Épilogue – Gérer l'apocalypse

 
 
Dans un monde sans repères, l’Arche sera une île de stabilité au milieu du chaos. Le point nodal du cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. La nouvelle île de Pâques. Une île de Pâques ultra-moderne. Autosuffisante. Le centre qui arpente le monde pour lui donner sens et structure. Qui éclaire de sa présence le chaos environnant. Une île qui montre à la planète la voie de l’autosuffisance.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 4- L’Exode.
 
Plus tard
 
Étretat, 12h35
Les rares fois où Monky prenait le temps de se regarder dans le miroir, il avait de la difficulté à réconcilier l’image qu’il voyait avec le souvenir de ce qu’il avait été. Étrangement, il se sentait plus jeune. Comme si l’individu qu’il se rappelait avait été un de ses ancêtres.
C’était l’effet normal de la vie disciplinée qu’il menait, lui avait dit Jones Senior. La vieillesse était le poids du moi qu’il fallait traîner. Un moi qui gonflait avec l’âge. Et que le corps s’épuisait à remorquer d’une journée à l’autre, d’une heure à l’autre…
Limiter l’enflure du moi, en changer souvent avant qu’il ait le temps de gonfler, soulageait le corps. Cela lui permettait d’être en meilleure santé. De s’user moins vite. Il pouvait même se régénérer en partie. Au point de paraître plus jeune.
Plus tard au cours de la journée, Monky ferait une expérience que lui avait conseillée Jones Senior. Il se replongerait pendant quelques heures dans un ancien moi. Pour sentir la différence.
Ensuite, il retournerait au bureau central de Jones, Jones & Jones, au Québec.
Jones Senior ne lui avait pas donné la raison de ce voyage, mais il était probable que l’expérience de Monky arrivait à son terme. Le temps était venu d’endosser un nouveau moi…
Il laissa son regard se perdre dans les vagues, au bas de la falaise. Puis, après quelques instants, il remonta jusqu’à l’horizon, où le ciel et la mer se confondaient.
Il pensait avec un mélange de curiosité et d’appréhension à l’expérience que lui avait suggérée Jones Senior. Il craignait un peu de se retrouver englué plus qu’il ne l’aurait voulu dans cet ancien moi. C’était pour cette raison qu’il était allé se promener sur la falaise. Pour se laisser imprégner par l’immensité de la mer. Comme antidote à l’étroitesse de l’enfermement du moi, c’était souverain.
Les falaises, la plage, la mer émeraude étaient également soumises à l’usure du temps. Un jour, elles disparaîtraient. Il n’y aurait plus de traces d’elles. Ou si peu. Plus de traces de l’Aiguille creuse, qui avait alimenté son imagination pendant son enfance. Plus de traces de ces falaises. Tout cela disparaîtrait. Mais à un rythme tellement plus lent… Pour un être humain, un temps qui coulait aussi lentement, c’était presque l’équivalent d’un temps immobile.
Bien sûr, c’était aussi une illusion que de croire à cette immobilité du temps de la mer et des falaises. Mais c’était une illusion réconfortante. Et, surtout, une illusion qui avait l’avantage de faire paraître futile le temps hystérique de l’agitation humaine.
 
RDI, 8h04
… sur la scène locale, l’arrestation spectaculaire de journalistes pendant une conférence de presse continue de susciter de vives réactions…
 
Paris, 15h09
Monsieur Claude ne s’attendait pas à voir monsieur Raoul aussi démonstratif.
Bien sûr, la rencontre avait lieu dans le même bureau austère et fonctionnel que la fois précédente. L’habillement de monsieur Raoul avait la même sobriété et il s’exprimait sur le même ton posé, avec des mots mesurés qui donnaient l’impression d’avoir été choisis avec une grande méticulosité. Mais tout cela s’effaçait devant deux détails. Il y avait d’abord la présence d’une bouteille de champagne et de deux coupes sur le bureau du directeur de la DGSE. Et puis, surtout, il y avait ce sourire qui flottait sur le visage de monsieur Raoul.
— Du bon travail, dit ce dernier sur un ton où il y avait de réelles traces de satisfaction.
Il versa du champagne dans les deux coupes, en tendit une à monsieur Claude, prit l’autre.
— Mes informateurs étaient assez bien renseignés, admit modestement monsieur Claude.
Ils burent une gorgée. Monsieur Raoul posa son verre, se tourna vers un des deux portables qui étaient sur son bureau et appuya sur quelques touches.
— Il est temps que nous ayons une conversation privée, dit-il.
— Vous avez coupé l’enregistrement automatique ?
— Si je veux savoir ce que vous pensez vraiment, c’est indispensable, non ?
Monsieur Claude attendit simplement qu’il poursuive. Il n’était pas utile de préciser que cela permettait au directeur de la DGSE de dire des choses qui ne pourraient jamais être retenues contre lui. Chacun savait que l’autre le savait.
— Connaissez-vous l’identité de vos mystérieux informateurs ? reprit monsieur Raoul.
— La seule personne que je connaissais est décédée pendant l’opération.
Une ombre de contrariété voila un instant le regard de monsieur Raoul.
— Croyez-vous qu’ils vont reprendre contact avec vous ?
En lui-même, monsieur Claude devait admettre qu’il n’en avait aucune idée. Mais il ne servait à rien d’amoindrir son utilité future aux yeux de monsieur Raoul.
— C’est assez probable, dit-il.
— Si cela se produit, vous avez carte blanche… L’agence verra à mettre à votre disposition les moyens nécessaires aux mesures que vous jugerez utile de prendre… Dans les limites d’une certaine raisonnabilité, évidemment.
Monsieur Claude se contenta d’un hochement de tête et de tremper les lèvres dans sa coupe de champagne.
— Vous saviez que le Cénacle avait des réserves de pétrole dissimulées partout sur la planète ? demanda monsieur Raoul.
— Je n’ai pas suivi de façon très étroite les résultats de toutes les opérations.
— Des plateformes de forage désaffectées, des superpétroliers supposément mis au rancart, d’immenses réservoirs sur des îles désertes, des puits de pétrole fermés transformés en lieux d’entreposage… Sur un des navires de l’Arche, ils ont découvert d’énormes quantités de matériel biologique : sperme, ADN, cellules souches, ovules… Chacun des membres de l’Archipel avait une réserve à son nom !
Monsieur Claude comprenait que monsieur Raoul tenait à lui exprimer clairement sa reconnaissance. Et il le faisait en lui offrant ce qui avait, dans leur milieu, la plus grande valeur : de l’information.
— À compter de demain, reprit monsieur Raoul, vous pourrez suivre tout ça à partir de chez vous. L’autre portable qui est sur le bureau est pour vous. Vous disposez maintenant d’un accès sans restriction au réseau.
Bien sûr, cela ne voulait pas dire qu’il aurait accès à tout, songea monsieur Claude. Il ne fallait pas être naïf. Il y avait toujours des informations et des opérations que le directeur écartait des banques de données de l’agence et conservait sur son ordinateur personnel pour être le seul à y avoir accès. C’était souvent lié à des magouilles de politiciens qui avaient mal tourné ou qui menaçaient de mal tourner… Mais monsieur Claude appréciait le geste à sa juste valeur : son successeur lui octroyait le plus haut niveau d’accès aux informations de l’agence.
— Évidemment, reprit monsieur Raoul, si vous découvrez quoi que ce soit, ou simplement si quelque chose vous intrigue, sentez-vous totalement libre de communiquer avec moi. Votre ordinateur dispose d’un lien direct avec mon bureau.
En guise de remerciement, monsieur Claude inclina la tête et prit cette fois une véritable gorgée de champagne.
 
Fécamp, 15h21
En marchant vers le cimetière, Blunt n’arrivait pas à détacher son esprit des événements récents. Le pire avait probablement été évité. Des actes de terrorisme surviendraient sans doute encore, par une sorte d’effet d’entraînement ou d’imitation. Ou simplement parce que les causes de frustration, la recherche de boucs émissaires et la séduction des solutions simplistes n’auraient pas disparu avec l’élimination du Cénacle. Mais, au moins, la source de financement des attentats s’était tarie et le centre de coordination n’existait plus.
Blunt avait abandonné sans regret la direction du reste des opérations au groupe composé de Tate, de Finnegan et des deux Français. C’était la première étape vers la dissolution de l’Institut. Ou, plus précisément, sa mutation.
Car ce n’était pas seulement Claudia qu’ils allaient enterrer. C’était toute une étape de leur vie. Plus question de traquer des terroristes aux quatre coins de la planète. Désormais, ce qui resterait de l’Institut serait au service de la Fondation nouvelle version. La version Alliance. Et le maître mot serait prévention : comment assurer la sécurité des équipes de recherche, comment assurer la sécurité des systèmes et du personnel…
 
France Info, 15h25
… ont arraisonné une flottille de pétroliers appartenant à HomniFuel. Les terroristes avaient l’intention de les faire exploser contre les terminaux pétroliers de l’Arabie Saoudite et des Émirats du Golfe. Les forces d’intervention ont repris le contrôle de tous les bâtiments, à l’exception de celui qui servait de centre de commande aux terroristes. Ces derniers ont préféré se faire exploser et couler leur navire plutôt que de…
 
Fécamp, 15h27
Blunt fut le dernier à arriver au cimetière. Monky, Dominique, Moh, Sam et Poitras l’y attendaient. Seul Chamane était demeuré à Paris pour assurer la liaison avec Norm/A pendant les opérations de nettoyage. Il restait, ici et là dans l’Archipel, des ordinateurs qu’il fallait pénétrer, des systèmes informatiques qu’il fallait trouver le moyen de déverrouiller. Or, Norm/A ne voulait avoir affaire à personne d’autre que Chamane. Et comme son expertise était essentielle…
L’urne contenant les cendres de Claudia était posée sur l’herbe. Le trou était creusé. Elle serait inhumée à côté de Kim. Son nom était déjà gravé sur la pierre tombale. Une autre pierre de granit rose, un peu plus grande que la précédente, pour qu’on puisse y graver les deux noms.
Blunt regarda Dominique. Elle avait les yeux rivés sur l’urne funéraire. Il était clair qu’elle n’arrivait pas à se pardonner la mort de Claudia et de Kim. C’était sans doute pour cette raison qu’elle avait aussi facilement accepté un poste dans l’équipe de direction de l’Alliance. Pour se déculpabiliser en effectuant une sorte de bénévolat à l’échelle planétaire.
Il jeta ensuite un regard à Monky. Son visage avait changé. Il paraissait avoir vieilli de dix ans. On aurait dit qu’il était accablé par un tourment intérieur. Était-ce la mort de Claudia qui l’affectait de la sorte ? Celle de F ?
— Ça va ? lui demanda Blunt.
— C’est toujours une expérience particulière de se percevoir comme un survivant, répondit-il. Ça donne l’impression de se survivre à soi-même.
Puis son visage sembla se détendre. Le début d’un sourire apparut sur ses lèvres.
Monky réentendait la voix de Jones Senior dans sa tête. « Dans ce monde, disait-il, il n’y a pas de survivants »… La phrase avait été suivie d’un rire tonitruant !
Jones Senior le lui avait souvent répété. Survivre est un but futile et stupide. Ce monde-ci tuait tout le monde. Indifféremment. On pouvait cependant se poser la question : pour quoi survivre ? Et si on trouvait un but, on remplaçait son moi par ce but. C’était une façon d’être dans le monde sans y être. Et moins on était dans le monde, moins le monde nous tuait par avance. Plus la vie était vivante. Et, paradoxalement, plus on augmentait ses chances de survivre… pour un certain temps.
Blunt observait le changement sur le visage de Monky. Maintenant, il souriait. Et il semblait avoir rajeuni.
— Ça va mieux ?
— Par définition ! répondit Monky avec un léger sourire.
— Il y a quelques instants, vous paraissiez beaucoup plus affecté.
— Vous avez raison, je me laissais aller.
— Et… ?
— Je me suis souvenu d’une vérité fondamentale assez simple. Une vérité qui est à la portée du moindre plombier.
Blunt le regardait, perplexe, attendant la suite de l’explication.
— Fuir, c’est bon pour un robinet.
Voyant que Blunt ne réagissait pas, il ajouta :
— C’est une citation assez connue.
— Et au-delà du jeu de mots, ça veut dire quoi ?
— Il y a la réalité… et il y a les mondes imaginaires dans lesquels la vie aurait pu mieux nous traiter.
— Je ne vois toujours pas le rapport avec le robinet.
— Dans les mondes imaginaires du regret et de la rumination des injustices subies, la vie s’écoule dans le vide.
Blunt aurait aimé savoir ce qui s’était passé à l’intérieur de Monky. Quelqu’un capable de contrôler son humeur à cette vitesse, ce n’était pas banal. Il aurait aimé pouvoir faire la même chose. Surtout quand il pensait à la tâche qui attendait l’humanité. Quand il imaginait le monde dont hériteraient ses deux nièces et qu’il sentait le découragement monter en lui.
La cérémonie fut brève. Les participants partirent ensuite rapidement, laissant à l’employé du cimetière le soin de replacer le gazon et d’éliminer toute trace d’un enterrement récent.
 
Paris, 16h14
Victor Prose regarda son ordinateur avec méfiance. Chamane lui avait pourtant expliqué que le Net serait fonctionnel, qu’il serait simplement ralenti par les attentats contre ses infrastructures. Mais il hésitait.
Comme pour gagner un peu de temps, il relut au hasard deux ou trois courriels. Puis il décida de faire confiance à Chamane. Il envoya à Jannequin tous les courriels qu’il avait échangés avec sa fille. Sur l’ensemble, il y en avait plus de trente dans lesquels Brigitte parlait de sa famille, de son désir de les revoir et de son malaise à reprendre contact.
Il avait quand même laissé les autres. Cela leur donnerait un aperçu de ce qu’avait été la vie de leur fille pendant ces trois années passées au Canada. Ils pourraient également y lire entre les lignes l’amitié qui s’était développée entre eux, surtout au cours des derniers mois, jusqu’à ce que l’attentat au laboratoire y mette fin.
Prose descendit ensuite prendre le métro pour se rendre au Chai de l’Abbaye. C’était sa dernière soirée à Paris, du moins pour un certain temps, et il voulait graver l’endroit dans sa mémoire.
La veille, il avait été déjeuner avec Poitras et Lucie Tellier dans un restaurant italien. Puis il avait dîné au Florimond en compagnie de Gonzague Leclercq. Ils y avaient porté plusieurs toasts à la santé de Théberge en compagnie du maître de salle et du cuisinier.
Son estomac commençait à protester contre la rigueur de ce traitement, mais il serait toujours temps de se mettre au régime en arrivant au Québec. Pour le moment, ses dernières agapes germanopratines, comme aurait dit Théberge, étaient l’équivalent de la madeleine de Proust : au cours des prochains mois, elles hanteraient son esprit et raviveraient sa mémoire.
 
Montréal, 16h46
Magella Crépeau entra dans le bureau du maire sans être annoncé. Pendant la première minute, il écouta l’édile municipal lui expliquer qu’il avait une journée très chargée, que ce serait préférable qu’ils disposent rapidement de ce qui l’amenait. Bien sûr, il comprenait que c’était nécessairement une matière sérieuse, il savait que le directeur du SPVM ne se pointerait pas à l’improviste sans avoir une raison valable, mais son horaire était vraiment, mais vraiment très chargé.
— Je serai donc bref, avait répondu Crépeau. Je suis au courant de vos prêts occultes avec une banque située dans un paradis fiscal. Je suis au courant des pots-de-vin que vous avez reçus pour les contrats de travaux d’aqueduc. J’ai même l’enregistrement de votre conversation au Toqué. Vous avez quarante-huit heures pour démissionner. Sinon, tout sera rendu public. Si vous démissionnez, on pourra négocier des accommodements raisonnables.
Puis il sortit.
Il était maintenant trop tard pour retourner au bureau. Pour ce qu’il avait à faire, il pouvait attendre au lendemain. Il décida de rentrer chez lui.
Tout au long du trajet, il souriait. Il pensait aux deux dossiers que Théberge avait laissés sur son bureau en guise de cadeau de départ.
— Fais-toi plaisir, avait-il dit.
Le premier dossier concernait le maire. Il venait de s’en occuper.
Le lendemain, il s’occuperait de l’informateur des terroristes à l’intérieur du SPVM.
 
Radio France Internationale, 23h35
… a annoncé que trois individus ont été interrogés relativement à la série d’explosions qui a provoqué d’importantes fissures dans le glacier du Groenland. Le porte-parole de la police a toutefois refusé de dire s’ils étaient considérés comme suspects. En réponse à une question, il a précisé qu’il était beaucoup trop tôt dans l’enquête pour savoir si des arrestations étaient imminentes, contredisant ainsi une déclaration du premier ministre faite quelques minutes plus tôt sur un autre réseau…