De la séduction à la fanatisation

Le monde moderne est un monde de peur. Plus de 52 % des Français partagent la phobie du dimanche soir, selon une étude datant de 2008 du groupe Monster (rien que le nom met à l’aise). Aux États-Unis, ce chiffre monte à 70 %1. À petites doses, tout stress est bon à prendre, car il améliore notre réactivité. Il adapte notre corps, notre rythme cardiaque, à une situation d’urgence que nous devons régler. En augmentant la perfusion, il nous rend nerveux, anxieux, agressifs, mais… particulièrement « suggestionnables ». Car nous souhaitons que cela cesse. Que la course cesse. Course à l’innovation, concurrence tyrannique, toute-puissance des marchés financiers et des agences de notation, qui peuvent, d’un coup de plume, décrédibiliser un pays entier.

Que la course cesse.

Si vous avez suivi quelques-uns des exercices présents dans ce livre, vous disposez déjà de beaucoup d’instruments pour atténuer ce stress. Diminuer votre manque de vigilance et rétablir votre esprit critique en ayant pris connaissance de nombreuses techniques de manipulation mentale, et de moyens d’y remédier, positivement. Ou de les utiliser, à votre profit, sur un individu nerveux, envahi par ce stress.

C’est généralement sur cette forme de désespoir, conduisant parfois au suicide comme nous l’avons constaté dans bon nombre de pays, sur cette corde sensible que jouent – avouons-le, à merveille – les « hommes providentiels ». Paradoxe, car l’homme ne peut pas se substituer à la providence. Il peut en revanche leurrer son prochain en lui faisant croire qu’il incarne la providence. Le retournement. Qu’il peut mettre fin à une crise économique, un mal-être psychologique ou une quête désespérée de recherche métaphysique.

Ces conditionnements sont en général obtenus par des individus que nous nommerons les individus alpha (en référence aux ondes cérébrales dites alpha, qui sont le reflet d’une perte d’esprit critique, de vigilance, et à une nouvelle pratique qui se développe de plus en plus : la programmation alpha). Ceux qui attirent l’attention des foules plus que les autres, qui savent établir un contact direct plus rapidement, qui peuvent prendre indirectement le contrôle mental d’une cible donnée, la poussant au pire ou au meilleur. Et qui se retrouvent, par le hasard de la providence, placés dans des conditions exceptionnelles qui permettent leur expansion fulgurante.

À ce stade de la lecture, beaucoup d’entre vous peuvent, s’ils exécutent les expériences qui s’y trouvent, devenir, dans leur propre environnement, de meilleurs communicants, des manipulateurs d’émotions. Ou détecter ces derniers et stopper leur influence sur votre consentement. Poussons encore loin l’expérience en expliquant d’autres techniques permettant d’introduire un contrôle indirect sur un individu. Ces techniques sont à la frontière de la programmation mentale extrêmement dangereuse de personnes s’affranchissant totalement du sentiment d’empathie. Pour le simuler. Je vous recommande dès lors de les lire avec les précautions qui s’imposent.

Le contrôle indirect dans une surface sociale
restreinte : génération d’un individu alpha

Commençons par quelques indications. Toutes les techniques suivantes sont issues d’une fusion entre l’hypnose, la PNL (très similaire à l’hypnose, et cela à plusieurs niveaux), les bases de la speed seduction et la psychologie cognitive. Cette fusion a donné lieu à la genèse d’un courant, dont nous avons déjà parlé ici, nommé : les techniques black ops.

Utilisées par de nombreux gourous et dictateurs par le passé, d’instinct, les techniques black ops se théorisent et se pratiquent avec méthode au début du XXIe siècle, et apparaissent aux États-Unis. Les praticiens de cette forme de contrôle indirect considèrent que les individus les entourant sont des « cibles ». Que le cerveau est une simple machine facilement comparable à un ordinateur. Vaincu, d’ailleurs, par un ordinateur, en faisant référence au dernier match d’échecs opposant Garry Kasparov à la machine Deep Blue ou, plus récemment, par Cubstormer II, à un jeu où pourtant l’homme allait vite : le Rubik’s Cube. Pour voir la démonstration – impressionnante – de cette raclée totale, c’est ici2 :

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Aussi, sur la base de ce postulat, les praticiens black ops partent du principe que leurs techniques sont efficaces indépendamment de l’intelligence de la cible. De sa position sociale ou de sa situation sur le moment. Nous ne serons pas loin de leur donner raison quand l’on constatera plus bas ce que certaines personnalités dites caméléons ont réussi à faire de leur côté en matière d’escroquerie.

Pour mettre en œuvre une technique de ce type, il faut tout de même que l’opérateur et sa « cible » soient préparés. Pour l’un, entraîné, pour l’autre, un minimum espionnée. Les techniques d’espionnage d’une cible sont décrites dans le premier tome de cette série. En collaboration avec d’anciens agents de renseignement. Nous n’y reviendrons donc pas ici. Le processus de recall expliqué dans le chapitre précédent permet de préparer l’opérateur. Cela, en utilisant le recall pour invoquer quatre situations, quatre émotions précises :

 

— Une émotion suscitée par la confiance en soi.

— Une émotion liée à l’attraction (réussite dans une opération de séduction, par exemple).

— Une émotion lors du retournement d’une situation favorable.

— Une émotion d’indifférence positive à des stimuli qui vous auraient oppressé.

 

Quatre piliers. Invocables à tout moment grâce au processus de recall.

La moindre parcelle de doute, pour un praticien black ops, n’a pas sa place dans une opération de prise de contrôle. L’individu alpha souhaitant prendre le contrôle d’une salle, d’un groupe ou d’une personne doit lui-même se considérer comme un virus. Ne présenter aucun doute. C’est-à-dire s’affranchir de tout ce qui pourrait constituer une source de doute : les autres.

La programmation d’un alpha

La programmation de l’indifférence signifie que l’individu alpha ne doit avoir absolument aucune considération pour ce que les gens pensent de lui. Montrer et afficher une totale indifférence. Calibrer ainsi son langage corporel. Une personne avec ce type de comportement n’aura absolument rien à faire de ce qui se passe autour d’elle. Instantanément. Pas par un procédé d’autohypnose comme c’est le cas dans la sophrologie, mais quasiment d’instinct. D’où l’importance d’un entraînement au recall qui permet d’activer l’indifférence lorsque celle-ci n’est pas naturelle ou que l’environnement devient trop hostile.

On a souvent tendance à oublier à quel point les dictateurs ont été raillés, critiqués, caricaturés pendant leur ascension vers le pouvoir. Hitler faisait l’objet de moqueries permanentes, sa dangerosité a aussi été évoquée dans les journaux allemands pendant des années, y compris au moment de son accession au pouvoir. Napoléon fut la victime constante des caricaturistes anglais et français. La même indifférence aux critiques est présente dans les mouvements sectaires. Les raëliens, pourtant médiatiquement ridiculisés dans le monde entier par leur annonce, non validée par des preuves scientifiques, d’un clonage humain, existent toujours. Et Raël se porte bien au moment où ces lignes sont écrites. En pleine forme. Je le dis avec d’autant plus de certitude que j’ai moi-même infiltré un de leurs groupes. Pour observer leur fonctionnement. D’évidence, même si je n’ai pu constater de mes yeux la bonne santé et la présence rayonnante de Raël, les fidèles sont unanimes : le chef est au top de ses capacités. Indifférence aux critiques. Absence totale de doute.

À notre niveau microbien, suivons déjà, en sus de l’activation instantanée d’émotions dites de « blindage », une autre recommandation black ops : ne plus jamais prononcer de sa vie la phrase suivante, que nous avons tous tendance à dire, parfois malgré nous, après une erreur : « Je n’aurai jamais dû dire [ou faire] cela. » Plus jamais. Ne plus montrer aucun signe de culpabilité. Pour quoi que ce soit. Quelle qu’ait été l’action commise. Les praticiens black ops n’ont rien inventé. Ils ont compilé. La même technique fut utilisée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale pour programmer mentalement le soldat SS à devenir une machine de guerre. Dans son tristement célèbre ouvrage L’Ordre SS : éthique et idéologie3, Edwige Thibaut a réuni et traduit les cahiers de la Waffen SS destinés à l’époque à la formation idéologique de ces soldats. Il n’est pas étonnant de découvrir que 85 % du contenu des carnets de la SS visaient à la programmation mentale du soldat, le développement de son sentiment d’appartenance à un groupe, de solidarité et d’honnêteté absolues vis-à-vis de ses camarades (« la gamelle d’un SS n’a pas de cadenas »), et d’indifférence totale aux critiques que l’on pouvait émettre sur le régime en place.

Indifférence et empathie simulée

Idem lorsque l’on se penche sur le tout aussi détestable – et nocif – manuel d’Al-Qaïda4. On constate qu’il est conçu de la même façon en termes de programmation mentale. « Vous aurez à affronter des critiques, des obstacles, faites-en fi, car ceux qui les émettent vous sont inférieurs. Ce sont des mécréants. » Sentiment d’indifférence, encore. Vital, pour l’individu alpha, qui est en réalité un agent d’influence, car comme dit l’adage : « Doute de ton pouvoir et tu donnes pouvoir à tes doutes. » Or l’alpha ne peut en aucun cas avoir de doutes. Il doit donc s’autoprogrammer pour y faire face. Voilà pourquoi les techniques black ops sont extrêmement dangereuses : elles affranchissent l’être humain d’un sentiment normal de culpabilité, source qui génère la notion d’éthique.

Les praticiens black ops recommandent après avoir calibré son indifférence la neutralisation de ce sentiment humain spontané. Et dès lors de l’empathie. La fixation sur l’idée d’indifférence. En changeant sa propre dynamique, en étant indifférent. Ce qui est plus facile lorsque ce type de programmation s’effectue, nous le verrons, dans le cadre de groupes. De la formation d’individus à un type de comportement associé à une idéologie globale. Comme c’est le cas pour les deux manuels de programmation précités.

Dans la programmation alpha, l’environnement est une donnée. La sécurisation du praticien provient de sa connaissance des techniques. Ici, nous retrouvons un point commun avec l’illusionnisme ou la speed seduction. Mais également avec le fanatisme religieux ou le sectarisme. Remplacez le mot « technique » par « vérité ». Même type de programmation. Considéré comme une donnée, l’environnement devient un élément matériel à gérer, mais qui ne pénètre pas l’individu émotionnellement.

Deuxième constatation de la dangerosité de ce type de programmation, que nous sentions déjà poindre dans le cadre de la speed seduction : si l’on considère l’environnement comme une donnée, comment ne pas considérer ceux qui le peuplent comme des choses ? À l’évidence, l’être humain est réifié dans la vision globale qu’un individu alpha a du monde qui l’entoure.

Les praticiens alpha recommandent aussi une capacité de changement de personnalité rapide. Adaptable à chaque dynamique sociale rencontrée. En ce sens, nous sommes ici très proches de la création de personnalités caméléons. Ce qui cache en réalité une profonde vulnérabilité et une quête de puissance que l’on souhaite compenser par un apprentissage. Une fracture émotionnelle vécue la plupart du temps jeune qui mène facilement un individu à chercher ailleurs son propre moi. Voilà pourquoi les séminaires de formation alpha, auxquels j’ai pu assister afin de mener cette enquête, sont souvent peuplés de personnes faibles au niveau de leur personnalité. Ce qui est logique. Dépenser une certaine somme d’argent pour « devenir plus fort », c’est faire le constat de sa propre faiblesse. Et induire par la suite un processus d’engagement vers la méthode proposée par le formateur car, justement, le sujet veut oublier sa propre faiblesse.

En réalité, cette variabilité comportementale est facilement décelable lorsque vous communiquez avec quelqu’un. Le super-communicant va se calibrer gentiment à vous, à votre langage corporel, pour tenter de vous vendre un produit ou un service. Le speed séducteur tentera de se calibrer sur vos propres émotions, tentant ainsi de créer chez vous un désir : son corps. Le caméléon est reconnaissable car il est capable de varier de comportement instantanément selon l’individu qui arrive dans la pièce ou dans la conversation et de changer subitement d’attitude pour se mettre à lui ressembler.

La meilleure façon de détecter une personnalité caméléon est de l’écouter parler. Et surtout, vous répondre. Si le speed séducteur ou le super-communicant jouent des coups à trois bandes, le caméléon, lui, calibrera jusqu’à l’intonation de sa voix sur la vôtre : il adoptera votre façon de parler. Et si vous n’y prenez pas garde, vous ne vous en rendrez même pas compte et entrerez dès lors dans un processus hypnotique, non consenti, car vous serez bercé par les notes que produit votre propre voix.

Ce qui est recommandé à l’apprenti alpha est un changement rapide de personnalité. Une division de sa propre personnalité. Partant du principe que chaque cible souhaite quelque chose de différent. Chaque cible a des émotions, des ambitions différentes. Il faut donc pour pouvoir y répondre avec efficacité devenir la cible. Nicolas Machiavel a été l’un des premiers à conseiller au prince Laurent II de Médicis de ne pas voir les individus tels que ceux-ci ont envie d’être ni tels qu’ils pourraient être, mais ce qu’ils sont. C’est seulement en comprenant et en manipulant les gens tels qu’ils sont que l’on peut ensuite gouverner efficacement. César Borgia, dont la vie inspira Machiavel dans l’élaboration du Prince, avait coutume, même au summum de sa puissance, d’aller marcher au milieu des rues, seul, masqué. Pour s’imprégner des autres. Devenir ces personnes, les ressentir, l’espace d’un instant, pour mieux les manipuler ensuite.

Pour produire ces changements, ces changes comme nous disons en illusionnisme, plusieurs expériences sont recommandées. Par exemple : marcher seul, tout en se disant : « J’ai l’air idiot. » Ou remarquer un détail qui cloche dans son apparence et se focaliser dessus. Ce que nous avons parfois tendance à faire naturellement. Imaginez que vous ayez une tache sur votre vêtement qui vous obsède pendant une réunion de travail. À coup sûr, rien que le fait d’y penser créera une modification de votre langage corporel. Et votre corps se mettra à bouger autour de cette tache. Donc vos collègues remarqueront ce à quoi vous pensez : la tache. Si vous arrêtez d’y penser, en vous imaginant ôter des lunettes de soleil qui vous obstruent la vue, votre entourage a beaucoup moins de chance de la remarquer. La tache, finalement, c’est nous. Qui la projetons ou la neutralisons par notre langage corporel. La pratique black ops recommande de se placer volontairement dans ces situations, afin de développer plus facilement la capacité de s’en affranchir et d’acquérir ainsi ce Graal du faible : l’indifférence. Cette programmation est dénommée : le black pattern. Elle est destinée à accroître la capacité de changement de l’individu alpha. Qui se plonge volontairement dans des situations embarrassantes pour mieux les retourner. Pour que ce retournement devienne un automatisme.

Pendant la guerre d’Indochine, pour détecter les traîtres, il était recommandé aux militaires de faire procéder à l’exécution de prisonniers par des Indochinois coopérants. Le parti communiste le savait. Dès lors, il apprit à certains agents destinés à l’infiltration à exécuter leurs propres camarades. Afin que cela ne pose aucun problème une fois qu’ils se trouveront en situation opérationnelle. Le black pattern repose sur la même mécanique. Un entraînement. À la honte. Puis à l’indifférence. À ce qu’un individu à la personnalité faible va ressentir comme le mal absolu (la honte) puis à l’idée qu’il se fait du bien, à sa quête (l’indifférence). Au changement.

Ici encore, les praticiens black ops n’ont rien inventé. Il suffit de se plonger dans le fascinant ouvrage d’Ignace de Loyola, le père fondateur de l’ordre des jésuites, Exercices spirituels, datant de 1548. De vocation moralement plus noble peut-être, mais en termes de programmation mentale tout aussi efficace. Voire bien plus. Principalement basée sur le changement d’attitude de l’aspirant jésuite, durant un programme de quatre semaines d’épreuves, à la fois physiques et psychologiques. Quatre semaines de retraite spirituelle destinées à faire du retraitant un jésuite, qui consistent en quatre phases différentes d’alternance entre des comportements totalement différents, mais montant crescendo.

 

Première semaine : la présence du mal. L’intégration du mal. Prendre sa mesure. En regardant par l’imagination les feux immenses des enfers et les âmes prisonnières dans des corps enflammés comme dans des prisons. L’odeur y est très présente. Le fidèle doit respirer le soufre du mal. Il est quasiment privé de nourriture. De tout contact humain

Deuxième semaine : ça va déjà mieux. Il peut rencontrer un « guide », qui va s’adapter aux besoins du retraitant, en l’écoutant, chaque jour, et en lui parlant du Christ.

Troisième semaine : c’est celle de la contemplation : « Je verrai les personnes de la Cène ; puis, réfléchissant en moi-même, je m’efforcerai d’en retirer quelque profit. Dans le second, j’entendrai ce qu’elles disent, et je tâcherai d’en retirer quelque utilité pour mon âme. Dans le troisième, je regarderai ce qu’elles font, afin d’en retirer quelque fruit. »

Quatrième semaine : on dit merci. C’est l’expression de la gratitude envers Dieu qui doit être accomplie : « Je demanderai la connaissance intime de tant de bienfaits que j’ai reçus de Dieu, afin que, dans un vif sentiment de gratitude, je me consacre sans réserve au service et à l’amour de Sa Divine Majesté. »

 

Ignace de Loyola, par ses exercices spirituels, forma, principalement aux XVIe et XVIIe siècles, les meilleurs agents de renseignement de la papauté. Il fut d’ailleurs canonisé par Grégoire XV le 12 mars 1622.

Il faut reconnaître que ces entraînements au changement de personnalité, d’émotion, de réactions, rendent les individus alpha très efficaces dans le cadre d’une autoprogrammation instantanée. Ces derniers ne se demandent pas, placés devant une situation de doute, comment ils vont faire (idée polluante), mais déclenchent une idée : l’action.

Autre exemple de pratique black ops. L’interaction fulgurante. Faire en sorte d’établir une relation qui va créer un souvenir dans l’esprit d’une cible en moins d’une minute. Voici comment procéder. Tout d’abord, il faut localiser une cible qui présente un défaut visible et corrigeable. Le hasard fait parfois superbement les choses, un individu qui fait tomber un objet personnel par terre mais ne s’en rend pas compte. C’est une situation optimale. Nous pourrions également envisager une personne qui, portant son portefeuille dans sa poche arrière de pantalon, est sur le point de le perdre. Arriver immédiatement sur la cible, sans se poser de question, et lui dire : « Eh ! vous allez perdre votre portefeuille. » Surtout pas d’« excusez-moi » : rien que le terme agresse a priori. Le terme est tabou. L’expression « excusez-moi » porte une coloration péjorative. Si l’on s’excuse avant même de commencer, le cerveau de la cible l’interprète comme suit : « Lui, il va m’ennuyer. » C’est d’ailleurs un comble que les pétitionnaires ou autres mendiants d’opinion pour telle ou telle cause dont vous vous fichez copieusement n’aient toujours pas intégré cela dans leur approche. Un simple « Eh ! », suivi directement du service rendu, suffit à établir le contact.

Il ne faut surtout pas embarrasser la cible, mais chercher à l’aider. Ensuite, lui donner l’impression que vous allez vous retirer très vite, au moment même où elle s’apprête à vous remercier pour service rendu. Personne n’apprécie d’être collé. Dès lors, il faut donner l’impression que vous allez disparaître. C’est un aspect stratégique très important. Surtout si vous avez en face de vous une personne dotée d’un gros ego. « Oh, ne me remerciez pas, c’est normal. Pardon, je dois partir, je suis déjà en retard, mais avant j’ai juste une question à vous poser. » (Phrase prononcée très rapidement.)

Phase suivante : la question stupide. Sans aucun sens. Ignoblement grotesque. Dont personne ne connaît la réponse. En général. « Je sors d’une conversation avec un pote qui pense qu’une espèce parmi les escargots est capable de voler. Je trouve ça dingue. Vous pensez que c’est vrai, vous ? » Cette question n’a qu’un seul but : la connivence entre la cible et vous. Sur la bêtise de votre ami imaginaire. L’objectif est le suivant : l’approbation. Bien sûr qu’aucun escargot ne vole. Au mieux, vous aurez droit à un : « Je ne crois pas, non. » Ce qui permet d’enchaîner sur : « Je pense comme vous. » Observez la cible un instant, puis disparaissez.

Quelle que soit la question que vous lui posez, la cible s’en souviendra. Il y a de fortes chances qu’elle aille taper ensuite, en rentrant chez elle, sur Internet : « escargot voler ». Faites cette expérience, vous vous en rendrez compte dans son regard. Il s’agit d’une interaction fulgurante.

Vous venez de programmer quelqu’un.

Ce type d’exercices, les praticiens de black ops recommandent de les réaliser des dizaines de fois, en variant les questions. Un seul but : rendre l’alpha plus rapide, plus fluide, plus nonchalant dans son exercice de la communication. Qu’il considère autrui comme une chose manipulable. Qu’il prenne ainsi de la distance avec son genre. Le genre humain. Afin d’enchaîner sur une autre technique : la conversation miroir.

Comme la personnalité caméléon calibre jusqu’à l’intonation de sa voix sur celle de son interlocuteur, parfois sans s’en rendre compte, la conversation miroir réside en un dérivé de la speed seduction. Mais poussé à son maximum. Dans une conversation, il s’agit de repérer les mots principaux qu’emploie la cible. Pas plus de deux ou trois. Les récurrents. Si ce sont des objets, les visualiser, intérieurement. Et les dépeindre. Quoique la cible aime, le praticien black ops aimera. En orientant doucement la cible vers ses propres passions. Les alphas ne font pas cela dans un but, séduire, comme c’est le cas pour les speed séducteurs. Ils le font par jeu. Pur. Pour le plaisir de manipuler autrui et gagner ainsi en confiance. Pour s’affranchir peu à peu des authentiques relations humaines car, en réalité, elles leur font peur. C’est la technique dite du zéro mot. La cible se parle à elle-même. Nous ne sommes plus dans le cadre d’une synchronisation soft façon PNL ou d’un doux glissement sensoriel procuré par la speed seduction. Nous sommes devant un individu qui se joue totalement de l’individu en face de lui. Pour l’unique et exclusif plaisir de le manipuler. Pour se voir lui-même manipuler autrui. Et ainsi gagner en confiance.

Les alphas sont finalement les plus dangereux de toutes les catégories de manipulateurs que nous avons traitées, car ils n’ont en réalité aucun autre but que l’augmentation de leur capacité à manipuler.

De l’espiègle individu alpha isolé à la naissance d’une passion fanatisante

Le titre de cette section nécessite la rencontre de deux éléments : un super-communicant, axé uniquement sur la communication et la manipulation d’autrui, sans autre but que la satisfaction de sa propre montée en puissance ou celle de l’idéologie en laquelle il croit, et un groupe.

Car si, seul, l’homme est naturellement suggestionnable, en groupe, il devient un mouton. Il est possible de donner des centaines d’exemples dans l’histoire de l’humanité où la suggestion collective a joué un rôle important, allant jusqu’à des suicides ou des meurtres de masse. Car l’état hypnotique est contagieux. Dès que plusieurs êtres humains sont réunis, même si chacun d’eux est capable de conserver son esprit critique lorsqu’il est seul, il sera tenté, au sein d’une foule, de suivre celui ou celle qui crie le plus fort.

La foule a un caractère

Pour les hypnotisés comme pour les foules, il y a nécessairement une figure centrale et inspiratrice qui pousse à l’action. Les psychologues des foules pensent que ces dernières agissent selon un principe de réaction à des stimuli. Plus le stimulus est intense, plus la réaction de la foule le sera. Le groupe répond à tout ce qui lui donne une forme, un but. Une vraie action charismatique induit une forte influence du leader sur le groupe. Le charisme. Le terme s’est aujourd’hui élargi à l’effet que produisent sur le public acteurs, rock star, écrivains, etc. Une admiration et une fascination bien supérieures au respect que l’on peut avoir pour une personne qui possède un haut degré d’expertise, mais ne disposant pas d’outils de propagation comme les médias. Aujourd’hui, l’autogénération de charisme est devenue plus facile avec l’horizontalité des communications permise par les nouvelles technologies.

Émile Durkheim considère le groupe comme une entité sui generis, et le travail de tout sociologue est de trouver les règles qui régissent les fonctionnements des groupes. Car, selon lui, ce qui motive le groupe est différent de ce qui stimule l’individu. Concept que Freud appellera plus tard le superego. N’oublions pas que Durkheim est très marqué par la Révolution française, en se représentant la ferveur qui transporta les individualités. Cette ferveur est observable lorsque l’on se trouve soi-même au sein d’une manifestation avec des membres liés par une communauté d’idéaux ou, dans un stade de football, au sein d’une tribune de supporters. L’effet de contamination est quasi instantané. Capable du meilleur comme du pire. Processus que décrit fort bien Jean Teulé dans son roman Mangez-le si vous voulez5 : l’histoire d’une foule devenue folle qui s’acharne sur un homme et se livre aux pires actes de barbaries. Pour rien. Une histoire vraie, ayant eu lieu au XIXe siècle en France. Un fait divers tragique, dont le héros est un jeune homme, Alain de Monéys, 28 ans, pris à partie par quelques individus, puis par une véritable meute de 600 personnes hystériques, à partir de la simple phrase : « Venez, on a chopé un Prussien. » Au lendemain de ce crime, beaucoup de ces tortionnaires d’un jour n’avaient, devant leurs juges, qu’une phrase à la bouche : « Je ne sais pas ce qui m’a pris. »

Une similitude entre les membres d’un groupe accentue leur proximité physique. Atténuant les individualités au profit du groupe. Ce que Durkheim appelle une effervescence collective, dont le leader n’est que le symbole. L’incarnation du groupe. Très souvent, c’est ainsi que se présentent les leaders spirituels : comme une incarnation. C’est ainsi qu’ils se vendent à leurs fidèles.

Gustave Le Bon est allé plus loin que Durkheim. Si Durkheim fait le constat de l’effervescence collective, Le Bon, dans son ouvrage majeur, Psychologie des foules6, s’intéresse aux relations entre le leader et la foule. Expliquant principalement aux leaders comment répondre aux besoins des foules, il va très vite être qualifié de nouveau Machiavel et prisé par de nombreux hommes politiques.

Le Bon indique qu’une foule va naturellement suivre une personne qui démontre une ferveur, qui exprime une vision. Il doit nécessairement présenter un particularisme, physique ou esthétique, et être totalement possédé par la vision du monde qu’il veut transmettre. Utilisant des métaphores, des symboles, des mythes, qui parleront à tous, et qui neutralisent le raisonnement. En outre, comme le praticien en hypnose, il doit user de répétitions. Pour motiver en permanence la foule. Devenir sa caisse de résonance. Lorsqu’il écrit Psychologie des foules, nous sommes en 1895 et Le Bon annonce : « L’ère dans laquelle nous allons rentrer est l’ère des foules. »

Les particularismes mis en évidence par Le Bon sont repris pas Robert Waite, dans son ouvrage The Psychopathic God7, pour décrire la personnalité d’Adolf Hitler, qu’il qualifie de borderline. Capable de varier énormément son ego, d’amplifier son expression tout en revenant ensuite à une activité normale. En souhaitant donner à son auditoire l’impression d’être tout-puissant et très stable. Mais, en réalité, profondément troublé et fragile. Contraint d’endosser des rôles en permanence. Ce qui lui confère une capacité de construction de fluide empathique très forte, mais fausse. Capable de sentir la moindre nuance de comportement chez l’autre tout en restant totalement détaché d’un point de vue émotionnel. Ça ne vous rappelle rien ? La programmation alpha. La personnalité caméléon.

Pour augmenter l’impressionnabilité collective, il faut naturellement jouer sur des sentiments humains générateurs d’effervescence collective. Comme la peur, la colère, ou encore la soif de justice, le désir d’une autre vie, de mutation. L’adosser ensuite à un symbole, touchant l’inconscient collectif de la foule, et à un slogan. À une idée qui colle. Les frères Heath, dans leur ouvrage Made to Stick : Why Somes Ideas Survive and Others Die8, en analysant slogans publicitaires, politiques, légendes urbaines, discours religieux, mirent en évidence cinq principes qui doivent être appliqués à une idée pour renforcer sa force adhésive :

 

— Inattendue : le public sera attentif.

— Concrète : il pourra la comprendre et s’en souvenir.

— Crédible : il la croira.

— Teintée d’émotion : il se sentira concerné.

— Utilisant une histoire : les cibles seront poussées à agir.

 

Pour conclure, penchons-nous à présent sur une illustration que ce type de relation peut engendrer entre une masse touchée par une « effervescence », issue d’une « idée qui colle » et émise par une « personnalité caméléon ».

 

Suivre le caméléon jusqu’au suicide : un ordre, 900 morts

En novembre 1978, la société est informée d’un suicide de masse ayant eu lieu au Guyana, provoqué par un conditionnement assez unique en son genre. Le 15 novembre, le député américain Leo Ryan est envoyé pour diligenter une enquête dans ce petit État centraméricain où s’est installé un groupe d’un millier de personnes : le Temple du Peuple, dirigé par un certain Jim Jones.

Dans cette ville nommée Jonestown, Jim Jones imposait un culte total à sa personne, malgré une idéologie égalitariste clairement affichée. Une forme, pour reprendre ses propres termes, de « socialisme apostolique », exprimée par un groupe composé majoritairement d’exclus et de stigmatisés, que Jones avait réussi à attirer vers lui en commençant par prêcher dans la rue. Puis en enchaînant des démonstrations de guérison miraculeuse. Certaines personnes semblant réellement guérir à son contact, sa confiance grandit, aussi parvint-il à fonder sa propre communauté tout d’abord dans l’Indiana. À la condition de se déposséder de tous leurs biens, les fidèles avaient la promesse de voir l’intégralité de leurs besoins assouvis au sein du Temple. Organisateur efficace, il avait réussi à créer une entité autonome, vivant de l’agriculture, de l’autoproduction.

Jones diffusait à ses fidèles le slogan suivant : « Dieu est la force de l’amour et je suis son incarnation. Si vous aimez Dieu, il faudra aimer son incarnation. » La phrase qui devait être employée au sein de la communauté en guise de formule de politesse était : « Jim loves you. » Très sûr de son pouvoir en apparence, Jones souffrait pourtant d’insomnie et de troubles mentaux. Son premier cercle, dont sa femme, savait qu’il n’avait aucun pouvoir de guérison réelle. Mais diffusait tout de même le message. L’association du mot amour à celui de Jim ne constituait pas seulement un pattern de programmation hypnotique. Jones se voulait l’incarnation même de l’amour physique. C’est pourquoi tous les couples étaient séparés, le gourou s’arrangeait ensuite pour former d’autres couples qui ne se désiraient pas. Jones à travers des réunions publiques au sein de la congrégation invitait les membres à pratiquer entre eux la joute verbale, se rabaissant les uns les autres, puis l’instant d’après à déclamer sous forme de concours d’éloquence leur attirance sexuelle pour lui. Les deux sexes confondus. Les hommes devaient avouer publiquement un désir sexuel pour Jones.

Dépendant aux amphétamines, Jones est le maître incontesté de cette communauté, capable de rester une semaine sans dormir, tout en étant hyperactif, et de se placer avec ses sujets dans une transe émotionnelle très rapidement. Mais l’homme est aussi faillible, susceptible de s’emporter dans de grandes crises de rage, paranoïaque et totalement obsédé par le sexe. Il voit d’un très mauvais œil l’arrivée de cette commission d’enquête au sein de sa communauté. Mais laisse pourtant la commission constater le fonctionnement de sa secte. Puis, alors que la commission s’apprête à partir, il donne l’ordre à un commando d’en assassiner tous les membres. Seul un journaliste, Ron Javers, parvint à s’échapper et relata plus tard dans un livre son expérience9.

Profondément instable, Jones avait déjà préparé ce qui allait suivre, dans la même journée : un suicide de masse, à travers des nuits de programmation mentale lors desquelles il faisait réveiller ses fidèles pour leur annoncer que la fin était venue. Que le monde était trop malsain. Que des mercenaires, un jour, viendraient et les tortureraient, tous. Le seul moyen, disait-il, de mourir dignement, c’était de passer à l’acte et de commettre un acte de suicide révolutionnaire en protestation contre les conditions de ce monde inhumain. Invoquant ainsi un recall massif des anciennes frustrations de ses fidèles stigmatisés par un monde moderne les rejetant, mais tout aussi torturés par un gourou leur imposant la destruction totale de leur libre arbitre.

Le FBI a récupéré le dernier discours de Jim Jones. Celui appelant ses fidèles à se suicider par le poison. Tuant les enfants en premier, les plus âgés ensuite. Méthodiquement. Ce que 908 personnes ont fait. Appliquant méthodiquement les ordres de leur gourou. Conditionnement hypnotique, gestion parfaite du silence, intonations lentes, idées adhésives, empathie progressive avec la masse, fragilisation psychologique, montée crescendo, assurance, calme, nonchalance, indifférence, beaucoup des concepts que nous avons évoqués ici s’y trouvent. Malheureusement, cette fois-ci, ils ont servi un mauvais but. Un enregistrement de plus de quarante minutes nommé « Death Tape »… L’apprentissage continue10 :

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1.
3.

Edwige Thibaut, L’Ordre SS : éthique et idéologie, Paris, Avalon, 1991. Cet ouvrage, qui fait également l’apologie du nazisme, préfacé par le collaborateur et nazi belge Léon Degrelle, est bien heureusement interdit de vente en France.

4.

Al-Qaida, Manuel pratique du terroriste, édition établie par Arnaud Blin, Bruxelles, André Versaille, 2009.

5.

Jean Teulé, Mangez-le si vous voulez, Paris, Julliard, 2009.

6.

Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Paris, PUF, 2003.

7.

Robert Waite, The Psychopathic God : Adolf Hitler, New York, Da Capo Press, 1993.

8.

Chip et Dan Heath, Made to Stick : Why Some Ideas Survive and Others Die, New York, Random House, 2007.

9.

Ron Javers in Marshall Kilduff, L’Enfer de Guyana. Révélations inédites sur la secte du Temple du Peuple par des journalistes et des rescapés du massacre, Montréal, Stanké, 1978.