu par ici, pour tout te dire. Je n’en ai moi-même jamais vu un seul…

— Je ne m’inquiète pas du tout, crut bon d’ajouter Thomas. Je suis juste un peu submergé par autant de choses nouvelles. J’ai l’impression que chaque fois que tu m’expliques quelque chose, je me pose de nouvelles questions. J’ai le crâne qui va exploser !

Le rire d’Ela cascada comme une eau vive.

— Je vais te parler du Monde d’Anaclasis, promit la jeune fille. Dès que nous aurons mangé ! J’ai l’estomac qui gargouille comme une fontaine. Les hommes-scorpions m’ont bien donné à boire, mais rien à manger !

— Il me reste du saucisson, du fromage et des biscuits, proposa le garçon.

— Cette fois, c’est moi qui ne sais pas de quoi tu me parles, se réjouit la jeune fille. Je connais le fromage et les biscuits, mais pas le saucisson. C’est une plante de ton monde ?

— Hé, hé, je vais enfin pouvoir t’apprendre quelque chose, s’amusa Thomas. C’est une saucisse de viande de porc…

Devant la mine dégoûtée de sa compagne, le garçon laissa sa phrase en suspens.

— Pouah… Tu manges des animaux ? grimaça Ela.

« C’est bien ma veine », songea Thomas. « Je suis tombé sur une foutue végétarienne ! »

— Ben oui, confirma le garçon en ne laissant rien paraître de son agacement. Je crois comprendre que toi tu n’en manges pas ?

— Personne n’en mange ! rectifia Ela. Enfin, aucun habitant des Animavilles. Les habitants des Villes Mortes en mangent, je crois. Mais ce sont des sauva…

Elle se mordit la lèvre pour ne pas terminer sa phrase. Thomas haussa les épaules avec bonhomie.

— Ne t’inquiète pas, la rassura le garçon, avec un calme qu’il était loin de ressentir. Je sais bien que ce que l’on appelle « sauvage », c’est ce que l’on ne parvient pas à comprendre. Moi, je n’ai pas de mal à comprendre que tous les goûts sont dans la nature. Là d’où je viens, ceux qui aiment la viande et ceux qui ne l’aiment pas cohabitent dans le plus profond respect.

Thomas se réjouit de voir que la jeune fille était vexée. Il n’en montra rien.

— Je te laisse le fromage et les biscuits et je garde le saucisson, conclut-il en ouvrant son sac à dos.

Elle acquiesça et ils mangèrent presque sans échanger un mot. Une fois rassasiée, Ela sembla dans de bien meilleures dispositions.

— Tu veux que je te parle de mon monde, à présent ? proposa-t-elle en le fixant de ses magnifiques yeux verts.

— J’ai épuisé toutes mes réserves de patience, plaisanta Thomas. Alors oui, avec plaisir !

La jeune fille sembla se concentrer, pour chercher la meilleure façon d’aborder un aussi vaste sujet, puis elle se lança. Thomas, le menton calé au creux des paumes, s’abandonna au charme du récit. Ela commença par lui conter l’histoire du Monde d’Anaclasis. Ce nom, Anaclasis, semblait désigner l’équivalent du continent européen, où s’étaient fixées les Animavilles, mais également la planète toute entière. Et l’histoire de l’un comme de l’autre prenait naissance dans un passé tellement lointain que plus personne ne s’en souvenait précisément. Les premiers habitants étaient peu nombreux et dotés de pouvoirs immenses : on les appelait les Incréés. À quoi ressemblaient-ils ? D’où venaient-ils ? Comment avaient-ils disparu ? Autant de questions qui demeureraient à tout jamais sans réponses. Seule certitude, leur disparition mystérieuse avait coïncidé avec l’apparition des hommes et des autres créatures du Monde d’Anaclasis. Les hommes avaient ensuite prospéré. Des royaumes étaient nés, puis étaient morts, des empires avaient défié l’éternité et avaient pourtant été oubliés. L’événement fondateur du monde dans lequel Ela vivait était beaucoup plus récent que tout cela, datant seulement de mille ans. À cette époque, l’ambitieux roi de la lointaine île de Ténébreuse, située au nord du Monde d’Anaclasis, avait lancé ses légions d’hommes-scorpions à la conquête du continent. Les uns après les autres, les royaumes d’Anaclasis étaient tombés entre ses griffes. Jusqu’à ce qu’un homme providentiel, Léo Artéan, moitié guerrier et moitié magicien, parvienne à unifier les armées en déroute et à battre les envahisseurs.

À la suite de cette guerre, que l’on appela plus tard le Grand Fléau, étaient apparues de gigantesques cités flottant dans les airs : les Animavilles. Elles étaient au nombre de six et ressemblaient à d’immenses soucoupes volantes. Leur surface supérieure était recouverte d’une ville à l’architecture inconnue, construite non pas en brique, en pierre ou en bois, mais en une matière étrange ressemblant à une sorte de caoutchouc rigide, à la fois élastique et tiède. Cette substance était la même que celle constituant toute l’Animaville et elle était… vivante ! C’est-à-dire qu’elle était capable de pousser pour construire de nouvelles maisons ou au contraire de se rétracter pour laisser apparaître un parc ou une rue à la place d’un immeuble. Le plus étonnant était que les Animavilles étaient douées de conscience et surtout d’une immense sagesse. Les cités couvrant leur épiderme étant désertes, elles proposèrent aux hommes de les héberger, en échange de quelques règles de vie toutes simples : ne jamais faire de feu à bord – les Animavilles disposaient d’une source d’énergie moins dangereuse pour cuire la nourriture – et ne jamais introduire d’armes. Les hommes acceptèrent le marché des géantes. Après des mois de guerre, la ruine des anciennes cités et la destruction des cultures, les Animavilles tombaient à point nommé. Bien entendu, personne ne savait ce qu’elles étaient exactement ni d’où elles venaient. Du Monde du Reflet selon certains, ou alors envoyées par les Incréés pour reconstruire le monde des hommes, selon d’autres. En fait, chacun s’en moquait bien. Les survivants du Grand Fléau, des centaines de milliers de sans-abri en quête de sécurité, peuplèrent les Animavilles et construisirent avec l’aide de ces géantes attentives une société nouvelle, bâtie sur l’entraide et la non-violence. Les armes furent interdites et le Monde d’Anaclasis ne connut plus jamais de guerre. Mais tous les survivants du Grand Fléau ne choisirent pas de vivre sur les villes animales. Certains préférèrent au contraire rebâtir les villes détruites de l’ancien temps. Leurs descendants étaient les habitants des Villes Mortes, que les citoyens des Animavilles semblaient considérer aujourd’hui – à tort ou à raison – comme des barbares.

Après l’histoire du Monde d’Anaclasis, Ela décrivit à Thomas l’organisation des Animavilles. Chacune d’entre elles était administrée par un Conseil de dix sages, sous la houlette d’une sorte de monarque appelé le Guide. Les membres du Conseil étaient répartis en deux Mains, c’est-à-dire en deux groupes de cinq hommes. La Main principale comptait un maître Passe-Mondes, un maître Bougeur, un maître Cueilleur, un maître Devin et un maître Défenseur. La Main secondaire comptait un maître Guérisseur, un maître Interprète, un maître Artisan, un maître Rêveur et enfin un représentant de la Guilde des Marchands. Quant au Guide, c’était un ancien maître du Conseil, désigné à vie par l’Animaville elle-même. Il était à la fois la plus haute autorité humaine à bord de l’Animaville et, en même temps, le seul homme autorisé à s’entretenir avec la ville animale.

Ela vivait dans l’une des six Animavilles, appelée Dardéa. Et elle était la fille du Guide de la cité de Dardéa – Thomas ne s’était pas trompé, c’était bien une sorte de princesse ! De plus, son oncle était le maître Cueilleur du Conseil des Deux Mains, apparemment quelqu’un de très important également. Ela était étudiante – elle disait cadet – dans la plus fameuse école de l’Animaville : l’école des Deux Mains, qui formait les futures élites de la société. On y enseignait les dix talents du Conseil des Deux Mains. Pour sa part, la jeune fille avait choisi d’étudier les langues des hommes et des non-humains, dans l’espoir de devenir un jour Interprète. Et, pourquoi pas, peut-être même membre du Conseil des Deux Mains, aux côtés de son père.

Les Passe-Mondes, quant à eux, constituaient la plus prestigieuse caste du Monde d’Anaclasis. Parce que l’on ne devenait pas Passe-Mondes, mais que l’on naissait Passe-Mondes. L’apprentissage à l’école des Deux Mains permettait seulement de développer des capacités déjà présentes. C’était aussi le cas pour les talents représentés par les autres maîtres de la Main principale : Bougeurs, Cueilleurs, Devins et Défenseurs naissaient également tous avec leur pouvoir. La véritable différence entre eux et les Passe-Mondes était l’effectif extrêmement réduit de ces derniers, mais surtout le fait que Léo Artéan, le célèbre héros vainqueur des hommes-scorpions, était lui-même un Passe-Mondes. Son immense popularité rejaillissait tout naturellement sur toute la communauté Passe-Mondes.

Quel était le talent de ces Passe-Mondes ? Ils avaient la possibilité de franchir d’énormes distances à la vitesse de la pensée. Les plus doués d’entre eux pouvaient même, en certaines circonstances, passer du Monde d’Anaclasis au Monde du Reflet, ou vice versa. Ela adressa à Thomas un regard admiratif en lui faisant part de ce détail, pour le plus grand plaisir du garçon. Les Passe-Mondes avaient également la possibilité de faire voyager avec eux des personnes ou des objets, comme Thomas l’avait fait avec Ela, au moment où ils avaient échappé à leurs poursuivants. Enfin, une caractéristique physique permettait de distinguer les Passe-Mondes du commun des humains. Tous possédaient des yeux vairons : généralement l’un vert et l’autre bleu, comme c’était le cas chez Thomas, ou parfois vert et marron ou encore bleu et marron. Aucun Passe-Mondes ne dérogeait à la règle. Pour la première fois de sa vie, le garçon ressentit un certain plaisir – presque de la fierté – à posséder deux yeux de couleurs différentes. Lui, qui en avait tant souffert, se dit qu’il y avait une justice, finalement.

Ensuite, Ela posa à son tour de nombreuses questions à Thomas sur son monde d’origine, sa famille, l’endroit où il vivait et comment il vivait. Cette fois, le garçon eut la satisfaction d’être celui qui savait. Il accueillit avec bonheur tous les regards, toutes les expressions charmantes de la jeune fille, tour à tour incrédule, fascinée ou amusée. Thomas eut à cette occasion la surprise de découvrir que certains éléments de son propre monde – par exemple les avions et les gratte-ciels – étaient au cœur de légendes du peuple d’Ela. Au même titre que les licornes faisaient partie intégrante de l’imaginaire du sien. Chacun des univers parallèles semblait avoir inspiré des récits, des rêves et des craintes à l’autre monde. Jusqu’à quel point le Monde d’Anaclasis et celui du Reflet avaient-ils communiqué jadis ? De quelle nature avaient été les échanges entre les deux humanités ? Du commerce, des mariages, des guerres ? Ou bien l’une des deux populations était-elle carrément à l’origine de la seconde ? Autant de choses que Thomas aurait aimé savoir. Mais cela, même sa jeune compagne ne pouvait le lui apprendre.

Ela étouffa un bâillement derrière sa main.

— Je tombe de sommeil, s’excusa-t-elle. Je crois que nous devrions dormir. Nous ne savons pas quelles épreuves nous attendent demain et il est déjà tard.

— Tu as raison, approuva le garçon. Mais je ne sais pas si je vais pouvoir trouver le sommeil. Je suis tellement impatient de découvrir ton monde, les Animavilles, ses habitants…

Ela fronça le nez en s’allongeant sur le dos.

— J’espère que tu ne seras pas déçu, Thomas, murmura-t-elle d’une voix songeuse.

« Je ne crois pas », pensa le garçon en s’installant le plus douillettement possible sur l’épais tapis jaune couvrant le cœur de la fleur. Il ne s’était jamais senti mieux de toute sa vie. Ce qui lui arrivait était tout simplement fantastique : découvrir un monde parallèle, apprendre qu’il possédait un pouvoir qui faisait de lui un être hors du commun. Passer la nuit couché à côté d’une aussi jolie fille n’était pas pour lui déplaire non plus. Mais, par-dessus tout, une étrange certitude l’habitait : son destin l’attendait ici, sur cette terre étrangère, il l’aurait juré…

— Bonne nuit, Thomas Passe-Mondes, bâilla Ela en se retournant.

— Bonne nuit, Ela Daeron, chuchota le garçon en fixant le toit doré de leur caverne végétale.

Le léger balancement du pin couronné avait un côté apaisant. Thomas se dit que, tout compte fait, il allait peut-être dormir plus vite que prévu. Il songea à tout ce qu’il avait laissé derrière lui. La maison, Honorine, Pierric. Personne n’avait encore dû remarquer son absence, là-bas. Ici, sept ou huit heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté la tour du lac. Cela devait correspondre à une bonne heure dans son monde. S’il réintégrait le lendemain son univers, personne ne s’apercevrait de rien. Certainement… Mais avait-il envie de retourner chez lui ?

Il glissa dans le sommeil sans s’en apercevoir et rêva de sa grand-mère. Elle était debout devant la table en formica, dans la cuisine. Elle disposait des quartiers d’orange autour de tartines de Nutella, en souriant…