Aveuglés par leurs besoins et leurs désirs à court terme, incapables de voir au-delà de leurs intérêts particuliers, les hommes achèvent de détruire leur environnement. Ils vont bientôt se diviser en factions pour se disputer les derniers décombres et prolonger au jour le jour leur agonie.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 1- Pourquoi l’Apocalypse.
Jour - 2
Montréal, SPVM, 14h17
Théberge entra dans le bureau de son ami Magella Crépeau. C’était lui, désormais, qui assumait les fonctions de directeur du SPVM.
Crépeau était assis sur la chaise berçante qu’il avait installée à côté de la fenêtre. Pamphyle, le médecin légiste, avait pris place dans un fauteuil et regardait Théberge avec un sourire amusé.
— Depuis le temps que tu parles aux morts, fit Crépeau, c’est un peu normal que ce soit leur tour.
— En tout cas, celui-là, il a pris rendez-vous, ajouta Pamphyle, pince-sans-rire. C’est un mort bien élevé.
Théberge ne jugea pas utile de répondre. Il s’assit dans un des fauteuils libres, sortit sa pipe et la porta à sa bouche sans l’allumer.
— L’autopsie, ça donne quoi ?
— Il n’aurait pas survécu longtemps, répondit Pamphyle. Même s’il n’avait pas été carbonisé… T’as déjà vu des photos de survivants d’Auschwitz ?
— Quel rapport ?
— Ton cadavre, il était sur le point de mourir de faim. Au sens littéral.
Une lueur de surprise apparut dans le regard de Théberge.
— Mais ce n’est pas de ça qu’il est mort, poursuivit Pamphyle.
— Ça, je m’en doutais un peu.
— Et il n’est pas mort du feu non plus…
Cette fois, Théberge ne formula aucun commentaire ; il se contenta de tirer une bouffée d’air de sa pipe éteinte. Sur sa chaise berçante, Crépeau avait interrompu le mouvement de va-et-vient comme pour mieux écouter la suite des explications.
— Il avait de l’eau dans les poumons, reprit Pamphyle.
— Il ne s’est quand même pas noyé dans un four !
Le médecin légiste poursuivit sans s’occuper de la remarque.
— Il y a aussi la décomposition des tissus sous la croûte calcinée… Ça sort complètement de la normale.
— Il y a une normale pour ça ? fit Crépeau.
Manifestement, il trouvait l’idée incongrue.
— C’est comme s’il avait été transformé en terrain de culture, expliqua Pamphyle. Pour toutes sortes de bactéries et de champignons.
Théberge jeta un bref regard à Crépeau puis demanda :
— Est-ce qu’il peut avoir pris ça dans l’eau ?
— Possible…
— Et s’il n’a pas pris ça dans l’eau ?
— Il y a quelqu’un qui voulait être certain qu’il ne ressuscite pas.
Un silence suivit. Les policiers digéraient les implications de ce que venait de leur dire le médecin légiste.
— Finalement, il est mort de quoi ? demanda Théberge.
Pamphyle hésitait à répondre.
— Le problème, dit-il, c’est la séquence… Pour avoir de l’eau dans les poumons, il fallait qu’il soit vivant au moment où il a été noyé.
— C’est sûr, ironisa Théberge. Noyer un mort, c’est plus compliqué.
Pamphyle ignora la remarque.
— Même chose pour les bactéries et les champignons, dit-il : ça leur prend un milieu vivant pour se reproduire. Sur un porteur mort, leur temps de développement est pas mal plus long… Pour ce qui est de mourir de faim, évidemment, c’est plus facile à réaliser avant d’être mort qu’après.
— Évidemment, reprit Théberge sur un ton caricaturalement approbateur.
— Une chose est sûre, il a été carbonisé seulement à la fin. Ceux qui ont fait ça savaient ce qu’ils faisaient.
— Enfin quelque chose de rassurant ! Dans le reste du monde, le n’importe quoi prolifère et les compétences se perdent, mais ici, on a encore des gens fiables, qui font les choses dans les normes…
Pamphyle se tourna vers Crépeau.
— Qu’est-ce qu’il a ? La SAQ a encore augmenté les prix ?
Crépeau haussa les épaules. Son hypothèse à lui, sur les causes de la mauvaise humeur de Théberge, englobait le comportement général de l’humanité.
— Ça vient d’où, reprit Théberge, ce constat impromptu de conscience professionnelle ?
— Ils l’ont fait rôtir seulement en surface.
— Ah !… Ça explique tout !
Pamphyle poursuivit.
— S’ils y étaient allés plus vigoureusement, toutes les traces d’infection et d’eau dans les poumons auraient disparu… Même la sous-alimentation…
— Donc, ils voulaient qu’on trouve des traces de tout ça…
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Théberge demeura un moment songeur, puis il demanda, d’une voix redevenue professionnelle :
— Qu’est-ce que tu vas écrire sur le certificat de décès ?
— Infection fulgurante… anorexie… noyade…
— Une attaque fulgurante d’anorexie ! Pourquoi pas un incendie aquatique, tant qu’à faire !
— Tu penses que la famille apprécierait ? demanda candidement Pamphyle.
Théberge se tourna vers Crépeau.
— On sait qui c’est ?
— On n’a rien pour l’instant. Peut-être qu’avec les empreintes dentaires…
Le regard de Crépeau se tourna vers Pamphyle. Ce dernier regarda Crépeau, puis tourna les yeux vers Théberge. Un mince sourire apparut sur ses lèvres.
— Pour les empreintes dentaires, en général, ça va mieux quand la victime a encore une ou deux dents.
— Parce que… ?
— Plus rien.
Voyant la mine stupéfaite de Théberge, il ajouta :
— Moi, mon travail, c’est de faire parler les restes… C’est toi qui parles avec les morts.
HEX-Radio, 16h02
… Un corps, dans un crématorium, c’est normal. Un corps carbonisé dans un crématorium, c’est encore normal. Mais qu’on ne sache pas de qui il s’agit, ça, c’est pas normal.
Selon ce que HEX-Radio a appris, ce cadavre inconnu serait pratiquement mort de faim. Il aurait ensuite été noyé, infecté avec des bactéries mangeuses de chair, puis carbonisé. Rien que ça !
Comme d’habitude, la police refuse de répondre à nos questions. J’ai eu le nécrophile au téléphone, celui qui parle aux morts. Il n’a pas voulu me dire s’il avait « discuté » avec le cadavre… Il n’a pas voulu me dire s’il avait une piste… En fait, il n’a pas voulu rien me dire.
C’est drôle, quand même. Me semble, moi, quand y a rien de croche, y a rien à cacher… Vous en pensez quoi, vous autres, de tout ça ?…
On s’en reparle à 18 heures. Vous écoutez HEX-Radio, « la radio qui a des couilles »…
Brossard, 18h25
À l’abri de la vitre opacifiée de la fourgonnette, Skinner regarda l’inspecteur-chef Théberge entrer chez lui. Un tourbillon de vent enveloppa le policier de poussière pendant un instant. Skinner le vit se secouer avant d’ouvrir la porte ; il n’avait pas l’air encore trop affecté par les événements.
C’était normal. Skinner ne faisait que commencer à appliquer de la pression. Les mois à venir promettaient d’être intéressants.
Il mit le véhicule en marche. Mais avant de prendre la direction de Dorval, il fallait qu’il trouve des toilettes quelque part.
La contrariété lui arracha un soupir d’exaspération. Il ne se sentait pourtant pas vieux. Et il était en parfaite santé. C’était un phénomène normal, avait dit le médecin. Ça vient avec l’âge. L’urine a plus de difficulté à passer à travers la prostate. Le gradient de pression n’est pas suffisant. Ça empêche la vessie de se vider complètement.
— Alors, ça sert à quoi, tous les exercices que je me suis tapés pour rester en forme ? avait demandé Skinner.
— Vous allez mourir en santé ! avait répondu le médecin avec un large sourire.
Visiblement, ce n’était pas la première fois qu’un client lui posait la question.
— Mais on peut arranger ça, avait-il ajouté. On peut opérer…
— Pas question !
— Je vous assure que c’est une opération sans danger… Mais on peut aussi traiter avec des médicaments.
Skinner avait dit qu’il y penserait. Sauf qu’il était encore à l’étape d’y penser. Et qu’entre-temps, il fallait à tout propos qu’il se trouve des toilettes.
Drummondville, 19h34
F regardait l’image de Fogg à l’écran. Il était difficile de croire qu’un homme en apparence aussi fragile pouvait avoir autant de pouvoir. Et autant de détermination.
— Vous êtes seule ? demanda Fogg.
— Oui.
— Nous arrivons à la phase finale.
— C’est ce que j’avais cru saisir.
— Vous comprenez qu’il faudra réduire le plus possible les interventions intempestives de vos agents…
— Du moment que j’ai des missions crédibles à leur confier.
— De cela, vous n’avez pas à vous inquiéter, répondit le vieillard avec une amorce de rire. J’ai ce qu’il faut pour les occuper… Vous êtes certaine que personne ne se doute de rien ?
— Pour l’instant, oui. Quand les choses vont commencer à se mettre en place, par contre… Mais je devrais être capable de les contrôler le temps qu’il faut.
— Ils ne sont pas particulièrement bêtes. Il va falloir vous méfier.
Ce fut au tour de F de rire.
— Je sais… De votre côté, vous avez tout ce qu’il faut pour mener l’opération à terme ?
— J’aurais aimé prendre deux ou trois précautions supplémentaires, mais je ne peux pas attendre plus longtemps : trop de choses risquent de devenir incontrôlables.
— Alors, souhaitons-nous bonne chance !
Après avoir raccroché, F demeura un long moment songeuse. Manipuler les membres de l’Institut ne serait pas une sinécure. Comme l’avait dit Fogg, ils n’étaient pas particulièrement bêtes. Mais elle ne pouvait pas se passer d’eux. Leur contribution était essentielle au succès de l’opération.
New York, 21h43
L’homme s’était présenté sous le nom d’Abel Kane. Grand, roux, la moustache tombante sous un nez légèrement rougi, il portait le kilt avec la même aisance que le monocle. Il écouta sans l’interrompre le compte rendu de Skinner.
Kane imaginait les efforts que faisait Skinner pour paraître détaché : le responsable de Vacuum n’appréciait sûrement pas le fait de devoir exécuter des commandes « à l’aveugle » sans en connaître les raisons.
— Je vous remercie, fit Kane dans un français sans accent, je suis éminemment satisfait de ce que vous m’apprenez. Un dernier détail : vous avez bien livré l’enveloppe comme je vous l’ai demandé ?
— Je m’en suis occupé.
L’idée de Fogg n’était pas mauvaise, songea Kane. Harceler les personnes qui avaient été en relation avec l’Institut pour débusquer les survivants était une bonne stratégie. Tout ce qu’il y avait ajouté, c’était une dimension de jeu. Il voulait annoncer symboliquement à l’humanité ce qui l’attendait. Cela découlait d’une règle qu’il avait adoptée au début de sa carrière. « Toujours dire ce qu’on va faire. Toujours faire ce qu’on a dit qu’on ferait. » C’était une forme de jeu avec lui-même. Une manière de s’exposer au danger et de se mesurer à ses adversaires.
Toutefois, la règle ne précisait pas le degré de clarté que devaient avoir ses déclarations. Et si les gens n’étaient pas habiles à décoder des métaphores, il ne pouvait en être tenu responsable.
Évidemment, il n’était pas question de confier tout ça à Skinner. Ce dernier comprendrait en temps opportun, lorsque la situation se serait suffisamment développée.
— Il devrait recevoir l’enveloppe demain, ajouta Skinner.
En guise de réponse, Kane regarda sa montre, fit un petit bruit d’agacement avec sa bouche, puis il ramena son regard vers Skinner.
— Je vous contacterai au besoin pour vous donner des instructions spécifiques. D’ici là, vous amorcez la nouvelle opération comme prévu.
Skinner regarda Kane sortir sans autre explication. Il le suivit des yeux jusqu’à la limousine qui l’attendait le long du trottoir… C’était tout ! On l’avait fait venir à New York pour cette misérable rencontre : trois minutes de compte rendu et quatre phrases de commentaires !… Le tout avec une caricature d’Écossais qui attirait tous les regards !
Il avait beau comprendre le double jeu que jouait Fogg avec « ces messieurs », Skinner saisissait mal pour quelle raison le directeur du Consortium ne protestait pas davantage contre leurs multiples exigences… Ce serait quoi, leur prochain caprice ? Utiliser Vacuum pour des travaux d’entretien des édifices ?
Skinner termina son verre et sortit héler un taxi. Son avion partait dans trois heures. Compte tenu de la paranoïa sécuritaire des Américains, le délai serait serré.