Retrouver la lumière du soleil fut à la fois un bonheur et une torture pour Thomas. Bonheur, car la grisaille uniforme de la forêt des Murmures finissait par être démoralisante, tout membre du peuple du Marais qu’il soit à présent. Mais également une torture, car l’abus de kur avait laissé des traces chez le jeune homme, qu’une trop courte nuit n’avait pas réussi à effacer : un musicien fou semblait prendre un malin plaisir à jouer de la grosse caisse à l’intérieur de son crâne ! Tout particulièrement à présent qu’il plissait les paupières pour éviter l’éblouissement, dans la lumière dorée du matin.
— C’est fantastique de retrouver tout ça, non ? sourit Ela en virevoltant dans le soleil.
Le coucou, qui sautillait joyeusement à côté du garçon, semblait partager l’excellente humeur de l’adolescente.
— Mouais…, confirma Thomas en se tenant la tête entre les mains. J’espère être en état pour nous emmener au bord du lac. Le col de Plate-Brume est dans cette direction, c’est bien ça ?
— C’est en tout cas ce que nous ont dit les Touill… les gens du Marais, confirma Ela en se reprenant de justesse.
Thomas était satisfait de constater que la jeune fille avait révisé son jugement vis-à-vis du peuple de Tlic la Sage. Elle s’était montrée plus décontractée en leur compagnie ce matin-là, plaisantant avec les femmes et se laissant même coiffer par l’une d’elles. Elle avait longuement remercié la doyenne du village pour son accueil et sa gentillesse, avant qu’on ne les raccompagne sur des flotteurs à la lisière de la forêt. La morne mélopée des chasseurs, à l’origine du nom de l’étrange marécage, résonnait encore dans la tête du garçon.
— On y va ? suggéra-t-il à la jeune fille.
— Pars devant, je te suis, plaisanta Ela, en lui prenant la main.
Thomas sentit son cœur cogner contre ses côtes. Il attrapa de sa main libre le remuant Smiley – c’est ainsi qu’il avait baptisé la petite boule de plumes, en raison de sa bonne humeur permanente. Il fixa du regard un bosquet de sapins en bout de prairie et tous les trois se retrouvèrent instantanément au milieu des arbres. Le saut suivant les déposa directement au col de Plate-Brume. L’endroit portait mal son nom, car il était littéralement inondé de soleil. Il s’agissait d’une passe étroite séparant deux sommets rocailleux tapissés de fleurs jaunes. Il mettait en contact les hauts plateaux de Grand-Barrière avec la vallée et son lac, qu’il dominait de plus de mille cinq cents mètres. Quelques déplacements plus tard, les jeunes gens se retrouvèrent sur les rivages du lac du Milieu. Le soleil faisait miroiter la rosée sur l’herbe mais également les vaguelettes sur l’étendue d’eau. Si bien que la frontière entre les deux éléments semblait impossible à localiser avec précision.
Des fleurs mettaient des taches de couleur dans la prairie autour d’eux et quand le vent se leva, les fleurs se mirent à… chanter ! Thomas se pencha pour observer cette nouvelle curiosité. Chaque fleur était constituée d’un groupe de huit tubes jaune vif, qui sifflaient quand le vent passait à travers. Les notes variaient en fonction de la taille des tubes. Au final, cette multitude de sons mêlés les uns aux autres formait une douce musique. Elle lui rappelait les airs légers, sans queue ni tête, que Pierric tirait d’une flûte en roseau au cours de leurs interminables parties de pêche.
Pierric ! Où était-il en ce moment ? Que faisait-il ? Avait-il fait un tour chez Honorine après le départ de sa tante Pétula ? Avait-il constaté que la porte de la maison était restée ouverte et s’était-il rendu dans la salle de bains pour vérifier l’existence du rayon de lumière ? Cela faisait un peu moins de deux jours que Thomas avait croisé la route d’Ela, ce qui devait correspondre à sept ou huit heures dans son propre monde. Il était donc autour de 17 heures là-bas. Son absence n’avait peut-être encore éveillé la curiosité de personne, Pierric excepté. S’il retournait à la tour maintenant, pour repasser de l’autre côté de la brèche, peut-être même son incursion resterait-elle à jamais ignorée de tous. Mais avait-il envie de retourner en arrière ? Pas vraiment. Ou alors seulement pour rassurer Honorine et Pierric… Il en était à ce stade de ses réflexions lorsque Smiley poussa un grondement assourdissant. Le garçon, qui avait sursauté, se mit à rire en regardant le coucou, toutes plumes dressées, qui cherchait à se faire plus gros qu’il n’était. Qu’une aussi petite chose fut capable de produire un vacarme pareil semblait contre nature.
— Qu’est-ce qui l’a effrayé ? s’inquiéta Ela, en scrutant la lisière de la forêt en direction de la montagne.
— Rien, affirma Thomas avec bonne humeur. Il découvre ses possibilités vocales, comme un bébé qui babille. Juste pour entendre le son de sa voix.
— Je ne crois pas, insista la jeune fille d’un air grave. Quelque chose l’a effrayé. Avant le Fléau, les coucous étaient utilisés pour garder les troupeaux, car ils sont dotés d’un odorat très fin…
Par prudence, Thomas décrocha son arc de l’épaule et engagea une flèche dans la corde. Cependant, il avait beau regarder attentivement en direction de la montagne, rien ne semblait justifier le soudain accès de panique de son petit protégé. Le jeune coucou sautillait sur place en fixant la forêt, comme un chien de chasse en arrêt devant une proie. Ela n’avait peut-être pas tort, tout compte fait. Il ne fallait pas rester là, et faire un nouveau saut pour s’éloigner rapidement !
— ATTENTION ! hurla la jeune fille.
Thomas entendit plusieurs sifflements. Aussitôt après, un choc violent au niveau de l’omoplate l’envoya rouler dans l’herbe. La douleur éclata dans tout son dos, avec un temps de retard. Aiguillonné par la peur, le garçon se retrouva aussitôt sur les fesses. Il découvrit ce qui l’avait heurté : une flèche très longue, dont la pointe avait été remplacée par une bourse en cuir, certainement remplie de sable. Thomas connaissait ce type de flèches. Elles étaient réservées à la chasse au petit gibier dans certains pays. Elles n’étaient pas destinées à tuer mais seulement à assommer la proie, afin de la capturer vivante. Qui les attaquait ? Il chercha à se redresser pour voir. Ela lui attrapa un bras pour l’aider, ce qui lui arracha un cri de douleur.
— Emmène-nous tout de suite ! ordonna-t-elle d’une voix pressante. Ils arrivent !
Thomas les vit : des dizaines d’hommes-scorpions, qui convergeaient vers eux à toute vitesse. Certains décochaient des flèches sans cesser de courir. Ela s’effondra à son tour en poussant un cri sourd, heurtée au bras par un projectile. Elle roula à quelques mètres de lui et resta couchée par terre en se tenant l’épaule. De toute évidence, les assaillants connaissaient le pouvoir de Thomas et ne souhaitaient pas lui laisser le temps de s’échapper. Le garçon chercha son arc du regard, mais comprit en même temps que toute tentative de résistance serait vaine. Il n’avait plus le temps non plus d’attraper la main d’Ela pour tenter de faire un bond à travers l’espace.
C’est alors que les événements prirent une tournure inattendue : des formes humaines se matérialisèrent au milieu des assaillants ! Des formes drapées dans de longues capes grises, qui faisaient d’incroyables moulinets avec de grandes épées, envoyant au passage quelques monstres au tapis. Ils s’évanouissaient ensuite comme par enchantement. Avant de réapparaître un peu plus loin, dans une nouvelle envolée de capes et de lames fulgurantes et terribles. L’attaque des nouveaux venus ressemblait à un film passé en accéléré. Elle ne laissait aucune chance aux hommes-scorpions qui, en comparaison, semblaient lents et maladroits.
Thomas profita de la diversion pour ramper jusqu’à la jeune fille. Assise sur son séant, elle se massait le bras en suivant d’un air horrifié l’incroyable bataille.
— Comment vas-tu ? demanda le garçon en lui prenant la main. Te sens-tu prête pour filer d’ici en quatrième vitesse ?
— Ce n’est pas la peine, grimaça Ela. Nous sommes sauvés. Regarde…
Thomas reporta son attention sur les combattants et constata que tout était déjà terminé. Les monstres survivants refluaient précipitamment en direction des arbres. Les inconnus, qui n’étaient que six – il avait semblé à Thomas qu’ils étaient au moins le double –, avaient abaissé leurs épées, mais continuaient à faire face à leurs adversaires.
L’un d’eux fit demi-tour et se dirigea vers les jeunes gens. Il se déplaçait avec une aisance de félin, son épée à la main, sans faire craquer la moindre brindille. Thomas le reconnut aussitôt ! Il s’agissait de l’homme à l’accent étrange qui avait frappé quelques jours plus tôt à la porte d’Honorine. Il n’avait pas vu son visage ce jour-là, mais il savait que c’était lui ! L’allure générale, les vêtements, tout correspondait parfaitement. Ainsi, Pierric avait vu juste : des habitants du Monde d’Anaclasis visitaient bien leur monde. Du moins en certaines occasions.
L’homme arracha une poignée d’herbe au passage et essuya soigneusement sa lame, dont le métal – noir comme de l’ébène – avait été souillé par un liquide jaune – le sang des hommes-scorpions ? Il la rangea dans le fourreau pendu à sa ceinture et s’immobilisa devant les jeunes gens qui le dévisageaient, pétrifiés comme des statues. L’inconnu était mince et très grand. Ses cheveux longs tombaient sur de larges épaules, déjà argentés bien qu’il ne semblait pas avoir plus de quarante ans. Il était vêtu d’un pantalon et d’une chemise en cuir, recouverts d’une longue cape grise à capuchon. Son visage en lame de couteau et sa peau mate faisaient ressortir l’éclat de ses yeux de… Passe-Mondes : l’un vert et l’autre bleu, exactement comme chez Thomas.
— Nous avons eu du mal à vous localiser, déclara le grand guerrier, d’une voix de basse profonde. Mais par la grâce des Incréés, nous sommes arrivés juste à temps. L’un de vous est-il blessé ?
Les jeunes gens secouèrent la tête pour dire non, la gorge trop nouée pour prononcer un seul mot.
— C’est bien. Nous allons vous raccompagner jusqu’au débarcadère de Tilé. De là, vous pourrez rejoindre Dardéa.
Il tendit la main à Ela pour l’aider à se relever.
— Il ne faut pas traîner ! Nous avons repéré beaucoup d’autres hommes-scorpions dans la forêt. Et ils n’abandonneront pas aussi prêts du but…
Il parlait de la voix posée de celui qui a l’habitude d’être obéi. Thomas aurait aimé poser une foule de questions à leur énigmatique sauveur : qui était-il ? Pourquoi l’avait-il recherché dans le Monde du Reflet ? Quel but poursuivaient les hommes-scorpions en cherchant à les capturer ? Ces questions lui brûlaient la langue, mais il sentait bien que le moment était mal choisi. Il n’allait pas se faire une entorse au cerveau avec ça, il commençait d’ailleurs à se faire à l’idée d’avoir plus de questions que de réponses : il se contenta donc de se relever, en évitant de grimacer malgré la douleur lancinante dans son dos. Smiley bondit joyeusement pour venir se nicher au creux de son épaule. Il ronronnait comme un drôle de chat.
L’inconnu attrapa le bras d’Ela et posa son autre main sur l’épaule du garçon. Tous les trois se trouvèrent aussitôt transportés à une centaine de mètres du petit port que Thomas avait découvert deux jours plus tôt, depuis le sommet de la tour abandonnée. Le débarcadère de Tilé. Une certaine effervescence semblait régner autour des cahutes en bois. Plusieurs bateaux venaient d’accoster et des hommes en descendaient précipitamment. Encore des soldats ? Mais ceux-ci portaient des capes d’un bleu éclatant, bien différentes du manteau défraîchi du grand guerrier qui les accompagnait. Les compagnons de ce dernier se matérialisèrent autour d’eux, en silence. Aucun ne semblait prêter attention à la jeune fille et au garçon qu’ils protégeaient. Toute leur attention était mobilisée par la forêt proche.
— Les soldats de Dardéa arrivent, déclara le guerrier, en désignant les navires. Vous ne risquez plus rien, à présent. Allez à leur rencontre, nous couvrons vos arrières.
— Vous ne venez pas avec nous ? demanda Ela d’une voix mal assurée.
— D’autres tâches nous attendent, répondit l’homme en souriant fugitivement. Hâtez-vous maintenant.
Il fit demi-tour, dans une envolée de cape.
— C’est moi que vous cherchiez, dans mon monde ? lâcha Thomas, frustré de voir l’homme les quitter déjà.
Le Passe-Mondes s’immobilisa. Il tourna à moitié le visage dans sa direction, sans toutefois le regarder.
— Ta… grand-mère est quelqu’un de très courageux, Thomas, affirma le guerrier d’une voix grave. Mais les choses auraient pu mal se terminer si nous ne t’avions pas trouvé les premiers… Je sais que tu es impatient de comprendre ce qui t’arrive, mon garçon. Pourtant, je ne peux rien dire pour le moment. Mais sois assuré que nous nous reverrons bientôt, et alors je t’en dirai plus. Prenez garde à vous !
— Dites-moi au moins votre nom, insista Thomas.
— Fëanor, gronda l’autre. J’appartiens à l’ordre des Veilleurs d’Arcaba. Mais tu n’en sauras pas plus aujourd’hui, jeune Passe-Mondes !
Et il s’évanouit dans les airs avant que le son de sa voix ne soit retombé. Ses compagnons disparurent à leur tour, les laissant seuls, à mi-distance entre la forêt et le lac.
— Dépêchons-nous de rejoindre le débarcadère, maugréa Thomas, que toutes ces cachotteries mettaient de mauvaise humeur. Ces abrutis d’hommes-scorpions ne sont peut-être pas loin et ces messieurs Passe-Mondes ont d’autres tâches que de nous protéger !
Ela regarda le garçon d’un air surpris, mais ne fit pas de commentaire. Les jeunes gens se dirigèrent d’un bon pas en direction du rivage. On les vit arriver de loin, ce qui sembla créer un certain émoi parmi les soldats massés près des navires. Certains se précipitèrent dans leur direction. Ela sembla reconnaître quelqu’un, car elle se précipita à son tour vers les arrivants. Thomas accéléra le pas pour ne pas se faire distancer. Il se sentait d’humeur belliqueuse. L’impression de subir sans comprendre les événements depuis son arrivée dans ce monde commençait à lui peser. Mais il choisit de se composer un visage avenant en arrivant face aux soldats. Si tant est qu’il s’agisse de soldats, d’ailleurs, car malgré leurs magnifiques cuirasses en cuir rouge assorties à leurs pantalons en coton et couvertes d’amples capes bleues, ils ne portaient aucune arme sur eux. Le garçon se souvint que les armes étaient proscrites dans les Animavilles. Mais que valait un soldat sans un fusil ou une épée pour se défendre ? Pas grand chose, en théorie. Thomas se garda pourtant de tirer des conclusions hâtives. Il avait définitivement compris qu’ici, rien n’était comme chez lui. Peut-être ces hommes pratiquaient-ils un art martial particulièrement efficace ? À moins qu’ils ne soient capables de se rendre invisibles ou encore de lancer les objets sur leurs adversaires avec la seule force de leurs pensées ? Comment savoir ?
— Ela ! appela l’un d’entre eux, avec du soulagement dans la voix. Les Incréés soient bénis, tu es sauve !
— Melnas ! se réjouit la jeune fille en se jetant dans les bras de l’homme qui l’avait interpellée.
L’individu était particulièrement séduisant : athlétique et bronzé comme un maître nageur, avec des traits réguliers et une longue chevelure blonde contenue dans un bandeau. Il s’agissait peut-être du chef de la petite troupe, car il était le seul à porter une cape attachée par un imposant fermoir ovale en métal doré. Thomas sentit son humeur se rembrunir un peu plus. De mieux en mieux : après les guerriers du mystère, il avait maintenant droit au bellâtre de service. Un ami d’Ela, en plus ! Il resta en retrait, son arc à la main pour afficher clairement sa défiance.
— En apprenant que ton galopeur était revenu sans toi, ton père est devenu fou d’inquiétude. Et très en colère, aussi. Tu sais ce qu’il pense de tes escapades en solitaire en dehors de l’Animaville. Il m’a aussitôt envoyé pour te ramener. Mais tu semblais t’être évanouie sans laisser de trace. Nous avons interrompu les recherches tard dans la nuit, sans indice sérieux. Nous craignions le pire. Le reste de la cohorte des Défenseurs de Dardéa venait de débarquer pour nous prêter main-forte, lorsque nous t’avons aperçue. Qu’est-il arrivé ? Tu as été attaquée par un tigrours ? Les pêcheurs en ont vu qui rôdaient sur la rive depuis leurs bateaux. Et nous avons relevé un grand nombre de traces de pieds griffus dans la forêt…
— Vas-tu me laisser le temps de répondre ? plaisanta la jeune fille en posant sa main sur la bouche de Melnas.
L’homme approuva d’un hochement de tête, un sourire indulgent flottant sur ses lèvres.
— J’ai été enlevée ! lâcha Ela, suffisamment fort pour être entendue de tous.
L’homme ouvrit de grands yeux.
— Mais… Qui ferait une chose pareille ? objecta-t-il d’un air incrédule. Personne ne serait assez fou pour s’en prendre à la fille du Guide de Dardéa…
— Visiblement si, le contredit la jeune fille.
Elle semblait satisfaite de son petit effet d’annonce. Un murmure étonné courait parmi les soldats. L’homme contempla ses compagnons et se dit sans doute qu’il était plus sage de poursuivre cette conversation en privé.
— Nous en reparlerons au palais, conclut-il en se tournant vers Thomas. Et qui est ce jeune homme ? Un Passe-Mondes ?
— C’est bien un Passe-Mondes, confirma la jeune fille en souriant devant l’air ébahi du soldat. Il s’appelle Thomas. C’est lui qui m’a libérée de mes ravisseurs. Et… il vient du Monde du Reflet !
Cette dernière phrase fit l’effet d’une bombe ! Tous les regards convergèrent vers le garçon. Comme s’il venait d’une autre planète. Ce qui était bien le cas, si l’on y réfléchissait. Thomas aurait aimé disparaître sous terre, pour échapper à l’attention générale. Il jeta un regard furibond à Ela, qui semblait beaucoup s’amuser de la situation.
— Ben quoi, c’est la vérité, non ? s’étonna-t-elle en jouant l’innocence.
— Tu ne perds rien pour attendre, siffla-t-il entre ses dents.
L’interlocuteur de la jeune fille sembla hésiter sur l’attitude à adopter. Il fit un pas dans la direction du garçon.
— Je t’exprime en son nom les plus vifs remerciements du Guide de Dardéa pour avoir sauvé sa fille, déclara le soldat en inclinant brièvement la tête. J’espère que tu accepteras son hospitalité, en premier gage de sa reconnaissance.
Il porta la main au fermoir de sa cape, ce qui devait avoir une signification pour lui.
— J’accepte… volontiers, bafouilla Thomas.
Avec tous ces regards fixés sur lui, il avait l’impression d’être plus rouge qu’un piment.
— Je suis Melnas, maître Défenseur de Dardéa, se présenta le soldat en adressant un sourire sincère au garçon. Mon navire est à ta disposition pour rejoindre l’Animaville. Mais nous aurons tout le temps de faire plus ample connaissance au palais, je te propose de ne pas traîner ici.
Thomas acquiesça, sensible au geste du soldat. Ayant bien perçu la gêne du garçon, le maître Défenseur coupait court à la conversation sans y paraître. Il s’adressa à Ela :
— Tu es prête pour rejoindre Dardéa ?
— Il me tarde d’y être, affirma la jeune fille.
Elle se tourna vers Thomas, mais le jeune homme emboîta le pas au chef des Défenseurs sans lui accorder la moindre attention. Décontenancée, elle suivit le mouvement en silence. Les trois navires amarrés à l’unique ponton du petit port rappelaient les bateaux grecs ou romains que Thomas avait étudiés en classe : de grosses coques arrondies d’une dizaine de mètres de longueur, relevées aux deux extrémités et surmontées d’un pont en bois bordé d’une rambarde. Une tête de galopeur, ornait la proue et une queue de serpent la poupe des navires. Mais l’élément le plus frappant était l’absence de tout moyen de propulsion apparent : ni rames, ni mât où l’on aurait pu installer une voile. Et Thomas doutait que les embarcations soient équipées de moteurs et d’hélices. Alors, comment pouvaient bien se déplacer ces étranges navires ? Pour tout équipage, chacun d’eux comptait deux hommes, vêtus d’un pantalon et d’une chemise bleus.
Une fois l’embarquement achevé, Thomas observa le travail des marins du bateau où il avait pris place. Le premier utilisa une longue perche pour éloigner le navire du bord. Le second se plaça derrière une sorte de volant en bois situé à l’avant du navire. Le garçon s’approcha de ce dernier, un petit homme barbu au visage rond, qui jeta un drôle de regard à Smiley sur son épaule puis à l’image de Lara Croft sur son chandail.
— Pourrais-je vous poser une question ? demanda-t-il poliment.
— Mouais, tu peux, répondit l’homme entre deux jets de salive jaunâtre. Et je t’en poserai une après, mon jeune Monsieur.
— Bien… Voilà, je me demandais… comment est-ce que vous comptez faire avancer ce bateau ?
L’autre le regarda, avec l’air à peu près aussi vif qu’une assiette de flan.
— Avec la voile, pardi ! trompeta le marin. Tu crois que je vais lâcher des pets suffisants pour nous propulser jusqu’à Dardéa ? Quoique, remarque, après les fayots de ce matin, p’t’être bien qu’ça marcherait…
L’idée amena un grand sourire sur la trogne du marin. Révélant par la même occasion l’absence d’un certain nombre de dents. Celles qui restaient semblaient simplement en sursis, vu leur état déplorable.
Thomas réprima un fou rire naissant. Il respira un grand coup avant de répondre.
— Mais… il n’y a pas de voile…
— Ah ! Oui…
Le marin jeta un coup d’œil évaluateur au rivage et hocha la tête.
— Je n’avais pas compris le sens de ta question, p’tit Monsieur. Voilà, nous sommes assez loin du rivage pour mettre la voile !
Et joignant le geste à la parole, il tira un grand coup sur un levier placé au pied du volant. « Un frein à main ? », s’interrogea Thomas en souriant intérieurement. Mais contre toute attente, il se sentit brutalement déséquilibré lorsque le navire bondit en avant. Le bateau… avançait ! Mais comment ?
— Où est la voile ? s’étonna le garçon.
— Toi, t’es pas d’ici, philosopha le petit homme en fourrageant dans sa barbe hirsute. Sinon tu saurais que la voile est sous la coque du bateau ! Et je vais t’économiser la question suivante : qu’est-ce qu’elle fait là, nom d’un p’tit éléphant d’eau douce ? Ben, elle prend le courant d’eau pour nous faire avancer, tout simplement ! Je sais que sur la mer, d’où tu dois venir, les bateaux utilisent les courants d’air pour avancer. Drôle d’idée, quand même… Faudra que j’aille voir un jour si ça marche vraiment !
Thomas se pencha par-dessus le bastingage : en effet, il semblait bien y avoir une voile là-dessous, qui changeait d’orientation lorsque le marin tournait le volant ! Incroyable…
— Merci, M’sieur ! lança le garçon satisfait en s’éloignant.
— Et ma question ! claironna le curieux personnage en secouant un index accusateur.
— Ah, oui ! Désolé, j’avais oublié. Je vous écoute…
— Dis-moi, c’est ta fiancée ou ta grande sœur, la mignonne dessinée sur ton vêtement ? Parce que si c’est ta sœur, alors j’aimerais fichtrement que tu m’invites à venir étudier les voiles à vent des bateaux de chez toi !
Son rire le secoua comme une quinte de mauvaise toux, s’achevant sur un pet sonore, qui devait être à rapprocher du petit déjeuner évoqué précédemment. Smiley ouvrit de grands yeux, en hésitant visiblement sur l’attitude à adopter. Thomas sourit, par pure solidarité, et s’éloigna en direction de la queue du bateau. Il s’appuya à la rambarde et laissa dériver ses pensées au gré des événements des derniers jours. Il n’en revenait toujours pas de vivre pareille histoire. Lui, le solitaire du fond de la classe. Celui sans parents, presque sans amis. Celui qui provoquait sur son chemin chuchotements et airs moqueurs ou méprisants de la part des autres. S’ils avaient pu le voir, à présent, suivre les aventures extraordinaires qu’il était en train de vivre… Sûr qu’ils en crèveraient tous de jalousie ! Pour rien au monde il n’aurait souhaité changer de vie maintenant. Bien sûr, sa grand-mère lui manquait, ainsi que Pierric et Romuald. Mais il les reverrait bientôt, il le sentait tout au fond de lui…
— Tu vois la tour des Tambours ? demanda Ela.
Le garçon sursauta, car il ne l’avait pas entendue approcher. Il chercha sur le rivage déjà loin. La tour était là, dressée comme un phare signalant des récifs aux navires de passage. Il hocha la tête.
— Pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?
— Elle date de l’ancien temps, répondit la jeune fille. De bien avant le Grand Fléau… Les hommes communiquaient alors à l’aide de ces tours, qui formaient un réseau dense sur tout le continent. De grands tambours, placés au sommet, permettaient d’envoyer des messages très rapidement d’un bout à l’autre des royaumes. Il n’y a plus rien de comparable, aujourd’hui. Les tambours se sont tus lorsque les hommes ont occupé les Animavilles. Aujourd’hui, sans la Guilde des Marchands, qui achemine notre courrier, nous serions complètement isolés des autres villes humaines…
Le silence retomba entre les jeunes gens, pendant lequel le navire continua de s’éloigner à un bon rythme du débarcadère. La jeune fille se racla la gorge.
— Tu veux bien m’excuser ? marmonna-t-elle avec un air penaud. Je te promets de ne plus te mettre mal à l’aise en public à l’avenir.
— T’inquiète, c’est rien, lui assura Thomas avec un pâle sourire.
— Les gens croient que je suis une chipie trop gâtée, confessa la jeune fille dans un murmure. Simplement parce que je suis la fille du Guide de la cité.
— Et tu rentres facilement dans la peau du personnage, juste histoire de ne pas les décevoir ! plaisanta à moitié le garçon.
— C’est un peu ça, je crois… Mais je ne veux pas que tu aies cette image de moi.
— Je n’ai pas cette image de toi, affirma Thomas. Au contraire, je sais que tu es quelqu’un de bien…
— C’est gentil de dire ça, affirma la jeune fille.
Elle l’embrassa sur la joue. Gêné, Thomas changea maladroitement de sujet :
— Quand arriverons-nous à Dardéa ? demanda-t-il en faisant semblant de s’intéresser aux montagnes fermant l’horizon.
Ela dissimula son désappointement en mimant la réflexion.
— Cela ne va pas être trop long, estima-t-elle au jugé. Je pense que nous serons là-bas avant le bas-jour.
— Le bas-jour ?
— La mi-journée, le moment où le soleil passe derrière le Collier d’Atiane, précisa la jeune fille.
— Ah, je vois…
Avant qu’un nouveau silence embarrassé ne s’installe entre eux, Thomas posa une question qui lui tournait dans la tête :
— Qui sont les Veilleurs ?
— Ça, je ne sais pas trop, avoua Ela. C’est seulement la seconde fois que j’en rencontre. La première fois, c’était à Épicéane, une Ville Morte située derrière la montagne. Je me souviens avoir été effrayée par leurs mines sinistres et leurs grandes épées… D’après certains, les Veilleurs seraient les gardiens du tombeau de Léo Artéan, qui serait dissimulé dans un lieu secret connu d’eux seuls. Selon d’autres, ils n’avaient pas toute leur tête…
— Ce sont tous des Passe-Mondes ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas pu voir leurs yeux. En revanche, j’ai l’impression que la plupart des gens les craignent. Il faudra qu’un de ces jours je fasse des recherches à la bibliothèque du palais.
La jeune fille parut hésiter.
— Et toi, Thomas, qui es-tu exactement ? lâcha-t-elle finalement.
Le garçon la regarda avec un air étonné.
— Je t’ai déjà raconté qui j’étais !
— Tu me l’as dit, approuva Ela, mal à l’aise. Mais rien dans ce que tu m’as évoqué n’explique qu’un Veilleur t’ait recherché dans ton monde. Je commence à me demander qui les hommes-scorpions voulaient véritablement capturer. Moi ou… toi ?
— Toi ! affirma Thomas en ouvrant de grands yeux. C’est par pur hasard que j’ai assisté à ton enlèvement.
— Je parcours cette plage toutes les semaines avec mon galopeur depuis plus de deux ans, continua Ela. Pourquoi ces créatures surgies de nulle part m’enlèveraient justement au moment où tu apparais dans le Monde d’Anaclasis ? À moins qu’ils ne m’aient utilisée comme… appât ? Et pourquoi ce Veilleur, qui semble te chercher activement, arrive ensuite juste à temps pour nous sauver ? Cela fait trop de coïncidences, si tu veux mon avis. Je pense… que tu es au centre de tout ça, même si tu l’ignores toi-même…
Thomas resta bouche bée quelques secondes. Il avait failli répondre que « Non, c’était absurde ! », mais en même temps, il trouvait les arguments de la jeune fille convaincants. Très convaincants, même… Et si elle avait raison ? S’il existait un lien entre lui et ce monde ? Car, après tout, il parlait la langue d’Ela presque couramment, sans jamais l’avoir apprise. Mais quel type de lien, au juste ? Que pourraient bien lui vouloir les hommes-scorpions et quel intérêt auraient les Veilleurs à le protéger ? Les idées se bousculaient dans son esprit, trop nombreuses et contradictoires pour être agréables.
— Tu as peut-être raison, admit Thomas dans un souffle. Ou peut-être que tout cela n’est qu’une suite de coïncidences. Je ne sais pas. La seule chose dont je sois certain, c’est que je ne t’ai rien caché.
— Je te crois, Thomas, affirma gravement la jeune fille. Je n’ai pas voulu mettre en doute ta bonne foi. Je me pose seulement des questions. Et tu peux compter sur moi pour t’aider à comprendre. À deux, on va y arriver !
— C’est gentil, apprécia le garçon. Je n’ai aucune idée de ce que nous allons découvrir… Mais je suis heureux de vivre tout ça en ta compagnie !
Ela répondit par un sourire. Les jeunes gens restèrent ensuite pensifs pendant le reste du voyage. Les trois navires traversèrent le lac d’ouest en est et se rapprochèrent d’un cap montagneux qui plongeait sous l’eau de façon abrupte. Thomas reconnaissait parfaitement en ce relief la crête dominant dans son monde la ville de Grenoble. Les bateaux contournèrent lentement le promontoire en obliquant progressivement vers le nord. Soudain, Thomas découvrit une petite flottille d’embarcations éparpillée sur le lac. Les bateaux ressemblaient aux leurs, à une différence près : ils étaient dominés par de grandes voiles carrées, presque transparentes.
— Vous avez aussi des bateaux à voiles, alors ! s’écria le garçon.
Smiley, surpris par le ton de son jeune maître, bondit de son épaule. Il commença à sautiller sur le pont du bateau en sifflant comme une cocotte-minute sous pression. Ela, pour sa part, ne comprit pas immédiatement le sens de la question. Puis son visage s’éclaira :
— Ce ne sont pas des voiles, mais des filets de pêche ! se moqua gentiment la jeune fille.
— Des filets ? Alors, pourquoi sont-ils hors de l’eau ?
— Que voudrais-tu faire d’un filet plongé dans l’eau ? s’interrogea à son tour Ela, en chassant cette idée absurde d’un haussement d’épaules. Non, c’est le début de la migration des spores de pains d’épices. Ce sont de grosses graines, de la taille de l’ongle de ton pouce. L’écorce est remplie de gaz, ce qui leur permet de flotter en l’air. Elles sont charriées en grand nombre par les vents qui circulent au-dessus du lac. Du coup, les pêcheurs n’ont pas beaucoup de mérite : il suffit d’ouvrir le filet et d’attendre qu’il se remplisse tout seul. Mais ils font ça jour et nuit, car la saison des spores ne dure qu’un petit mois par ici. Et en un mois, il s’agit de remplir les greniers de l’Animaville pour le reste de l’année !
— L’Animaville s’en nourrit ?
— L’Animaville ne se nourrit que de lumière et de pluie, expliqua patiemment la jeune fille. Les spores constituent la base de notre alimentation, à nous autres humains. Nous les réduisons en farine pour en faire du pain, des tartes, des purées. C’est délicieux, tu verras !
— Je suis impatient d’y goûter ! assura Thomas avec une mimique gourmande. J’ai l’estomac qui commence à gargouiller !
Il admira au passage l’une des embarcations de pêche. Plus large que leur propre navire, elle était dominée par un mât démesuré. Le filet qui y était suspendu était immense, gonflé par la pression des spores entraînées par la brise. Les marins à bord se contentaient d’orienter convenablement le vaste piège par rapport au vent dominant, et de manœuvrer dans le même temps la voile immergée, pour diriger l’embarcation.
— Incroyable ! s’extasia le garçon. Si l’on m’avait dit que…
La fin de sa phrase resta bloquée au fond de sa gorge : au détour d’un nouveau cap, il venait de voir apparaître l’Animaville !