L’Archipel est un ensemble de lieux protégés, disséminés sur la planète, où sera abritée la population du deuxième cercle pendant la période de transition.
Guru Gizmo Gaïa, L’Humanité émergente, 4- L’Exode.
 
Jour - 4
 
Guernesey, 5h03
Malgré le mur de pierres qui ceinturait l’immense propriété, Moh et Sam n’eurent aucune difficulté à entrer dans le parc : il suffisait de prendre garde aux morceaux de métal aiguisés et aux tessons de bouteille cimentés sur le dessus du mur.
Les neuf hommes qui les accompagnaient étaient déployés en demi-cercle de chaque côté d’eux. Le petit groupe avançait vers la résidence principale. Selon les informations obtenues par Chamane, c’était là qu’était l’unique accès aux bâtiments souterrains.
Ils traversèrent le parc sans déclencher d’alarme. La porte en acier de la résidence, par contre, ne comportait ni poignée, ni serrure, ni mécanisme apparent de verrouillage. Le lecteur d’empreintes digitales qui permettait de l’ouvrir était abrité à l’intérieur de la porte et il n’était pas relié au reste du système de sécurité. C’était le seul obstacle que Chamane n’avait pas pu neutraliser. Ça et les fenêtres à l’épreuve des balles.
Sur un signe de Moh, deux des hommes fixèrent des cordeaux détonants à découpe directive sur tout le tour de la porte. Puis ils se dépêchèrent de rejoindre les autres, qui s’étaient déjà plaqués contre le mur de la façade.
Quelques secondes plus tard, une détonation se faisait entendre, suivie du bruit sourd de la masse d’acier qui tombait à l’intérieur. On aurait dit qu’une nouvelle porte avait été découpée au scalpel à l’intérieur de la plaque de métal.
Sam vérifia la caméra miniature fixée à sa chemise.
— On y va, dit-il.
Au pied de l’escalier central qui donnait accès aux étages, ils se séparèrent. Sam monta avec quatre des hommes. Les autres se dispersèrent au rez-de-chaussée par groupes de deux. Comme l’avait promis Chamane, aucune des portes n’était verrouillée. Il suffisait de les pousser pour les ouvrir.
Dix minutes plus tard, ils devaient cependant se rendre à l’évidence : à l’exception du personnel d’entretien, qui ne comprenait pas ce qui se passait et qui était visiblement perturbé par l’intervention, la résidence était déserte.
Restaient les souterrains.
 
Reuters, 0h26
… ont été fortement dénoncées par le ministre chinois de l’Énergie. « Ces rumeurs ont été mises en circulation pour discréditer notre pays, a déclaré le ministre. On veut s’en servir pour justifier une mainmise supposément internationale sur des réserves pétrolières déjà promises par contrat à la Chine. » Le ministre a ajouté que toute initiative pour couper son pays de ses sources d’approvisionnement en énergie serait considérée comme un acte de guerre et traitée comme tel. Cette mise au point, qui visait sans les nommer les États-Unis…
 
Hampstead, 5h29
Monky entra dans la pièce et vérifia les liens qui retenaient Hurt. L’effet du tranquillisant s’était dissipé. La rage que ressentait Hurt, elle, s’était intensifiée.
— Je vais la tuer ! hurla-t-il en apercevant Monky. Je jure que je vais la tuer !
— Vous ne comprenez pas, fit paisiblement l’homme au col mao et au crâne rasé.
— Il n’y a rien à comprendre ! Elle a trahi tout le monde !
— Vous dites des sottises.
Hurt luttait pour libérer ses poignets retenus par des bandes de cuir contre les montants métalliques du lit. Sous l’effort, son corps se tordait par violentes saccades.
— Elle travaille pour le Consortium !
— Vous vous laissez emporter par les illusions de la maya.
— Je vous jure que je vais avoir sa peau !
— C’est une chose que je ne peux pas vous laisser faire.
Voyant que Hurt ne cessait de se débattre, il prit la seringue qui était sur le bureau, fit jaillir une goutte pour s’assurer qu’elle ne contenait pas d’air et il injecta le liquide dans le bras de Hurt.
— Ce n’est pas assez d’avoir tué mes enfants ? Vous allez me tuer, moi aussi ?… C’est ça que vous voulez ?
— Vous n’avez aucune idée de ce que je veux, répondit calmement Monky. Ni de la situation dans laquelle vous êtes.
— Parce que vous pensez que c’est difficile à comprendre ?
Monky se redressa, posa la seringue vide sur le bureau.
— Je veux simplement vous aider à ne pas aggraver votre karma. Même si, en dernière instance, c’est toujours à vous que le choix appartient.
— Vous ne m’aurez pas avec votre baratin… bouddhiste. Vous êtes… du côté des tueurs !
— Si votre karma le permet, nous reprendrons cette conversation quand vous serez plus calme. Plus ouvert à la compassion.
La voix de Hurt faiblissait. Il luttait pour ne pas sombrer.
— Je vous jure… je l’aurai…
Sa voix n’était plus qu’un souffle.
— Et je vous aurai… vous aussi.
Monky le regardait sans répondre, toujours aussi calme.
Détaché.
Il attendit que la drogue eut fini de faire effet, puis il sortit de la pièce.
 
Guernesey, 5h42
Ils découvrirent l’accès du souterrain dans une bibliothèque, au deuxième étage. Un ascenseur dissimulé derrière les rayons remplis de livres d’une étagère coulissante qui glissait dans le mur.
— Comme à St. Sebastian Place, fit Moh.
— Il fait peut-être une fixation sur les bibliothèques, reprit Sam.
Au sous-sol, ils trouvèrent ce qui ressemblait à un baraquement militaire prêt à accueillir des gardes ou des soldats. Il y avait là une vingtaine de chambres à l’allure spartiate. Toutes étaient inoccupées.
Un couloir les amena à un autre bâtiment qui servait d’entrepôt : plusieurs pièces étaient remplies d’armes et de munitions ; les autres abritaient des réserves de nourriture.
— Il y a sûrement une autre entrée, fit Moh.
— Tu as raison. Ils ne peuvent pas avoir apporté tout ça par la bibliothèque.
En revenant sous l’édifice principal, ils découvrirent un bloc résidentiel qui semblait une réplique réduite des appartements du rez-de-chaussée, avec une cuisine, un salon et des chambres nettement plus accueillantes qui paraissaient habitées.
— Les quartiers des employés, fit Moh.
Sam était préoccupé.
— On n’a toujours pas trouvé l’entrée, dit-il.
Ils finirent par la découvrir au troisième sous-sol, sous les quartiers des employés. Il s’agissait d’une caverne naturelle aménagée, qui abritait un canal menant à la mer.
— Commode pour partir et arriver de façon discrète, fit Sam.
Moh et Sam remontèrent à la résidence principale avec un des hommes, laissant les autres poursuivre l’exploration des bâtiments souterrains. Leur idée était faite : à l’exception des employés, l’endroit était maintenant désert.
Comme ils sortaient de la résidence pour examiner les alentours, ils entendirent les battements d’hélices caractéristiques d’un hélicoptère. À l’autre bout du domaine, un appareil s’élevait à partir du toit d’un édifice secondaire. Il s’éloigna rapidement en direction de l’intérieur de l’île.
Sam se tourna vers un membre du groupe d’intervention qui l’accompagnait.
— Essayez de voir où il va.
Ce dernier acquiesça d’un bref signe de tête. Il sortit un téléphone d’une de ses poches.
 
Reuters, 13h08
… un projet de loi qui imposerait un gel du prix de l’essence et des céréales. Dénonçant les mesures protectionnistes de ses voisins, qui ont interrompu leurs exportations de blé et de riz…
 
Guernesey, 6h11
Le groupe d’intervention n’avait eu aucune difficulté à investir les différents bâtiments souterrains. Au total, trois personnes avaient été interpellées, brièvement questionnées puis relâchées moyennant la promesse de ne pas quitter Guernesey : une cuisinière, une femme de ménage et un homme à tout faire. De ce côté-là, la récolte était maigre.
Même chose du côté de l’hélicoptère : l’appareil s’était posé à l’aéroport de Forest. Le pilote prenait un verre au bar de l’Aéroclub. Tout ce qu’on lui avait dit, c’était de décoller, de se rendre à l’aéroport et d’attendre à l’Aéroclub : un client arriverait, qu’il devrait amener à la résidence. Il ne connaissait pas le nom de l’homme qui lui avait donné cet ordre. Quand il s’adressait à lui, il l’appelait simplement « my Lord », comme tous les autres employés. La description qu’il en donna ressemblait à celle de Hadrian Killmore.
À part le dépôt de munitions, ils n’avaient rien trouvé pour justifier l’opération. Et encore… Peut-être le propriétaire de l’endroit avait-il tous les permis l’autorisant à posséder ce stock ?
— Il faut retourner à la bibliothèque, fit Sam.
Moh le regarda et acquiesça.
— Tu as raison, dit-il pendant qu’ils montaient l’escalier. S’il fait une fixation sur les bibliothèques…
Dix-sept minutes plus tard, ils avaient découvert une nouvelle entrée dérobée. Non pas dans la bibliothèque elle-même, mais dans une petite salle de lecture attenante. Un mur complet s’escamotait, révélant une pièce plus grande, qui était une sorte de bureau dont le mur principal était doté d’un écran de projection géant.
Le seul équipement visible était un ordinateur portable qui ne semblait lié à aucun autre appareil.
— On téléphone à Blunt, dit Sam.
 
UPI, 6h16
… les foules de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Amérique latine se sont jointes au mouvement de protestation contre la peste raciale. Sur Internet, les sites alimentant la controverse continuent de…
 
Guernesey, 6h17
Norm/A avait suivi une grande partie des opérations sur le réseau de caméras et de micros qui couvrait le parc et l’intérieur de la résidence. Au lieu de les désactiver, elle avait simplement coupé leur lien avec les dispositifs d’alarme.
Elle n’avait pas été trop surprise de voir Sam découvrir un ascenseur dissimulé dans la bibliothèque. C’était logique que Killmore veuille disposer d’un moyen de fuite à partir de ses appartements privés. Par contre, elle fut intriguée quand elle vit coulisser le mur de la salle de lecture. Malheureusement, il n’y avait aucune caméra dans les pièces dissimulées. Ni dans les souterrains. Ou, s’il y en avait, elles étaient sur un autre réseau.
Elle se demandait s’il y avait beaucoup de dispositifs que Killmore avait fait installer sans qu’elle en soit informée. Était-ce parce qu’il ne lui faisait pas entièrement confiance ?… Puis elle se souvint de sa marotte : ne jamais concentrer ses investissements dans un seul endroit, ne jamais utiliser un seul fournisseur.
Elle avait cru qu’il avait fait une exception pour elle. Après tout, il lui avait confié la gestion de l’ensemble du réseau… Elle découvrait maintenant que certains dispositifs échappaient à ce réseau. C’était sans doute pour cette raison qu’elle n’avait jamais rien trouvé sur l’Arche.
Quelques minutes plus tard, elle recevait un appel de Chamane.
 
Au-dessus de l’Atlantique, 6h20
Blunt avait été surpris par la proposition de Chamane, mais il avait raison : c’était la façon la plus rapide et la plus efficace de procéder.
Il rappela Sam.
— Prenez le portable et allez le porter à l’adresse que je vais vous donner… Non, ce ne sera pas nécessaire de prendre l’avion. C’est sur l’île… Oui. À Forest. Sur Les Nouettes Lane.
 
AFP, 2h05
… font état d’une vague d’attentats, au Pakistan, contre des intérêts indiens et occidentaux. L’implication des tout-puissants services de renseignements pakistanais est dénoncée par…
 
Guernesey, 7h08
Sam descendit de la voiture et se dirigea vers la maison. Il tenait un ordinateur portable dans la main gauche.
Il repéra la petite porte à bascule, dans le mur extérieur droit, l’ouvrit et déposa l’ordinateur sur le tapis roulant, qui se mit aussitôt en marche.
Puis il referma la porte et retourna à sa voiture.
Moins d’une minute plus tard, il recevait un message texte de Chamane sur son iPhone.
Colis bien reçu.
Rien de plus. Aucune indication de qui demeurait à cet endroit. Aucune indication de ce qu’il adviendrait de l’ordinateur et de ce qu’il contenait.
Comme au temps du Rabbin, songea Sam en souriant. Mais c’était quand même mieux. À l’époque, ne pas savoir pourquoi ils devaient faire telle ou telle chose était leur lot quotidien ; le brouillard, leur élément naturel. Les explications venaient uniquement lorsque l’opération était terminée. Quand elles venaient !… F et Blunt, eux, les laissaient beaucoup plus rarement dans le noir… ce qui, d’une certaine manière, rendait la chose d’autant plus déconcertante lorsque cela se produisait.
 
Lévis, 3h02
Le fauteuil dans lequel était Dominique se creusait de plus en plus sous son poids. Comme s’il se transformait en sables mouvants. Elle avait beau appuyer ses bras sur ceux du fauteuil pour s’arracher au siège, elle continuait de s’enfoncer. Lentement. Inexorablement.
Devant elle, une version androgyne de Fogg la regardait en souriant.
Il faut se résigner. L’Institut n’a plus d’utilité. Même F l’a compris. C’était stupide de croire que vous pouviez prendre sa relève.
Dominique continuait d’être aspirée. Les mains agrippées aux bras du fauteuil, elle était maintenant enfoncée jusqu’à la poitrine.
Subitement, la figure de Fogg se mit à prendre progressivement les traits de F. Une F plus vieille, qui continuait de ressembler à Fogg. Et qui souriait du même sourire.
If you can’t beat them, join them… join them… join them…
À chaque répétition, la voix était plus criarde, plus stridente. Et le mouvement s’accélérait. Dominique était maintenant enfoncée jusqu’au cou. Elle ne s’accrochait plus aux bras du fauteuil que du bout des doigts. La pression sur sa gorge augmentait.
La dernière image qu’elle vit était le visage de F qui continuait de vieillir et qui ressemblait de plus en plus à un crâne. Un crâne qui continuait de lui sourire.
Assise dans son lit, Dominique respirait de façon rapide et saccadée pour reprendre son souffle. Le bruit qu’elle avait entendu à la fin de son cauchemar continuait de résonner dans la pièce.
Après un moment, elle comprit que c’était le signal d’avertissement du logiciel de communication téléphonique. Elle vérifia l’heure : 3 heures 04. Il y avait moins d’une heure qu’elle était allongée.
Pendant qu’elle se rendait à son bureau, les souvenirs de la veille lui revinrent à la mémoire. Elle se rappelait l’attaque contre la base de Guernesey, la découverte des installations souterraines, l’autorisation qu’elle avait donnée à Blunt d’envoyer l’ordinateur portable à la pirate informatique pour en accélérer le décodage…
Elle avait assisté à toute l’opération grâce aux caméras-micros que portaient Moh et Sam. Puis elle s’était couchée. Pour au moins trois heures, avait-elle espéré. Normalement, elle devait contacter Blunt à sept heures. Elle se demandait ce qui pouvait bien être aussi urgent.
 
Radio France Internationale, 9h05
… négociations difficiles à la conférence internationale sur la sécurité des centrales nucléaires. Les discussions achoppent sur le partage des coûts entre les entreprises qui ont construit les centrales et les pays qui les utilisent…
 
Lévis, 3h06
— J’ai activé uniquement la communication verbale, fit la voix en provenance de son ordinateur. Pour protéger votre identité.
— Je vous écoute, répondit simplement Dominique.
La voix de son interlocuteur lui était inconnue, mais son propriétaire semblait posséder toutes les autorisations requises. Autrement, le système aurait rejeté la demande de communication.
— Madame F m’a prié de vous informer des événements qui viennent d’arriver. Il y a quelques heures, Leonidas Fogg a été assassiné par Paul Hurt.
— Quoi !… Et Hurt ?
— Il n’a rien. Pour le moment, il est au repos forcé dans une chambre de la résidence de monsieur Fogg.
— Vous l’avez vu ?
— Madame F m’a demandé de voir à ce qu’il ne s’échappe pas, pour l’empêcher de créer de nouvelles interférences. La mort de Fogg va déjà compliquer sérieusement sa tâche.
— Quelle tâche ?
— S’occuper du Consortium, bien sûr. Comme elle l’avait prévu.
— Quand est-ce que je peux espérer faire le point avec elle ?
— Aussitôt qu’elle le pourra. Mais, comme je vous le disais, l’intervention de monsieur Hurt a créé toutes sortes de complications. Pour ce qui est de l’opération en cours, elle vous demande de la tenir informée de tout développement que vous jugerez pertinent. Je lui transmettrai vos messages sans délai et elle en prendra connaissance dès qu’elle le pourra. Elle fera de même de son côté.
L’homme parlait d’une voix calme qui, sans être froide, semblait exclure à peu près toute réaction émotive. N’y subsistait qu’une sorte de bienveillance discrète susceptible d’encourager la poursuite de la conversation.
— Vous êtes sûr qu’elle n’a pas le temps de me dire deux mots ?
— Elle a dû partir précipitamment. Une urgence. Plusieurs, en fait. Je lui ferai part de votre requête aussitôt qu’elle me contactera.
— Et c’est tout ? Il n’y a pas d’autre message ?
— Une dernière chose : avant de partir, madame F m’a demandé de vous redire que vous n’avez aucune raison de douter de votre compétence. Que vous vous tirerez très bien d’affaire toute seule.
Après avoir raccroché, Dominique resta un long moment immobile, à regarder son ordinateur portable sans le voir… Était-ce à cause de son rêve, à cause de l’état de malaise dans lequel il l’avait laissée, qu’elle était aussi troublée par ce qu’elle venait d’entendre ?
Ce que lui avait révélé la voix inconnue était plausible : c’était tout à fait dans la nature de Hurt d’avoir assassiné Fogg : il avait toujours vu en lui le responsable ultime de la mort de ses enfants. Et si F avait entrepris de manipuler ou même d’infiltrer le Consortium en utilisant Fogg, il était clair que la mort de ce dernier la plaçait dans une situation délicate : elle serait tout de suite soupçonnée d’avoir facilité le travail de Hurt… L’allusion finale à son manque de confiance avait par ailleurs toutes les apparences d’une remarque destinée à lui faire comprendre qu’elle n’était pas prisonnière du Consortium, qu’elle pouvait se fier au messager.
Mais pourquoi ne pas avoir pris deux minutes pour lui parler avant de partir ? Une urgence, avait dit la voix inconnue. Était-ce une urgence liée à sa propre sécurité ? Avait-elle été obligée de se mettre à l’abri de façon précipitée ?
Malgré tous ses raisonnements, Dominique continuait de ressentir le même malaise. Et l’image qui lui revenait sans cesse à l’esprit, c’était la dernière séquence de son cauchemar, quand le visage de Fogg se transformait en celui de F. Puis en crâne.
 
Paris, 9h23
Chamane avait apporté un grand sac de croissants, d’amandines et d’autres viennoiseries. Il était arrivé le premier, si on faisait exception de Lucie Tellier, qui avait dormi sur place. Avec Poitras, il mangeait dans la petite salle à manger attenante au coin cuisine.
— De ton côté, comment ça avance ? demanda Chamane entre deux bouchées.
— Tous les documents devraient être prêts dans une heure, répondit Poitras. Lucie m’a beaucoup aidé… Toi ?
— J’ai reçu un courriel de Norm/A avant de partir. Tout est prêt.
— Tu lui fais confiance ?
Chamane, qui venait de prendre une bouchée, s’arrêta de mastiquer et fixa Poitras. Puis il avala sa bouchée.
— On parle de hacker, man. De super hacker. Le top du top… Pas de financiers qui sabotent leur compagnie, ruinent leurs clients, encaissent un bonus d’un milliard ou deux et partent avec une montagne de stock options !… Non mais !
Il engouffra le reste de son croissant et prit une amandine, l’air offusqué. Poitras le regardait en s’efforçant de ne pas afficher un sourire trop amusé. Sur le visage de Chamane, l’indignation avait cédé la place à un vague sentiment de malaise.
— S’cuse, man. Mais tout le monde arrête pas de me demander si elle est OK… Pourtant, quand tu regardes les journaux, il y a pas mal plus d’hommes d’affaires véreux ou incompétents qui font des dégâts que de hackers… Et des dégâts pas mal plus graves. C’est quoi, le problème que le monde a avec les hackers ?
— D’accord, fit Poitras. Tu dis qu’elle est OK, elle est OK. C’est juste que, vu l’ampleur de ce qu’on lui demande…
— C’est probablement une des raisons qui l’a fait accepter. Un contrat comme ça, pour un hacker, c’est le pied.
Au moment où Lucie Tellier entra dans la pièce, ils se turent.
— Il y a un os ? demanda-t-elle en voyant l’air contrarié de Chamane.
— Non, répondit Chamane. Il n’y a pas d’os… À part le fait que je n’arrive plus à dormir plus de trois heures par nuit, tout baigne.
— C’est à cause du bébé ? Geneviève a des problèmes ?
— Non. C’est pas à cause du bébé. C’est à cause de l’espèce de monde de fou dans lequel il va atterrir.
Voyant l’état d’esprit dans lequel était Chamane, elle jugea préférable d’amener la conversation sur un autre sujet.
— Finalement, l’opération à Guernesey ? demanda-t-elle en s’adressant à Poitras.
— Succès opérationnel, répondit ce dernier.
— Ça veut dire quoi ?
— Qu’ils ont pris possession des lieux, mais qu’ils ne savent pas encore ce que ça va donner… Jusqu’à maintenant, ils n’ont pas grand-chose. Ils attendent de voir ce que la pirate de Chamane va trouver dans l’ordinateur qu’ils ont saisi.
 
Guernesey, 9h58
Norm/A avait terminé l’inventaire du disque dur du portable. Elle savait maintenant qu’elle avait eu raison de faire confiance à Chamane. Non seulement la livraison de l’ordinateur s’était-elle déroulée comme convenu, sans que personne ne cherche à forcer l’entrée de sa demeure, mais ce qu’elle avait trouvé dans le portable justifiait entièrement l’opération contre les dirigeants de l’Alliance.
Elle était prête à contacter Chamane. Après une hésitation, elle décida de brouiller l’image visuelle. Il était encore trop tôt pour lui faire confiance à ce point.
— J’ai ce qu’il te faut, dit-elle en guise d’introduction, quand le visage de Chamane apparut à l’écran.
— Ta caméra est brisée ? demanda ironiquement Chamane.
— Pas brisée, prudente, répondit-elle en ponctuant sa réponse d’un petit rire.
Puis elle enchaîna sur un ton complètement sérieux :
— Sur l’ordinateur, il y a l’intégrale des vidéos des Dégustateurs d’agonies.
— Combien ?
— Cent vingt-trois…
— C’est complètement cinglé. On en avait déjà trouvé cinquante et un à Brecqhou.
— J’en ai regardé trois. En partie… Il a fallu que je me force pour ne pas tout effacer.
— Tu sais à qui appartient l’ordinateur ?
— Killmore. Je te mets tout ça sur un site FTP. J’espère que ça permettra à tes amis de le rayer de la carte, lui et les autres débiles de l’Alliance.
— C’est curieux qu’il ait laissé ça derrière lui.
— Il pensait l’avoir effacé. J’avais installé une double protection. Tout ce qui était effacé était conservé dans une partition invisible du disque dur puis transféré sur un site miroir. Le transfert n’a pas eu lieu parce que l’ordinateur n’était pas relié au réseau, mais la partition invisible, elle, était intacte.
— Tu te méfiais ?
— Dans ma situation, on ne prend jamais trop de précautions.
Puis, comme si elle voulait changer de sujet, elle ajouta brusquement :
— Il va falloir que tes amis modifient leurs plans, je pense.
— Tu as trouvé quelque chose d’autre ?
— La liste des actionnaires d’HomniCorp et de ses quatre principales entreprises. Il y en a plus de cinq mille. La plupart ont des actions subordonnées, si jamais ça te dit quelque chose.
— Tu as vraiment cinq mille noms ?
— Oui, mais ce n’est pas le plus important. Dans les quarante-huit endroits que tu as découverts, il y en a dont il faut s’occuper en priorité.
— Pourquoi ?
— La plupart des endroits ont des dispositifs de sécurité assez standard… Standard selon leurs critères, je veux dire. Pour n’importe quelle compagnie normale, ce serait proche de la paranoïa… Mais il y en a cinq où ça sort carrément de l’ordinaire.
— Lesquels ?
— J’ai les coordonnées pour quatre.
Elle hésita un instant, puis elle décida de ne pas lui révéler qu’elle avait déjà visité ces quatre endroits. Des voyages moitié-moitié : moitié-travail, moitié-plaisir. Ce n’était pas le moment de lui en parler. De toute façon, il aurait toute l’information dont il pouvait avoir besoin dans les documents qu’elle lui donnait.
— Pour le cinquième endroit, reprit-elle, j’ai seulement la liste du matériel de sécurité. Il y en a pour plusieurs centaines de millions. C’est de loin le plus important. Ils ont des missiles, des systèmes radars, des liens satellite, des avions… Mais je n’ai aucune idée où c’est.
Elle prit ensuite une dizaine de minutes pour lui parler des autres documents qu’elle avait trouvés et de ce que ça révélait des activités de ses ex-employeurs. Elle termina en lui fournissant les coordonnées du site FTP sur lequel elle avait transféré tout le contenu de l’ordinateur portable.
— Je m’en occupe, fit Chamane. Et je t’envoie un courriel aussitôt qu’on est prêts pour la suite.
 
Paris, 11h12
Chamane était sur le point de couper la communication lorsque la voix féminine qui sortait de l’ordinateur lui demanda :
— Ta copine n’est pas avec toi, aujourd’hui ?
— Elle se repose.
— C’est bien, fit la voix de Norm/A sur un ton convaincu. Quand on est enceinte, on ne prend jamais trop de précautions.
— C’est ce que je lui dis.
Une fois la communication terminée, Chamane pensa aux dernières remarques de Norm/A. Ce n’était pas dans le style d’un hacker de faire ce genre de commentaire personnel. D’entrer dans la vie privée des autres. Surtout quand ils ne se connaissaient pas vraiment.
Puis il se dit que c’était peut-être parce que c’était une fille… En tout cas, ça montrait qu’elle lui faisait confiance – dans la mesure où un hacker compétent peut se permettre de faire confiance à quelqu’un.
Il se tourna vers Poitras.
— C’est quoi, des actions subordonnées ?
— Des actions sans droit de vote, répondit Lucie Tellier. Ou qui ont un droit de vote limité.
Chamane réfléchit un instant.
— Ça voudrait dire que ceux qui ont des vraies actions contrôlent tout et que les cinq mille autres sont là par décoration ?
— Pas nécessairement par décoration. Ils se répartissent probablement une partie des profits. Ils peuvent même avoir un pouvoir de décision dans certaines circonstances particulières.
Chamane lança l’impression des documents qu’il venait de télécharger.
— Je vais essayer de lire ça avant l’arrivée de Blunt, fit Poitras.
 
BBC, 10h35
… de nouvelles attaques contre des intérêts chinois. Le premier ministre britannique s’est dit profondément choqué par…
 
Paris, 11h12
Théberge arriva en pestant contre le métro, enleva son paletot, le donna à Poitras et s’assit dans un fauteuil. Sans en avoir l’air, son regard parcourut la pièce. Il enregistra machinalement qu’il y avait de la place pour un maximum de six personnes : trois fauteuils en comptant celui dans lequel Lucie Tellier était assise et un divan à trois places au centre duquel Chamane s’était installé pour travailler. Devant lui, sur une petite table basse, il avait placé un ordinateur portable.
— Vous avez été conscrite, vous aussi ? dit-il en s’adressant à Lucie Tellier.
— Je n’aurais surtout pas voulu rater la finale, répondit-elle avec un sourire. Votre ami n’est pas avec vous ?
— Prose va arriver plus tard.
Le regard de Théberge fut attiré par les trois cadres sur le mur, en face de Chamane. Ils faisaient chacun un peu moins d’un mètre de hauteur et ils avaient un mètre de long. Des œuvres de peintres connus s’y affichaient, à intervalles irréguliers.
— Vous avez des caméras qui surveillent le Louvre et le Prado ? demanda-t-il à Poitras, qui revenait de ranger son paletot.
— Un cadeau de Chamane, expliqua Poitras.
Théberge promena de nouveau son regard sur la pièce.
— Je pensais qu’il y aurait plus de monde, dit-il.
— Plusieurs vont être présents par Internet, répondit Chamane sans lever les yeux de son ordinateur.
— C’est vrai, fit Théberge comme s’il se rappelait subitement une chose importante.
Il fouilla dans une de ses poches et sortit un papier qu’il donna à Chamane.
— Les coordonnées pour Gonzague, dit-il.
Chamane archiva l’adresse Internet dans son portable.
— Si Blunt vient en voiture, reprit Théberge, il risque d’être en retard. La ville est remplie de bouchons.
 
LCN, 6h02
… la fréquentation des bibliothèques publiques et des librairies continue, elle aussi, de diminuer. Interrogée à ce sujet, la ministre de la Culture a déclaré qu’elle avait créé un comité pour faire le point sur la situation et proposer au gouvernement des pistes de solution susceptibles de…
 
Paris, 12h04
Blunt était assis à la place centrale sur le divan. Théberge, Lucie Tellier et Prose occupaient les trois fauteuils. Chamane était assis par terre, le dos appuyé au mur. Il avait laissé son ordinateur portable sur la petite table, en face de Blunt, et il avait un ordinateur de poche semblable à un iPhone dans les mains.
Les reproductions d’œuvres d’art avaient déserté les cadres. Sur le premier écran, elles avaient été remplacées par la figure de Tate. Gonzague Leclercq et monsieur Claude partageaient le deuxième. Moh et Sam, le troisième. Ils étaient accompagnés de Finnegan, leur contact au MI5, qui les avait rejoints à Guernesey pour participer à la réunion.
Blunt commença par une précision sur les modalités de la rencontre.
— Pour des raisons de sécurité, dit-il, votre liaison télé ne vous permettra de voir personne d’autre que moi. Par contre, tout le monde pourra entendre ce que chacun dit.
La remarque visait principalement Tate, à qui l’idée d’une communication aveugle, même partielle, ne plaisait pas.
Blunt cessa de fixer la caméra intégrée à l’écran de l’ordinateur portable ouvert devant lui. Son regard glissa vers la feuille qu’il avait posée sur la table, à la droite de l’ordinateur.
 
Guernesey
Entreprises de l’Alliance
Consortium
4 centres
Personnes à neutraliser : 25
Suspects : 5000
Seconde vague
 
— En préambule, fit Blunt, je tiens à vous dire que les preuves continuent de s’accumuler sur les liens entre les différentes formes de terrorisme, les entreprises de l’Alliance, le Consortium et ceux qui l’ont créé. Le plan que je vais vous exposer tient ce lien pour acquis.
Il fit une pause comme s’il attendait une question. Aucune ne vint. Il jeta un bref regard à l’écran du portable où apparaissait le visage de Dominique, puis il enchaîna.
— Je vais d’abord vous rendre disponible une série de documents vidéo. Nous les avons trouvés dans un bunker souterrain à Guernesey. Vous allez recevoir par courriel, d’ici quelques instants, l’adresse du site FTP où vous pourrez les télécharger ainsi que les mots de passe pertinents.
Il fit un signe à Chamane, qui s’activa sur son ordinateur de poche.
— Deux agents de l’Institut ont dirigé l’opération, assistés par un groupe d’intervention du MI5. Il s’agit de l’un des quarante-huit endroits apparaissant sur la liste qui vous a été transmise. Selon toute apparence, l’endroit appartenait à un des membres haut placés des Dégustateurs d’agonies. On y a découvert un nombre encore plus grand de vidéos. Les personnes qui étaient sur place ont malheureusement pu s’enfuir. Le MI5 est sur leur piste.
Blunt regarda Chamane, qui lui fit un signe affirmatif de la tête.
— Les courriels sont partis, annonça Blunt.
Puis, après une pause, il ajouta :
— Ce qui nous amène à notre deuxième sujet : les entreprises de l’Alliance.
 
Lévis, 6h11
Dominique écoutait Blunt expliquer de quelle manière il entendait déjouer le pouvoir des gens derrière le Consortium. Dans un premier temps, il allait neutraliser leur pouvoir financier. Pour cela, il fallait s’emparer des quatre entreprises de l’Alliance.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par « vous en emparer » ? demanda la voix de Tate. Vous n’allez quand même pas faire débarquer des équipes de commandos dans toutes leurs succursales !
— Bien sûr que non, répondit la voix amusée de Blunt. On va les acheter.
Dans une des fenêtres ouvertes sur l’écran mural, Dominique vit le visage de Tate demeurer figé pendant plusieurs secondes.
— Vous voulez faire une OPA ? demanda finalement Tate, incrédule.
— Tout est prêt. C’est une affaire de quelques minutes.
— Avez-vous une idée de la quantité de procédures et de la tonne de paperasses que ça va exiger ?… Et je ne parle même pas de l’argent que cela va prendre !
— En fait, on n’achète pas les quatre entreprises directement… On achète son actionnaire majoritaire : HomniCorp.
— C’est une compagnie privée !
— Ce qui simplifie les choses. HomniCorp a une structure de propriété très particulière. Cinq personnes détiennent quarante-cinq pour cent des parts, mais elles ont la majorité des votes. Vingt personnes se partagent le reste des actions votantes. Et cinq mille ont ce que mon bon ami Poitras appelle des « grenailles »… Ça ne fait donc que vingt-cinq personnes à convaincre.
— Et vous les avez convaincues ?
— Oui… même si elles ne le savent pas encore.
— Qu’est-ce que vous avez manigancé ?
— Ces personnes vont apprendre la nouvelle de la vente en même temps que tout le monde, quand on rendra publique la composition du nouveau conseil d’administration d’HomniCorp et de ses quatre entreprises.
Dominique aussi avait d’abord été incrédule quand Blunt lui avait expliqué le plan concocté par Poitras et Chamane. Puis, après avoir admis que le plan était théoriquement faisable, elle s’était interrogée sur son réalisme : tout dépendait de la collaboration de la Fondation et de la bonne volonté d’une super hacker dont l’Institut ne savait presque rien, hormis le fait qu’elle avait réussi à pénétrer leurs défenses, mais qu’elle avait toute la confiance de Chamane.
Tout cela n’avait rien de très rassurant pour une nouvelle coordonnatrice qui avait cru occuper la fonction par intérim et qui se voyait propulsée à la tête d’une opération complexe, aux dimensions planétaires…
Une fois admise la faisabilité du plan, la question la plus inquiétante lui était apparue : comment empêcher que quelqu’un leur fasse le même coup et que les quatre entreprises leur échappent ?
— En rendant tout public, avait répondu Blunt. Leur talon d’Achille, c’est le secret dont ils ont entouré les entreprises. Nous, on fait le contraire. En plus, on endosse exactement la fausse image publique qu’ils essaient d’imposer. On fait ce qu’ils ont promis de faire. Personne ne verra le moindre changement d’orientation. Personne n’aura la moindre raison de soupçonner un changement de propriétaires. Pour le public, ce sera comme si rien n’avait changé dans les entreprises de l’Alliance.
Dominique était demeurée sceptique. Des opérations financières de cette envergure, ça impliquait des contrats d’actionnaires, des actes de fiducie, des comptes bancaires et des signatures autorisées, toutes sortes de déclarations et de documents officiels… Il y avait certainement des institutions publiques impliquées. Plusieurs personnes au courant de certains aspects de ces secrets.
— C’est justement la beauté de la chose, avait répondu Blunt. Au début, j’ai eu la même réaction que toi. Poitras m’a expliqué que tous les documents corporatifs des entreprises ont été enregistrés par Internet, dans des paradis fiscaux garantissant le secret bancaire… Si tu possèdes les codes et que tu as accès aux dossiers informatiques, c’est toi le propriétaire.
— Je pensais que ça n’existait plus, le secret bancaire.
— Ce qui a été négocié, c’est un engagement à le lever lorsqu’un autre pays en fait la demande pour des raisons judiciaires ou fiscales.
Commode, songea Dominique. Les pays peuvent choisir qui ils poursuivent et qui ils laissent profiter des paradis fiscaux…
Elle s’arracha à ses réflexions et se concentra sur la rencontre. Manifestement, plusieurs des participants étaient en train de faire un cheminement similaire au sien, posant à peu près les mêmes questions, à peu près dans le même ordre.
— Et les propriétaires de cette mystérieuse compagnie, demanda la voix de monsieur Claude, vous les connaissez tous ?
— Tous, répondit Blunt. Vous trouverez la liste sur le site dont vous avez reçu l’adresse il y a quelques instants.
 
Georgetown, 6h17
Tate avait préféré prendre la communication chez lui, à l’abri des regards potentiellement indiscrets des employés de l’agence. Tout en continuant de suivre la réunion, il ouvrit le document que Blunt venait d’envoyer aux participants de la rencontre. Il lut sans surprise les cinq premiers noms : il s’agissait de Lord Killmore et des quatre dirigeants des entreprises de l’Alliance : Jean-Pierre Gravah, Hessra Pond, Larsen Windfield et Leona Heath.
Par contre, quand il commença à lire les vingt suivants, il ne put retenir un commentaire.
— Vous vous rendez compte des gens qu’il y a sur cette liste ?
— C’est ce qui m’amène au prochain point, répondit Blunt à l’écran. En plus des cinq actionnaires de contrôle, il y a un certain nombre de personnes dont il faut s’occuper dès les premières heures de l’opération : ce sont les vingt qui se partagent le reste des actions votantes. Parmi elles, cinq sont pour vous, Tate.
— Vous voulez qu’on les élimine ?
Tate semblait sincèrement étonné de la demande. Non pas que la NSA n’ait jamais éliminé d’ennemis des États-Unis, mais de se le faire demander de la sorte, en public pour ainsi dire. Et par Blunt !
— Seulement les empêcher de nuire pendant quelques jours, répondit Blunt avec un sourire. Par la suite, ils seront trop heureux de collaborer pour s’épargner une mise en accusation publique… ou simplement pour obtenir une réduction des charges portées contre eux.
— Et les quinze autres ?
— Vos homologues français et britanniques, aidés de quelques collègues européens, s’en chargeront. Plus précisément…
Pendant que Blunt répartissait le travail, Tate continuait de regarder la liste. C’était trop important pour qu’il s’occupe de ça seul. Même en se limitant aux cinq noms. Il lui fallait de l’aide.
— Pour ce qui est des cinq mille autres actionnaires, poursuivait Blunt, ils ne sont pas en mesure de créer de problèmes. Et ils seront probablement trop heureux de se faire discrets aussitôt qu’ils sentiront le vent tourner.
— On dirait le Forbes 500 multiplié par 10, fit Tate.
— Les grosses fortunes ont à peine la majorité, reprit Blunt. Il y a vingt et un pour cent d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires, quatorze pour cent de militaires et de membres des services de renseignements, trois pour cent de vedettes et d’artistes de premier plan et onze pour cent d’hommes de science et d’intellectuels.
— Vous avez des preuves de leur implication ?
— Rien qui va au-delà d’une participation aux dividendes et à des assemblées d’actionnaires… Pour ceux-là, l’essentiel, c’est qu’ils ne soient pas informés des opérations que nous allons réaliser. À mesure que le plan va se dérouler, ils devraient êtres amenés à se compromettre… ce qui facilitera notre travail au cours de la dernière phase.
 
Paris, 12h25
— Et ton fameux Consortium ? demanda Tate à l’écran.
— Nous avons quelqu’un qui s’en occupe, se contenta de répondre Blunt.
Sur l’écran de l’ordinateur, il vit Dominique esquisser une moue. Un court message apparut en surimpression à l’écran.
Parler de ça le moins possible.
Blunt esquissa un infime signe de tête. Ça ne lui plaisait pas, l’idée de laisser dans le brouillard cette partie du plan. Et si ça ne lui plaisait pas, ça plairait encore moins aux autres. Mais il n’avait pas le choix de faire confiance à F. Elle leur avait simplement dit qu’elle s’en occupait, sans plus de précisions.
La bonne nouvelle, c’était que le nettoyage semblait avoir débuté. Fogg était mort, s’il fallait croire le message que Dominique avait reçu. Mais F paraissait contrariée par le fait. Que pouvait-elle bien avoir en tête ?
— Vous ne pouvez pas être plus précis ? demanda Tate.
— L’élimination du Consortium est complémentaire à notre prise de contrôle de l’Alliance. En plus de le priver de son pouvoir financier, on coupe son principal accès à des moyens d’action « musclés ». C’est tout ce qu’il vous importe de savoir pour le moment…
Le need to know. C’était un argument qu’ils pouvaient admettre. À contrecœur, bien sûr. De façon temporaire. Mais ça donnait un sursis à Blunt.
— Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, reprit-il, j’aimerais que nous nous concentrions maintenant sur le reste du plan, qui va requérir l’essentiel de votre collaboration. Des objections ?
Personne ne répondit. Blunt enchaîna :
— Sur le site FTP, il y a une liste de quarante-huit endroits répartis sur l’ensemble de la planète. Les coordonnées géodésiques de chacun des endroits ont été validées.
— Je ne vois pas comment on peut attaquer tous ces endroits en même temps, fit le représentant du MI5. C’est une opération monstre.
— Nous n’attaquerons pas partout. Seulement les quatre sites qui sont en tête de la liste. Le premier est situé dans les Alpes, le deuxième sur le bord de la côte d’Irlande et le troisième à Hawaï. Quant au quatrième, en plus des coordonnées, il y a un numéro d’immatriculation. Il s’agit d’un avion. Les coordonnées sont celles de l’aéroport où sa présence est signalée le plus souvent. Je pense que la répartition des trois premières cibles va de soi. Pour ce qui est de la quatrième…
Dix minutes plus tard, tout était réglé. Tate s’occuperait également de l’avion. Pour la deuxième vague, qui concernerait les quarante-quatre lieux secondaires de l’Archipel, Blunt rédigerait une proposition de répartition des cibles.
Malgré leurs doutes sur leur capacité à « traiter » autant d’objectifs simultanément, ils étaient intéressés à prendre connaissance de la proposition.
Pour gagner leur adhésion, Blunt leur avait promis qu’ils pourraient se rendre maîtres de tous les sites où ils interviendraient sans rencontrer de résistance significative. Mais il avait refusé de leur révéler par quel moyen il comptait réussir ce tour de force. Tout comme il avait négligé de leur parler de l’Arche, qui semblait être le refuge le plus lourdement armé de l’Archipel. Un refuge dont il n’avait aucune idée de la localisation.
 
CNN, 6h45
… attentats ont eu lieu au cours de la nuit : deux aux États-Unis, un au Canada et un en Angleterre. Un nombre plus important d’attentats ont cependant été déjoués. Un portrait détaillé de la situation, pays par pays, sera présenté à notre bulletin d’informations de sept heures. Dans un communiqué qu’ils viennent de rendre public en Europe, les Enfants de la Foudre revendiquent l’ensemble des attentats. Pour justifier l’urgence d’agir de manière aussi radicale contre le réchauffement climatique, ils invoquent des études secrètes commandées par les militaires, qui tiennent pour acquis que le réchauffement sera encore plus rapide que ce qui est officiellement admis par les scientifiques…
 
Brecqhou, 11h47
Hadrian Killmore fulminait. Lui, Hadrian Killmore, obligé de s’enfuir comme un vulgaire criminel traqué par la police !… Enfin, pas exactement la police. Plutôt des agents des services spéciaux, d’après ce qu’il avait pu apercevoir d’eux. Sans doute le MI5 ou le MI6… Il finissait par s’y perdre, dans tous ces numéros.
Killmore s’était aperçu de leur présence par chance : après être sortis de la partie boisée du parc, ils venaient vers la résidence. Il avait à peine eu le temps d’activer à distance la commande d’effacement du disque dur de son ordinateur portable, puis de donner l’ordre au pilote de l’hélicoptère de décoller et de se rendre à l’aéroport de Forest. Avec un peu de chance, cela créerait une diversion.
Il avait ensuite pris l’ascenseur pour le sous-sol. De là, il avait gagné l’accès dérobé à la mer et utilisé le yacht de plaisance pour se rendre à Brecqhou.
Pour le moment, le danger était écarté. Mais Killmore ne se sentait pas en sécurité. Il avait ressenti l’intrusion comme une sorte de viol. Pire : comme une faille dans l’ordre des choses. Déjà, la perte de St. Sebastian Place l’avait affecté plus qu’il n’aurait cru. Les gens dans sa situation n’avaient pas à subir ce genre de choses.
Que s’était-il passé ? Pourquoi les systèmes d’alarme n’avaient-ils pas fonctionné ? Les espions avaient-ils trouvé le moyen de tout désactiver ?… À moins qu’ils aient eu un complice à l’intérieur ? Et s’ils en avaient un à Guernesey, ils pouvaient aussi en avoir un à Brecqhou.
Comment avaient-ils fait ?
Il n’en avait aucune idée. Mais son instinct lui disait qu’il devait s’éloigner de Brecqhou. De toute façon, sa tâche était à peu près terminée. Il n’avait qu’à devancer de vingt-quatre heures son départ pour l’Arche.
Il fit venir madame McGuinty à son bureau.
— Où en êtes-vous ? demanda-t-il quand elle entra.
— Officiellement, tout est prêt. Mais il y a deux dégustations dont j’aimerais revoir le montage.
— J’aimerais que vous me fassiez une copie à jour de tout ce que vous avez.
— Si vous voulez. Mais il n’y a pratiquement aucun changement par rapport à la dernière version que je vous ai donnée.
— Je ne vous demande pas s’il y a des changements, je vous demande une copie à jour. Je passerai la prendre à votre bureau aussitôt qu’elle sera prête.
McGuinty ravala la protestation qui lui était immédiatement venue à l’esprit. Ce n’était pas le temps de se mettre Killmore à dos.
— Bien, se contenta-t-elle de dire.
— J’ai aussi du travail pour vous, reprit Killmore sur un ton plus amène. Vous allez demeurer ici pendant mon absence. J’ai besoin d’une personne de confiance sur place.
— Mais… je pensais que l’Exode…
— C’est un travail de deux ou trois jours. Une fois votre travail terminé, vous venez me rejoindre dans l’Arche.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
Killmore ne voulait pas lui dire qu’elle n’aurait rien à faire. Qu’il voulait seulement se servir d’elle comme appât pour voir qui viendrait le relancer sur l’île.
— Rien n’est encore décidé, dit-il. Tout dépend de la façon dont les choses vont évoluer. Je vous contacterai.
Après avoir signifié son congé à madame McGuinty, il alla devant la fenêtre et contempla la mer.
Les gens avaient tendance à oublier que la plus grande partie du globe était recouverte d’eau. Ils avaient pris des siècles à s’affranchir de leur petit bout de terre, à découvrir la planète. Et quand ils l’avaient fait, ç’avait été le début d’une nouvelle ère. Ils avaient alors mis cinq siècles à réaliser que la Terre était un endroit clos. Qu’elle était un globe. Ils avaient construit des réseaux pour l’enserrer. Réseaux de transports, réseaux de communication… réseaux d’échanges de marchandises et de matières premières… d’énergie…
La phase d’expansion était terminée. Il fallait maintenant apprendre à exister de façon globale. À dominer l’ensemble des réseaux. Ce qui, paradoxalement, exigeait d’abord un recul. Il fallait que l’humanité subisse une cure d’amaigrissement. Et qu’elle apprenne à redevenir nomade. Les dirigeants parcourraient l’Archipel et le reste des survivants seraient disséminés sur les continents.
De penser à ce qu’il allait accomplir, sa colère d’avoir dû s’enfuir de Guernesey tomba. Plus rien ne pouvait arrêter le projet. L’Apocalypse était en marche. Et lui, il serait aux premières loges pour assister à la plus grande mutation de l’histoire de l’humanité. Ou bien elle deviendrait un organisme, avec un véritable système nerveux central pour contrôler son comportement, ou bien elle disparaîtrait. Dans ce cas, elle passerait le flambeau à ce qui adviendrait après elle. Peu importe ce qui adviendrait. Il fallait faire confiance à la vie.
 
Boston, 7h42
Leona Heath avait commandé des crêpes fraises-framboises. Elle avait presque terminé son assiette lorsqu’elle vit entrer Curtis Fergessen. Ce dernier la connaissait sous le nom de Paulie Oyster, une écrivaine mineure mais raisonnablement cocktailisée qui compensait la maigreur de ses redevances littéraires en écrivant des textes de circonstance pour une société de relations publiques spécialisée dans les événements culturels chics.
— C’est la première fois que je viens ici, dit Fergessen en s’assoyant devant Heath.
Il semblait mal à l’aise.
— Thornton’s est un de mes endroits préférés, répondit Heath sur un ton avenant.
Ce n’était pas faux. Mais elle évita de préciser que c’était probablement la dernière fois qu’il y venait.
Un serveur apparut à côté de la table.
— Juste un Coke, fit Fergessen.
Le serveur repartit après lui avoir jeté un bref regard désapprobateur.
— Vous avez regardé la dernière partie des Bruins ? demanda Heath.
Fergessen parut déconcerté par la question.
— Euh… non.
— J’ai développé une théorie sur le sujet. Nous, les gens de Boston, nous sommes trop bon public. Regardez les Red Sox, les Celtics, les Patriots !… Pas des mauvaises équipes. Mais nous les soutenons quoi qu’il arrive. Résultat ? Elles n’arrivent presque jamais à gagner de championnat. Et quand elles en gagnent un, elles se plantent l’année d’après. Elles ne sont pas capables de construire de dynastie. Elles ne fournissent pas l’effort qui les mettrait dans une classe à part. Et pourquoi ? Parce qu’elles savent que le public va continuer d’assister aux matchs.
Fergessen la regardait, sans saisir la raison de cette tirade qui ne semblait liée à rien. Surtout que les Patriots, les Red Sox et les Celtics, au cours des dernières années… On était quand même loin du fond du baril.
— Je vous sens perplexe, fit Heath en souriant.
— Je ne comprends pas vraiment… pourquoi vous parlez de ça.
— Parce que c’est une question de feu intérieur. Sans ce feu, on ne réalise rien de grand. On se contente d’exceller dans l’ordinaire.
Fergessen regardait Heath, attendant la suite de l’explication.
— Vous avez ce feu, reprit Heath. Pour sauver votre fille, vous êtes prêt à sortir des ornières et à tout risquer… Sur un plan différent, les gens que je représente agissent de même. Pour assurer à leurs investisseurs une rentabilité de premier niveau, ils n’hésitent pas à utiliser des moyens créatifs… qui sortent du ronron réglementé dans lequel est en train de s’enliser l’industrie du placement. On a eu l’époque des fraudes imbéciles, on nage maintenant en pleine réglementation imbécile. Le retour du balancier…
— Vous avez le contrat d’assurance ? demanda brusquement Fergessen.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un bagel ? répondit Heath. Ils les servent avec des œufs brouillés et du bacon. Vous pouvez aussi ajouter du fromage.
Fergessen la regarda, interdit.
— Bien sûr que j’ai le contrat, reprit Heath. Il est dans le journal.
Les yeux de Fergessen se portèrent immédiatement sur le Boston Globe, que Heath avait posé sur la table, à la droite de son assiette.
— Vous pouvez aussi prendre le journal, ajouta Heath. Il est à la veille de devenir une pièce de collection.
Insensible à l’ironie sur les déboires du Globe et sa possible fermeture, Fergessen revint au sujet qui le préoccupait.
— Il est bien au nom que je vous ai indiqué ? demanda-t-il.
— Je ne vois pas très bien à quoi aurait servi de le mettre à un autre nom, répliqua Heath, pince-sans-rire.
Puis, après quelques secondes, elle sourit.
— Il n’y a pas de souci à vous faire, dit-elle. Tout est en ordre.
— D’accord, fit Fergessen après avoir feuilleté rapidement le journal pour repérer les papiers.
— Je peux compter sur vous ? demanda Heath.
— Vous pouvez compter sur moi.
Fergessen prit une gorgée de Coke, se leva et partit, laissant Heath en tête à tête avec ses crêpes fraises-framboises.
Quand Fergessen avait appelé la compagnie d’assurances, une semaine plus tôt, on lui avait dit que son ancienneté ne lui donnait pas accès à la couverture familiale. Il travaillait pour l’entreprise depuis seulement dix mois. Il aurait fallu qu’il travaille depuis un an et un jour pour que sa fille soit admissible.
Le lendemain, Curtis Fergessen avait rencontré Paulie Oyster. Elle semblait tout connaître de sa situation. La chose l’avait inquiété, mais Oyster lui avait rapidement proposé un arrangement qu’il n’avait pas pu refuser. Il y avait moyen de faire soigner sa fille. Elle allait lui trouver un contrat d’assurance qui couvrirait tous les frais médicaux. En échange, Fergessen lui rendrait un service. Presque rien. Juste lui fournir les codes de sécurité pour accéder par Internet au système de contrôle du port méthanier.
Heath entendait les publier le lendemain dans différents médias. Ce serait la panique dans la ville. On annoncerait la fermeture préventive du port. La Bourse réagirait avec son exagération habituelle. Le cours du pétrole monterait. Celui de certaines entreprises liées au pétrole également. D’autres, dépendantes du pétrole, verraient leur cours tomber. Et les commanditaires de Heath, à cause des positions de marché qu’ils avaient prises, engrangeraient des profits.
Techniquement, cela revenait à participer à une fraude. Mais Curtis Fergessen n’avait pas d’état d’âme quant à la moralité de son geste. Que quelques millions passent d’un millionnaire à un autre de façon plus ou moins légale, c’était un faible prix à payer pour sauver la vie de son enfant.
 
Fort Meade, 7h46
Tate avait parcouru à plusieurs reprises les documents que Blunt lui avait envoyés. Il en ressortait deux urgences. La première, c’était les cinq individus qu’il devait neutraliser. Il avait bien une idée sur la façon de le faire, même s’il hésitait à procéder sans d’abord se couvrir. Mais le temps pressait. Il décida finalement d’appeler l’ex-vice-président. Il le fit à partir d’une ligne confidentielle qui échappait à la politique d’enregistrement automatique des appels de l’agence.
— John ! fit l’ancien vice-président. J’espère que vous n’appelez pas pour vous décommander !
— Non, au contraire. J’ai encore plus hâte de vous voir. Mais j’aimerais proposer une modification à notre rencontre. J’aimerais que quatre autres personnes assistent à la réunion.
Il y eut un court silence à l’autre bout de la ligne avant que la voix reprenne, sur un ton jovial un peu forcé.
— Vous n’avez quand même pas quatre maîtresses, John ?
— Non, pas du tout, répondit Tate en s’efforçant d’adopter le même ton… J’aimerais que vous, vous ameniez ces gens.
— Je ne comprends pas.
— Le secrétaire à la Défense Shane Browning, le général Leslie Grove, le révérend Boswell et Clyde Levitt.
— Vous voulez dire « le » Clyde Levitt ?… Comme dans Levitt Media ?
— Lui-même. Je suis tombé sur certaines informations qui, je crois, vont vous intéresser tous les cinq au plus haut point.
— Si vous me disiez de quoi il s’agit…
— Je préfère que nous abordions le sujet quand nous serons ensemble. Si cela peut vous rassurer, j’ai fait en sorte que personne d’autre n’ait accès à ces informations. Je suis persuadé que nous n’aurons aucune difficulté à nous entendre.
Après avoir raccroché, il fit venir Spaulding dans son bureau et il lui expliqua qu’il fallait monter une opération clandestine. Il avait vingt-quatre heures pour tout préparer et être sur place pour diriger personnellement l’opération. À Hawaï.
À la question de savoir quelle serait la cible, Tate se contenta de répondre par un énigmatique : « ceux qui soutiennent Paige… et qui sont impliqués dans le terrorisme ».
Spaulding semblait se demander s’il avait bien compris. Tate poursuivit sur un ton égal, comme s’il s’agissait d’une opération ordinaire :
— Tout est enterré sous plusieurs couches de prête-noms et de compagnies enregistrées dans des paradis fiscaux, mais l’info est solide. On saisit tous les documents et les ordinateurs qu’on trouve et on prend les prisonniers qu’on peut.
— On en fait quoi ?
— Tu leur trouves une planque, le temps qu’on avise.
Puis il ajouta avec un sourire d’encouragement :
— Dis-toi que ça va te simplifier sérieusement la vie de ne plus avoir Paige dans les pattes.
— Parce que vous êtes sûr que Paige…
— Fais-moi confiance. À partir de demain, Paige ne sera plus en mesure de créer des problèmes à qui que ce soit.
Une fois Spaulding parti, Tate songea qu’une des choses les plus intéressantes qu’il avait apprises, c’était la confirmation par Blunt que l’Institut était encore opérationnel. Ce qui plaçait Blunt lui-même dans une drôle de position. Il avait hâte d’entendre ses explications.
Mais inutile de précipiter les choses. Pour l’instant, il y avait les urgences. Il décrocha de nouveau le téléphone et appela The Mad Warden. Ensuite il contacterait Kyle.
 
Paris, 14h04
Skinner marchait sur les Champs-Élysées en direction du Hilton Arc de Triomphe. Sa décision était arrêtée.
Au début, il avait feint d’accepter la mission que lui avait confiée Fogg. Pour cela, il avait laissé croire à madame Hunter qu’il envisageait de se ranger de son côté. À certaines conditions. Le but était de se servir d’elle pour infiltrer les dirigeants du Cénacle.
Madame Hunter n’avait pas tardé à répondre à l’ouverture qu’il lui avait faite. Elle lui avait laissé entendre que Fogg serait bientôt dépassé par les événements. Et remplacé. Que l’avenir du Consortium passait par elle. Elle et les gens qui la soutenaient. Les véritables maîtres du Consortium. Il serait sage de se ranger de leur côté.
Skinner s’était montré intéressé. Et il l’était réellement. Ce que lui offrait Hunter était mieux que ce que lui proposait Fogg. Mais il avait dit qu’il voulait réfléchir avant de décider. En réalité, il voulait prendre le temps de voir comment tourneraient les choses.
Comme gage de sa bonne foi, Hunter exigeait une seule chose de Skinner : éliminer Fogg. Ce qu’il aurait dû faire la veille. Toutefois, ce que Skinner avait appris au cours des dernières semaines l’avait fait revenir à sa première position. L’organisation qui contrôlait le Consortium prenait l’eau de partout. Fogg avait manœuvré brillamment pour lui opposer l’Institut. Même si le groupe auquel appartenait madame Hunter survivait, il serait considérablement affaibli… Skinner estimait maintenant avoir de meilleures chances avec Fogg, même s’il ne l’avait jamais beaucoup aimé. Il avait eu raison de ne pas précipiter sa décision.
Skinner fut tiré de ses pensées quand il faillit heurter un homme-sandwich de l’Église de l’Émergence. Le message sur sa pancarte disait :
 
Ceux qui vivent
du feu de la terre
périront par
le feu de la terre

 
Skinner sourit. Il suffisait de changer quelques mots pour que la formule s’applique à Hunter. Celle qui avait vécu par la trahison allait périr par la trahison. Car il ne pouvait plus atermoyer. Il fallait qu’il l’élimine avant qu’elle réalise qu’il la menait en bateau.
Il commencerait bien sûr par profiter de la rencontre pour en apprendre le plus possible. Puis il la tuerait.
Un peu avant d’arriver à l’hôtel, il la joignit sur son téléphone portable.
— Je serai en retard de quelques minutes, dit-il. J’ai dû traverser une manif.
— J’ai tout mon temps, répondit Hunter.
Skinner sourit.
« J’ai tout mon temps ! »… Les illusions que les gens se faisaient !
 
www.lemonde.fr, 8h33
… la publication du journal personnel d’un membre des US-Bashers suscite de nombreuses réactions. Dans un article intitulé Terror Made in USA, le journaliste met en doute l’efficacité des institutions américaines pour intégrer les immigrants. S’inquiétant du nombre de musulmans qui persistent à pratiquer leur religion et à se tourner quotidiennement vers La Mecque pour savoir quoi penser…
 
Asnières, 15h36
Gonzague Leclercq avait été appelé sur les lieux à cause du statut de la victime – c’était un des écologistes les plus réputés du pays – et à cause du message que les auteurs du crime, un groupe antiécologiste, avaient rendu public sur Internet.
 
La race humaine a le droit de prendre tous les moyens pour survivre. On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs. Laissez faire de l’argent et gérer la production à ceux qui savent le faire. Contentez-vous d’être entretenus par les autres et de dire merci. Encore beau qu’on vous tolère !
Les Humains d’Abord
 
À l’intérieur de la DCRI, son rôle dans la lutte contre le terrorisme était suffisamment connu pour que l’information remonte jusqu’à lui, ce qui expliquait sa présence sur les lieux – ça et les images diffusées sur Internet en accompagnement du message.
En direct, le spectacle était encore plus dérangeant. L’homme était mort englué dans du pétrole brut. Son corps avait été disposé sur une chaise dans une position grotesque. Au mur, derrière lui, il y avait une immense reproduction d’oiseaux morts englués dans du pétrole brut. C’était un cliché qui remontait à l’époque de l’Exxon Valdez. La victime l’avait utilisé sur la couverture de son dernier livre. La position du corps de l’écologiste reproduisait celle de l’oiseau.
Malgré la revendication explicite par le groupe antiécologiste, Leclercq ne pouvait pas se défaire de l’idée que l’attentat était relié aux autres. Cette façon de mettre en scène le cadavre, de médiatiser l’attentat, de lui donner une valeur symbolique en le reliant à l’engagement de l’auteur…
Il se tourna vers les deux membres de la DCRI qui l’accompagnaient.
— Faites-moi suivre tous les rapports sur les progrès de l’enquête.
Un grognement affirmatif lui répondit.
Leclercq retourna à la limousine.
À la rigueur, il pouvait comprendre que des gens développent avec certains animaux un rapport affectif assez similaire aux sentiments que l’on peut éprouver pour un être humain. Que ce soit parce qu’ils jouaient un rôle de prothèse physique (les chiens guides) ou affective (les animaux de compagnie pour les personnes seules), ou simplement en vertu d’une bienveillance généralisée envers tout ce qui était vivant…
Mais que cette bienveillance envers les vivants se transforme en une haine des êtres humains… ça dépassait ses capacités de compréhension.
 
Ottawa, 10h18
Les débats exaspéraient Jack Hammer. Il détestait cette manie qu’avait l’opposition de passer en revue tous les aspects des projets de loi, de questionner tous les détails. Mais il n’avait pas le choix d’en passer par là : la modification de l’encadrement légal des agences de sécurité faisait partie d’une entente secrète avec Washington. La loi devait être adoptée. Et, pour l’être, elle devait passer l’étape des trois lectures.
— La parole est au chef de l’opposition, fit le président.
— Monsieur le Président, le gouvernement n’a pas le pouvoir d’abdiquer sa responsabilité de maintenir l’ordre et de la déléguer à des sous-traitants. C’est anticonstitutionnel, monsieur le Président. Je demande le retrait pur et simple du projet de loi.
Des protestations éclatèrent dans les rangs des députés du parti au pouvoir, rapidement contrées par des éclats de voix en provenance des banquettes de l’opposition.
— La parole est au premier ministre, fit le président.
Hammer se leva.
— Monsieur le Président, dit-il avec une naïveté exagérée, je ne sais pas si le chef de l’opposition l’a remarqué, mais nous sommes au milieu d’une crise. Les actes de terrorisme se multiplient. Les forces de l’ordre ne suffisent plus à la tâche. Elles ne peuvent pas être partout. Elles ne peuvent pas protéger tous les endroits menacés par les terroristes. Il faudrait tripler, quadrupler les effectifs…
— Qu’est-ce que vous attendez pour le faire ? lança le chef de l’opposition.
Il s’interrompit avant que le président intervienne.
— Il faut être réaliste, reprit le premier ministre sur un ton caricaturalement raisonnable, à la limite de la moquerie sirupeuse. Il y a une limite au fardeau fiscal que l’on peut imposer aux citoyennes et aux citoyens du Canada… Si des entreprises sont prêtes à assumer les coûts de sécurité pour protéger leurs installations et leur personnel, ce serait irresponsable de refuser. Imaginez les économies pour les contribuables !
— Vous encouragez la prolifération des milices, protesta le chef du NPD. Qui va superviser la formation de ces polices privées ? Qui va pouvoir garantir qu’il n’y aura pas d’abus ?… Ça va être l’anarchie !
— Monsieur le Président, le chef du quatrième parti dit n’importe quoi et son contraire. Notre projet de loi vise précisément à éviter l’anarchie. Nous allons fixer un cadre à l’intérieur duquel vont pouvoir opérer les polices d’entreprises.
— Et si des citoyens s’estiment lésés par ces milices, qui va les protéger ?
— Monsieur le Président, répliqua Hammer avec un sourire, je ne comprends pas le chef du quatrième parti. Il semble oublier que nous n’abolissons pas le système judiciaire. Les polices privées ne remplacent pas les forces de police traditionnelles : elles s’y ajoutent. Quiconque se sent lésé pourra déposer une plainte.
— Vous rêvez en couleurs !
Le président se leva.
— Décorum, messieurs…
— Et ses rêves vont se transformer en cauchemar pour les autres !
— Décorum !… La parole est maintenant au chef du Bloc québécois.
— Monsieur le Président, je voudrais savoir comment un citoyen peut penser avoir des chances de gagner un procès contre une milice de multinationale. Elles ont des agences de renseignements à elles, monsieur le Président. Elles ont des budgets qui dépassent celui de plusieurs pays, monsieur le Président. Si on leur donne en plus le droit d’avoir leur police… Ce sera quoi, la prochaine étape, monsieur le Président ? Est-ce qu’elles vont pouvoir lever des impôts ? imposer des droits de douane sur leur territoire ?… Les Canadiennes et les Canadiens ont le droit de le savoir, monsieur le Président. Est-ce que le gouvernement va leur sous-contracter toute l’administration du pays ?
Des remarques et des huées fusèrent des deux côtés de la Chambre.
— Décorum ! fit le président après s’être levé. Décorum !
Une fois un calme précaire rétabli, il reprit son siège.
— Monsieur le premier ministre, dit-il.
— Monsieur le Président, le locataire perpétuel des banquettes de l’opposition me décourage un peu. Il semble tenir pour acquis que les chefs d’entreprises sont des bandits. Qu’ils sont les ennemis de la société. Je voudrais lui rappeler que nous faisons face à une menace terroriste sans précédent. Les dirigeants d’entreprises comme HomniFood et HomniFuel sont nos véritables héros.
— Des héros comme Bernard Madoff, peut-être. Ou Kenneth Lay, Hank Gruberg… Lee Kun-hee…
— Vous n’avez pas le droit d’insulter l’ensemble de la communauté d’affaires à cause de quelques malheureuses exceptions.
— Et la crise financière dont on ne finit pas de sortir, monsieur le Président ? C’est qui, qui l’a provoquée, monsieur le Président ?
Le chahut recommença. Le président se leva.
— Décorum, messieurs !
— Vous rêvez d’un monde à la Monsanto ! lança le chef du NPD.
— Et vous, vous rêvez d’un monde de fonctionnaires sans imagination qui vivent sur le BS ! lança le ministre de la Sécurité intérieure. On a vu ce que ça a donné en Ontario !
— Vous, le fondamentaliste chrétien, retournez avec vos amis créationnistes et foutez-nous la paix !
— Décorum !… Décorum !…
 
Paris, 16h43
Jessyca Hunter regardait le corps de Skinner sur le plancher. Il en était à ses dernières convulsions. Si elle avait oublié une question importante, il était maintenant trop tard pour la poser : il n’était plus en état de répondre. En fait, il n’était plus en état de faire quoi que ce soit. Pas même de respirer ni de maintenir les battements de son cœur.
Un autre qui avait cru pouvoir la manipuler ! C’était fou, cette manie qu’avaient les hommes de se croire supérieurs à cause de deux ou trois différences anatomiques marginales… C’était fou, mais c’était drôlement pratique. Ils finissaient tous par commettre une faute, par négliger leur protection.
Deux heures plus tôt, Skinner l’avait rencontrée dans le hall d’entrée du Hilton Arc de Triomphe. Il voulait lui proposer un marché, disait-il. Ils pourraient déjeuner sur place. Le repas était déjà commandé dans sa suite.
Il était possible que ce soit un piège, avait songé Hunter. Elle avait alors réalisé qu’elle ne pourrait jamais lui faire vraiment confiance. Tôt ou tard, il faudrait qu’elle l’élimine. Préférablement plus tôt que plus tard.
Après avoir hésité, elle avait quand même décidé d’accepter son invitation. Ils avaient parlé pendant près d’une heure.
Ensuite, entre le dessert et le café, Skinner s’était absenté pour aller aux toilettes. Tout ce qu’elle avait eu à faire, c’était de verser un dérivé du GHB dans son verre de vin.
Hunter n’avait pas planifié d’utiliser le GHB, ça faisait simplement partie de la trousse qu’elle gardait constamment avec elle : du GHB, un pulvérisateur de poivre de Cayenne déguisé en bâton de rouge à lèvres, un minuscule pistolet qui tenait dans un étui à lunettes, du vitriol dans un atomiseur de parfum… Quand elle avait vu l’occasion, elle l’avait saisie.
Jessyca Hunter était étonnée que le directeur de Vacuum ait commis ce genre d’imprudence. La sécurité, c’était pourtant son domaine d’expertise.
Par contre, elle n’avait pas été vraiment surprise d’apprendre que Skinner avait prévu l’éliminer au terme du repas. Pour cela, il comptait utiliser un poison neurotoxique. C’était dans la logique du personnage. Elle avait eu la chance de le battre de vitesse.
Une fois drogué, Skinner n’avait fait aucune difficulté pour répondre à ses questions. Hunter avait alors appris avec étonnement qu’il avait non seulement réussi à retrouver l’endroit où se cachait l’Institut, à Lévis, mais que F elle-même était chez Fogg depuis plusieurs jours. Et quand il lui avait expliqué le plan de Fogg pour jouer le Cénacle et l’Institut l’un contre l’autre, elle avait été impressionnée.
Même si elle ne connaissait pas tous les détails du plan, elle était certaine que ce vieux roublard de Fogg ne s’était pas contenté de prendre ses désirs pour des réalités. S’il avait un plan, c’était forcément un plan qui avait des chances de succès.
Que faire ? Ou bien elle s’empressait d’avertir madame McGuinty de ce qu’elle venait d’apprendre, ou bien…
Ou bien elle se taisait et elle attendait de voir comment les choses allaient tourner. Si le plan du Cénacle réussissait, sa relation avec madame McGuinty lui assurerait une place de choix dans l’organisation. Et si Fogg parvenait à ses fins, elle serait une des rares survivantes parmi les dirigeants du Consortium. Elle serait en position de force pour lui succéder.
Car Fogg n’était pas immortel. D’ailleurs, il ne serait peut-être même pas nécessaire de le pousser vers la tombe : la nature semblait être sur le point de s’en charger.
Une fois Skinner éliminé, ses seuls adversaires seraient Gelt, le directeur de Safe Heaven, et Daggerman. Autrement dit, rien de très sérieux : un financier et une sorte de courtier… Ils se rangeraient probablement tous les deux derrière elle pour éviter un affrontement. À moins que Daggerman ne mette un contrat sur sa tête. Lui, à la réflexion, il serait sans doute prudent de l’éliminer rapidement.
Il y avait aussi F. Celle-là, c’était probablement la plus dangereuse. Plus vite elle disparaîtrait, mieux ce serait. S’il y avait une priorité, c’était bien elle. Par chance, elle savait où elle se trouvait.
Mais avant, il y avait un détail à régler. Elle prit le cellulaire de Skinner, entra le code de déverrouillage qu’il lui avait donné et composa un message texte qu’elle envoya à la troisième adresse affichée dans la liste des contacts.
Si vous n’avez pas de nouvelles de moi d’ici deux jours, faites-la disparaître et rasez la maison.
Hunter jeta ensuite un dernier regard à Skinner, par terre. Puis elle mit le téléphone portable dans sa poche et se dirigea vers la porte. Elle le jetterait dans la Seine en retournant à son hôtel.
Désormais, quoi qu’il arrive, les choses ne pouvaient pas mal tourner. Pour la planète, peut-être. Sûrement, même. Mais pas pour elle.
 
RDI, 11h22
— La conférence de presse vient de se terminer, Pierre-Luc. Les policiers de Lévis ont expliqué que c’est à la suite d’un appel du directeur Crépeau, du SPVM, relayé par l’inspecteur-chef Lefebvre, de la ville de Québec, qu’ils ont été prévenus de la possibilité d’un attentat. Ils ont rapidement déployé du personnel autour de la raffinerie, ce qui leur a permis d’arrêter les trois écoterroristes.
— L’attentat contre la raffinerie de Lévis aurait donc été évité grâce à une information du directeur Crépeau, du SPVM ?
— C’est ce que m’a confirmé l’inspecteur-chef Lefebvre, qui a reçu l’appel du directeur Crépeau il y a deux jours.
— Eh bien ! Il faut croire que les relations Montréal-Québec ne sont pas toutes comme le racontent les médias !
 
Washington, 11h41
Tate avait donné rendez-vous à Kyle dans une des maisons de sûreté de l’agence. Avant que le président du Joint Chiefs of Staff arrive, il avait mis hors fonction tous les systèmes d’enregistrement et il avait activé un brouilleur qui assurerait la discrétion de leur conversation.
Lorsque Kyle arriva, Tate lui expliqua les précautions qu’il avait prises. Kyle hocha la tête en signe d’assentiment, ouvrit la mallette qu’il avait apportée et mit en fonction son propre brouilleur.
Tate se contenta de sourire.
— Deux précautions valent mieux qu’une ! fit Kyle. Je suis certain que tu es d’accord.
— Plus que tu le penses !
Pendant l’heure qui suivit, Tate brossa à grands traits un portrait de la situation. Il termina par les cinq personnes dont il devait s’occuper.
— Tu comprends pourquoi j’ai absolument besoin de toi ? dit-il en guise de conclusion.
— Même si on décapite leur mouvement, ça n’arrêtera pas ce qui est en marche.
— Ça va au moins empêcher de nouvelles initiatives qui pourraient empirer la situation.
Kyle réfléchit un moment avant de répondre.
— On ne peut pas prendre ça tout seuls sur nos épaules, dit-il.
— Je sais. Voici ce que je propose.
 
Montréal, SPVM, 12h04
Sur les conseils du porte-parole du SPVM, le directeur Crépeau avait accepté de rencontrer deux journalistes. Ils avaient été choisis à cause de leur sérieux. Leurs questions seraient tout sauf complaisantes, mais ils ne seraient pas de mauvaise foi. Un article paraîtrait le lendemain matin dans Le Devoir et l’entretien serait présenté le soir à la télé nationale.
Crépeau s’était octroyé une once de gros gin pour s’aider à avoir une attitude plus détendue.
La première question vint du journaliste du Devoir.
— Monsieur Crépeau, pouvez-vous confirmer que c’est vous ou votre service qui avez transmis à l’inspecteur-chef Lefebvre les informations qui ont mené à l’arrestation des terroristes qui voulaient faire sauter la raffinerie de Lévis ?
— C’est moi.
— Personnellement ?
— Oui.
— D’où teniez-vous ces informations ?
— De mon ex-collègue, l’ex-inspecteur-chef Théberge.
Il y eut quelques secondes de flottement avant la question suivante.
— L’inspecteur-chef Théberge est-il encore à l’emploi du SPVM ?
La question venait du journaliste de Radio-Canada.
— Non.
— Mais alors…
— Mon ex-collègue possédait, et possède encore, un réseau de contacts éminemment précieux. Quand il a eu connaissance de cette information, il me l’a aussitôt transmise.
— Est-ce que vous avez également accès à ce… réseau ?
— Non. Je veux dire… ce n’est pas un réseau formel, structuré… C’est une façon imagée de dire qu’il a beaucoup de contacts, dans beaucoup de milieux.
— Vous parlez d’informateurs dans des groupes criminels ?… dans des réseaux terroristes ?
— Je n’ai aucune idée de ce que sont ces contacts… Si j’avais à émettre une hypothèse, je penserais plutôt à des amis dans des services de police étrangers… peut-être dans une ou deux agences de renseignements…
— Comme la CIA ?
— Je vous ai dit déjà que je n’avais aucune idée de ce que pouvaient être ces contacts.
Un silence suivit cette déclaration. Le journaliste du Devoir en profita.
— Ça ne vous gênait pas de transmettre une information dont vous ne connaissiez pas l’origine ?
— Je fais confiance à Gonzague. Et je suis certain que les dirigeants de la raffinerie sont très heureux, aujourd’hui, que je lui aie fait confiance… Malgré la façon dont il a été traité dans les médias.
— Vous croyez qu’il n’a pas été traité correctement ?
— Je vous laisse en juger.
Le journaliste de Radio-Canada reprit l’initiative de l’entrevue.
— Ce qui m’intrigue, c’est que vous ayez pu prévenir l’attentat de la raffinerie de Lévis, mais pas celui dans l’est de Montréal.
— C’est simple, on n’a pas eu d’information spécifique comme quoi elle était visée. On a quand même déployé des effectifs pour la protéger, comme pour toutes les autres, mais il n’y a pas grand-chose à faire contre un missile.
— Sauf l’empêcher d’entrer sur notre territoire.
— Cette question relève de la GRC et des autorités fédérales. Je suis certain que leur porte-parole se fera un plaisir de répondre à vos questions sur ce sujet.
Le journaliste du Devoir profita de l’hésitation de son collègue pour reprendre la parole.
— J’aimerais revenir à l’inspecteur Théberge.
— L’ex-inspecteur-chef Théberge, vous voulez dire ?
— Bien sûr… Plusieurs personnes de son entourage semblent avoir disparu. Victor Prose, Lucie Tellier… Vous savez ce qui leur est arrivé ?
— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’elles ne sont pas placées sous la protection de la police, qu’elles ne font l’objet d’aucun mandat d’amener et que, par conséquent, le SPVM n’a aucune raison d’être informé de leurs déplacements.
— Et personnellement ?
— Je n’ai pas la moindre information quant à l’endroit où se trouvent ces personnes.
— Qui pourrait le savoir ?
— Aucune idée.
— Cela ne vous intrigue pas ?
— Par les temps qui courent, j’estime que la planète nous fournit une ample provision de sujets d’étonnement. Des sujets autrement plus graves que les déplacements impromptus de personnes parfaitement libres de leurs mouvements.
 
Washington, 13h58
La rencontre devait durer dix minutes : le Président avait un horaire particulièrement chargé. Aussi, Tate décida d’utiliser une approche-choc.
— Monsieur le Président, on a dans les mains une crise à côté de laquelle la dernière crise financière fera figure de note de bas de page dans les manuels d’histoire. En résumé, il y a sept choses que vous devez savoir. Un : le terrorisme islamiste et le terrorisme écolo sont tous les deux manipulés par les mêmes gens. Deux : ces gens contrôlent également HomniFood, HomniFlow et les autres entreprises de l’Alliance. Trois : ce sont ces compagnies qui ont lancé l’épidémie de peste grise et de champignons tueurs de céréales. Quatre : ces gens sont environ cinq mille et ils occupent des postes de pouvoir dans des gouvernements, des médias, des agences de renseignements et des multinationales un peu partout sur la planète. Plusieurs sont également membres des fameux Dégustateurs d’agonies. Cinq : ils ont un réseau de refuges qui couvre la planète en prévision de l’apocalypse qu’ils préparent. Six : plusieurs Américains éminents font partie de ce groupe, qui se définit lui-même comme l’élite de l’humanité ; certains font même partie de votre administration ; il y a aussi un général cinq étoiles, le propriétaire d’une chaîne de médias qui a contribué largement à votre caisse électorale… et un des leaders religieux les plus charismatiques du pays.
Tate fit une pause.
— Vous avez annoncé sept éléments, fit calmement le Président. Vous en avez mentionné six.
— Le septième, c’est le plan pour faire face à la situation. Un plan dont nous pourrions être partie.
— Dirigé par qui ?
— Pas par les États-Unis.
— Par quel pays ?
— Il n’est pas… dirigé par un pays.
Devant le regard insistant du Président, il ajouta :
— Je sais que ça paraît difficile à croire. Et je vous jure que je ne suis pas sous l’effet de substances illicites.
Le Président se tourna vers Kyle.
— Je corrobore tout ce qu’il a dit, fit Kyle. Et je ne suis pas non plus sous l’effet de… substances.
— Et ce n’est pas parce que vous avez tous les deux servi sous l’ancienne administration ? fit le Président.
— Je vous jure que ce que Tate…
Le Président l’interrompit d’un geste et sourit légèrement.
— Laissez.
Puis, sur un ton redevenu froid et efficace :
— J’imagine que vous avez la liste des gens impliqués dans cette… conspiration ?
Tate déposa une feuille devant lui.
— Ce sont les vingt personnes les plus importantes, dit-il. Les cinq premières ont la citoyenneté américaine.
Le Président parcourut la feuille des yeux.
— Je vois que mon nom n’y apparaît pas, dit-il. C’est déjà ça !
— Je pense que nous allons avoir besoin de plus de dix minutes, fit Tate. C’est pour ça que je vous ai présenté les choses de façon un peu abrupte.
— J’apprécie la concision… À part vous deux, qui est au courant ?
— Ici, aux États-Unis, personne. À part Bartuzzi et Snow. Ils ont eu droit à une version expurgée.
— Et ailleurs ? demanda le Président.
— Je ne suis pas sûr. Quelques-uns en Grande-Bretagne, en France…
— Nous disposons de combien de temps ?
— La première phase du plan sera déclenchée dans moins de vingt-quatre heures. Des opérations préparatoires auront lieu un peu plus tôt.
— D’accord. Vous avez trente minutes pour m’expliquer tout ça.
 
CNN, 14h02
… la moitié de la ville de Boston est présentement en voie d’être évacuée à cause d’une menace d’attentat contre le port méthanier. Des terroristes se sont emparés des codes de sécurité de l’usine de traitement du gaz. Ils menacent de la faire sauter si le gouvernement ne décrète pas un arrêt de toutes les activités de raffinage sur le territoire américain d’ici quarante-huit heures…
 
Washington, 14h27
Le Président avait écouté la présentation de Tate sans émettre le moindre commentaire. L’exposé avait duré vingt-sept minutes. Tate avait couvert à la fois la nature du complot mis au jour, le plan qu’avait préparé Blunt ainsi que le rôle et l’origine de l’Institut.
Lorsqu’il eut terminé, le Président se leva et marcha dans son bureau pendant près d’une minute.
— Puisque vous aimez les choses précises, dit-il finalement, j’ai cinq questions pour vous. Voici la première : si j’ai bien compris, vous ne connaissez pas tous les détails de ce plan ?
— Non.
— Deuxième question : à court terme, il y aurait deux urgences : neutraliser les deux bases d’Hawaï et du Nevada… et disposer des cinq personnes qui sont sur la liste ?
— C’est ça.
— Troisième question : vous proposez que je vous donne carte blanche, en échange de quoi vous me tenez informé et vous vous engagez à prendre tout le blâme en cas de complications ?
— Oui.
— Vous vous rendez compte que c’est précisément le genre de magouilles que j’ai toujours dénoncées ?
— Rien ne vous empêche, une fois l’opération terminée, de rendre publiques les mesures que vous avez cru nécessaire de prendre.
— Quatrième question : vous faites confiance à ce point aux gens qui ont élaboré ce plan ? Au point de l’accepter même si vous ne connaissez pas tous les détails ?
— Ils m’ont donné à plusieurs reprises des preuves de leur efficacité. Ce sont eux qui m’ont fourni l’identité des personnes qui allaient être la cible d’attentats… Il y a présentement quatre tentatives qui ont été déjouées. Par ailleurs, je sais que des gens qui occupent des positions similaires à la mienne, en France, en Allemagne et en Angleterre – et sans doute ailleurs –, leur font également confiance pour d’autres opérations incluses dans le plan.
Le Président rumina la réponse pendant quelques instants.
— Cinquième question, fit-il. Qu’est-ce que vous envisagez de faire pour ces cinq personnes ?
— Je suggère que nous n’entrions pas dans ce type de détails.
— En fait, intervint Kyle, cette partie de l’opération est déjà en cours… Mais je peux donner un coup de fil pour l’interrompre. Si vous préférez adopter une autre approche…
— Vous pouvez également choisir de vous concentrer sur les problèmes plus macros et nous laisser régler les détails, intervint Tate.
— Quel type de problèmes macros ?
— Comment interrompre l’escalade, dans les médias et dans l’opinion publique. Parce que ça nous mène directement à une guerre avec la Chine… Il faudrait aussi effectuer le nettoyage qui s’impose dans l’armée et contacter votre homologue chinois pour lui expliquer la situation. Lui fournir le nom du général chinois qui est impliqué dans le même complot que le général Leslie Grove… Une autre tâche urgente, c’est de réduire la tension avec les musulmans pour limiter les incidents dans nos villes.
— Ce qui m’inquiète le plus, dit le Président, c’est cette épidémie de peste grise. Êtes-vous sûr qu’ils vont pouvoir fournir un antidote ? Quand je pense à mes enfants…
— Si la prise de contrôle des entreprises de l’Alliance se déroule comme prévu… et s’ils trouvent le laboratoire où sont effectuées les recherches sur le champignon…
Le Président resta silencieux un bon moment.
— D’accord. Je vous donne carte blanche pour quarante-huit heures. Et vous me tenez informé le plus souvent possible des développements en cours.
 
Brecqhou, 19h53
Moh et Sam étaient impressionnés par l’efficacité des hommes du MI5. À l’aide de données satellite, ils avaient pu découvrir qu’un yacht avait quitté la résidence de Killmore au moment de l’attaque. Mieux encore : en fouillant dans les enregistrements des heures suivant son départ de l’île, ils avaient pu suivre son trajet jusqu’à la petite île de Brecqhou.
Officiellement, l’île était encore la propriété de riches milliardaires britanniques, même s’ils n’y habitaient plus, lassés de leurs querelles avec le Seigneur de Sercq. Brecqhou était maintenant louée à une entreprise anglaise qui appartenait à une autre entreprise, elle-même enregistrée dans un paradis fiscal.
En Angleterre, les milliardaires de Brecqhou n’étaient pas exactement du menu fretin. Avant d’autoriser le groupe d’intervention à investir les lieux, Finnegan avait senti le besoin de se couvrir en téléphonant à son supérieur, lequel avait jugé préférable d’appeler le directeur du MI5.
L’autorisation avait ensuite redescendu les échelons hiérarchiques. Au total, cela avait pris plus de deux heures. Deux heures de perdues. Heureusement, sur les dernières images satellite, le Rapa Nui était toujours amarré au pied de la falaise où trônait la résidence principale de l’île.
Les deux hélicoptères réquisitionnés à l’aéroport de Forest s’étaient posés sans encombre dans la cour de la résidence principale de Brecqhou, sur le haut de la falaise. Le groupe d’intervention ne rencontra aucune résistance quand il investit la place. En moins de trente minutes, les agents du MI5 avaient fait le tour des pièces et trouvé six personnes : cinq employés affectés à l’entretien et Maggie McGuinty.
Une fois de plus, Killmore semblait leur avoir échappé. Ni les employés ni madame McGuinty ne savaient où il était.
— Il y a sûrement une bibliothèque quelque part, fit Moh.
Ils en découvrirent trois : une qui couvrait le mur entier d’un salon, une autre dans un bureau et une troisième dans la chambre de Killmore. Ce fut la troisième qui leur permit de comprendre de quelle manière Killmore avait une fois de plus disparu. Un ascenseur les amena dans un sous-sol situé au niveau de la mer.
Pourtant, ils n’avaient vu aucune embarcation quitter l’île. La seule explication était qu’il avait dû utiliser un sous-marin de poche.
— Tu n’as pas l’impression qu’il a trop regardé de films de James Bond ? demanda Moh.
— Au moins, il n’y a pas de requins.
 
Bloomberg TV, 20h06
… en Ukraine. À la suite de cette découverte, le prix du blé a connu une hausse brutale. Le champignon tueur de céréales, dont on croyait l’épidémie contenue, semble connaître une nouvelle phase d’expansion. En deux jours, c’est le quatrième nouveau foyer d’infestation qui est signalé…
 
Brecqhou, 20h35
Des six personnes appréhendées, cinq avaient été relâchées. On leur avait simplement demandé de ne pas quitter l’île au cours des prochaines vingt-quatre heures. La sixième personne était madame McGuinty. Moh et Sam l’avaient amenée dans le grand salon du premier étage.
— Où pensez-vous que Killmore soit parti ? demanda Sam.
— Je vous l’ai déjà dit, répondit la femme, je n’en ai aucune idée. Lord Killmore est une pure relation d’affaires qui a eu l’amabilité de me recevoir dans cette résidence secondaire pour quelques jours.
— Quel genre d’affaires traitez-vous avec Lord Killmore ?
— Je n’ai toujours pas aperçu le moindre mandat. Je ne vois donc pas pour quelle raison je répondrais à vos questions.
— Et si je vous montrais des courriels, plutôt ? Ceux que vous échangiez avec Lord Killmore quand vous vous occupiez du laboratoire de Lyon ? Ça vous suffirait ?
Maggie McGuinty ne réussit pas à dissimuler complètement sa surprise.
— Il y a aussi ceux que vous lui avez expédiés pour le tenir au courant des progrès de votre exposition.
La femme fit une pause avant de répondre.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle d’une voix froide, avec une pointe d’ironie.
— Savoir où est Killmore.
— Je vous l’ai dit, je n’en ai aucune idée. Il m’avait prévenue qu’il devait partir, mais comme son yacht est encore amarré au quai… Je croyais qu’il était dans ses appartements.
— Est-ce que vous pouvez le contacter ?
— C’est lui qui doit me contacter dans quelques jours pour me dire où le rejoindre.
— S’il est sur un des refuges de l’Archipel, je doute qu’il vous appelle. Dans vingt-quatre heures au plus tard, toutes les personnes présentes dans ces refuges seront arrêtées.
Sam observait avec intérêt les réactions de madame McGuinty. Malgré les révélations qu’il lui avait assénées, elle continuait de garder une certaine contenance.
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler, dit-elle.
— Je parle des quarante-huit endroits répartis sur la planète que vous appelez probablement l’Archipel.
— Si vous parlez des clubs Med…
— Je parle de clubs Med pour milliardaires, multi-millionnaires à la rigueur, et certains de leurs petits amis… Les endroits où ils entendent se réfugier dans les prochains jours.
La contenance de madame McGuinty commençait à se fissurer. Elle changeait progressivement de tactique, passant du déni au défi et à la dérision.
— Si jamais une telle chose existait, vous ne pourriez pas intervenir partout.
— Nous sommes au courant des vraies activités d’HomniFood et des autres entreprises de l’Alliance. Nous savons que ce sont leurs laboratoires qui ont mis en circulation la peste grise et le champignon tueur de céréales.
— Et alors ?… Il y a trop de gens importants impliqués. Trop de gens riches et haut placés… Vous ne pourrez pas les arrêter.
— Possible. Mais les foules vont exiger des coupables. J’imagine que la responsable des Dégustateurs d’agonies serait à leurs yeux une excellente candidate… Tenez-vous vraiment à faire partie des personnes sacrifiées ?
 
Paris, 21h48
Théberge était seul dans le salon avec Chamane. Poitras et Lucie Tellier étaient retournés dans le bureau pour revoir une dernière fois les transactions qu’ils avaient préparées. Quant à Blunt, il s’était isolé dans la salle à manger avec son jeu de go : il avait besoin de réfléchir.
Même Prose s’était absenté pour acheter des journaux. Chamane avait eu beau lui dire qu’il pouvait trouver tout ce qu’il voulait sur Internet, Prose avait tenu à sortir. Vingt-quatre heures enfermé, c’était le plus qu’il pouvait supporter. Et puis, un journal sur un écran, ce n’était pas vraiment un journal.
Théberge consultait des sites d’information sur l’actualité québécoise à partir de l’ordinateur portable de Chamane.
— Vous pouvez le prendre, avait dit ce dernier. Ce qui reste à faire, je peux le faire sur mon iPhone.
En découvrant qu’il y avait eu des cas de peste grise à Montréal, Théberge pensa tout de suite aux gens dont il était proche : Pascale, Graph, Margot et son mari… Faisaient-ils partie des victimes ? Se pouvait-il qu’on continue d’attaquer ses amis pour l’atteindre ?
Il décida de téléphoner à Crépeau.
— Tu n’as jamais appelé aussi souvent que depuis que tu es à la retraite, fit Crépeau.
— Je sais. La retraite, t’as pas idée comme c’est épuisant.
— Tu devrais revenir travailler. Tu pourrais te reposer.
— J’y pense.
— Quand on choisit de devenir un héros, il faut accepter ce qui vient avec.
— C’est quoi, ces balivernes ?
— Avec ta photo dans les revues françaises, sur les sites Internet des journaux, à la télé…
Théberge grogna quelques protestations, puis il lui demanda de lui parler des trois cas de peste grise.
Crépeau le rassura : aucune des personnes qu’il connaissait n’avait été visée. Les trois victimes faisaient partie d’un groupe de touristes qui avaient effectué un voyage aux États-Unis. Curieusement, aucun autre membre du groupe n’était atteint pour le moment – ce qui, d’une certaine façon, était rassurant : cela signifiait que la maladie n’était pas aussi contagieuse que les médecins le craignaient.
Théberge apprit également que l’attentat contre la raffinerie de Lévis avait été évité. Celui dans l’est de Montréal, par contre, avait réussi en partie : un seul réservoir avait été atteint, mais toute la raffinerie avait été fermée et les environs évacués.
— Les noms que je t’ai communiqués ? demanda Théberge.
— Un des deux a été victime d’un attentat. La GRC a réussi à mettre l’autre à l’abri.
 
BBC, 15h57
… annonce que deux attentats terroristes contre des personnalités éminentes du pays ont été déjoués. Le Yard refuse de donner plus de précisions pour le moment, mais il promet que d’ici quelques jours…
 
Paris, 21h59
Théberge avait à peine raccroché que Prose revenait avec une brassée de journaux sous un bras, un sac dans l’autre. Il mit délicatement le sac sur la table, à côté du portable.
— J’ai pensé à vous, dit-il à Théberge.
Après avoir déposé les journaux, il sortit deux bouteilles de vin du sac.
— Côte Rôtie Guigal 1998, fit Théberge en examinant une des bouteilles. On devrait y survivre.
— Je me suis dit que la nuit risquait d’être longue, reprit Prose. Que ça méritait une forme d’encouragement.
Blunt arriva dans le salon une dizaine de minutes plus tard et jeta un œil aux deux bouteilles de vin.
— Je vois que vous n’avez rien oublié, dit-il.
Comme il s’assoyait dans un fauteuil, Lucie Tellier et Poitras arrivaient à leur tour.
— La fermeture du détroit d’Ormuz continue de faire monter le prix du pétrole, dit Poitras.
— Il est à combien ? demanda Blunt.
— Un peu en haut de deux cents… Il y a des gens qui font des tonnes d’argent.
— Les pétrolières font toujours de l’argent, répliqua Chamane sur un ton désabusé.
— Je ne parle pas des pétrolières. Je parle de ceux qui ont acheté des call à soixante, soixante-cinq ou soixante-dix dollars… Ceux qui leur ont vendu les options sont maintenant obligés de leur vendre le pétrole à ce prix-là, quitte à l’acheter à plus de deux cents… Mais le plus étrange, c’est qu’ils ne l’aient pas vendu quand le prix est monté à cent vingt… ou cent cinquante.
— Ils savaient que le prix allait continuer de monter, conclut Chamane.
— Et qu’il allait y avoir d’autres attentats, ajouta Blunt… Est-ce qu’on peut suivre la piste de l’argent ?
La question s’adressait à Poitras.
— Je vais avoir besoin d’aide.
En disant cela, il regardait Chamane.
— Chaque fois qu’il y a un problème, fit ce dernier, on appelle le département des miracles.
— On verra ça plus tard, reprit Blunt. Pour le moment, j’ai besoin de savoir où vous en êtes.
— On a revérifié tous les documents qui ont été transmis par F, répondit Poitras. Si Chamane et son amie pirate sont capables de faire les miracles qu’il dit, ce sera la plus grande opération financière jamais réalisée.
— Pourquoi est-ce que tout le monde doute toujours de ce qu’on peut faire ? protesta Chamane. Est-ce que je pose des questions sur la valeur des documents que vous voulez transférer un peu partout sur la planète ?
Chamane avait essayé de donner un ton ironique à sa question, mais on sentait une réelle frustration.
— Personne ne remet en doute vos compétences, à toi et à ta collègue, crut bon d’expliquer Blunt sur un ton apaisant. C’est seulement que ça paraît surprenant qu’on puisse faire tout ça en aussi peu de temps.
Man, il va falloir que le monde se réveille ! On vit à l’ère des ordinateurs et des satellites…
— Si tout est prêt, l’interrompit Blunt, on va procéder à minuit. Minuit heure de Greenwich. On peut faire ça ?
— Sûr qu’on peut faire ça ! On peut aussi le faire à minuit trois minutes et huit secondes…
— Et quand tu vas lancer l’opération, ça va prendre combien de temps ?
— Le temps d’envoyer un message à Norm/A et qu’elle appuie sur « Enter ».
— Ce n’est quand même pas instantané, fit Poitras.
— Non, ça devrait prendre au moins six ou sept secondes.
— D’accord, fit Blunt, désireux de mettre un terme à la discussion. Tu peux envoyer le message à Norm/A. Dis-lui de faire « Enter » à minuit.
Sans répondre, Chamane prit son iPhone, fit défiler deux pages d’icônes et appuya sur l’une d’elles qui avait la forme d’une tête de pirate.
— Ça y est, dit-il.
Puis il ajouta, voyant dans les regards la question que plusieurs n’osaient poser :
— Ça s’appelle programmer. Mon iPhone a envoyé un message à mon ordinateur, qui va envoyer un message à Norm/A pour lui confirmer que les dossiers qu’on a préparés sont OK. Elle sait déjà sur quel site installer chacun. À minuit, elle va appuyer sur Enter et son programme à elle va s’exécuter.
Chamane regarda Blunt.
— Maintenant, je peux aller dormir ?
— Je pense que c’est une bonne idée, fit Blunt.
Chamane se dirigea vers la porte.
— Si vous avez besoin d’un autre miracle au cours de la nuit, dit-il sans se retourner, vous savez où me joindre.
Quand il fut sorti, Blunt se tourna vers Théberge et Prose.
— Je vous ai demandé de rester parce que je trouve utile d’avoir un regard extérieur. Quelqu’un qui est assez informé pour comprendre ce qui se passe, mais sans être absorbé par le travail quotidien…
Un léger bourdonnement se fit entendre. Blunt consulta son iPhone. Un message de Mélanie :
ta u mon msg ?
Blunt tapa une brève réponse.
Quel message ?
Il mit ensuite son iPhone à sa ceinture.
— Alors, je vous écoute, reprit-il. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?
Les deux hommes se regardèrent.
— Qu’est-ce que vous ne contrôlez pas ? demanda Prose.
— On ne contrôle pas les actions des hommes politiques et des militaires, répondit Blunt. On ne contrôle pas les réactions des foules et le jour sous lequel les médias vont présenter l’information.
— Ni la façon dont les marchés financiers et l’économie vont réagir, ajouta Poitras.
— Ni ce qui sera rendu public, ajouta Blunt. Ni les incidents qui peuvent se produire pendant les opérations…
Il fut interrompu par un nouveau bourdonnement du iPhone.
Jt twitté. T la kan ?
Que pouvait-il lui répondre? Après avoir hésité quelques secondes, il écrivit simplement :
Suis toujours pas sur Twitter. Je te rappelle.
Puis il remit le iPhone à sa ceinture.
— Vous ne contrôlez pas non plus la façon dont les gens de l’Archipel vont réagir, fit alors Théberge.
— C’est vrai, répondit Blunt. On va couper une grande partie de leurs moyens financiers et criminels, mais on ne sait pas tout ce qu’il peut leur rester.
— Et vous ne savez rien de l’Arche, reprit Prose. Ni ce qu’elle est, ni où elle est, ni ce qui s’y trouve.
Théberge regarda Blunt avant d’ajouter :
— J’espère que vous ne comptiez pas sur nous pour vous remonter le moral…
Ce dernier fut dispensé de répondre par l’arrivée d’un nouveau message :
Ten fo 1
Toulmnd na 1
 
www.toxx.tv, 16h33
… que tous les incendies de forêt qui ont ravagé la Californie sont d’origine terroriste. Ça ferait partie d’une stratégie globale pour détruire les États-Unis. D’après un responsable haut placé dans les services de renseignements américains, ils auraient arrêté l’homme qui a vendu les bombes au phosphore aux terroristes…
 
Washington, 16h35
Percy Randall savourait le plaisir toujours ambigu de se regarder à la télé. Autant il était flatteur d’appartenir à la classe des gens qui existent vraiment, la classe de ceux qui passent à la télé, autant il craignait chaque fois qu’un geste ridicule, qu’un mauvais angle de caméra, qu’un tic, qu’un bredouillement vienne affecter de façon négative son image.
— Monsieur Randall, avez-vous la confirmation officielle de cette information ?
— Non. Ils ont fait leur truc habituel. Quand ils veulent qu’une information sorte sans en prendre la responsabilité, ils refusent de confirmer, mais ils refusent de démentir.
L’image revint au chef d’antenne, qui se tourna vers la caméra à sa droite.
— Nous tournons maintenant notre attention vers les soubresauts du marché pétrolier…
Randall sourit. Le chef d’antenne continuait d’utiliser le vieux truc qu’il avait adopté au début de sa carrière : se tourner vers une autre caméra en disant « Nous nous tournons maintenant vers… »
Randall prit une gorgée de scotch et regarda vers l’entrée du bar. Toujours pas de nouvelles de Paige. Il consulta son BlackBerry : pas de message… Pourvu qu’il ne lui fasse pas faux bond !
Les informations que Paige lui avait promises sur l’implication des Chinois avaient emballé toute l’équipe à la réunion de production. Le chef d’antenne lui avait accordé le premier segment du bulletin de nouvelles, avec le tiers du segment en gros plan sur lui. Suivrait, douze minutes plus tard, une table ronde de quatre minutes pour approfondir le sujet avec un spécialiste de la Chine et un militaire expert en stratégie…
Paige avait maintenant plus d’une demi-heure de retard. Peut-être n’avait-il pas aimé sa prestation ? Il avait eu largement le temps de la voir puisqu’elle repassait à tous les bulletins d’informations depuis celui de midi.
Randall prit la dernière gorgée de scotch qui restait dans son verre. Comme il reportait son regard sur la télé, le chef d’antenne s’interrompit brusquement ; un technicien entra dans le champ de la caméra pour lui remettre un papier.
Encore un truc pour dramatiser, songea Randall. Le message aurait pu apparaître sur un des deux écrans de télé incrustés dans son bureau. Il aurait également pu lui être soufflé à l’oreille.
Le chef d’antenne prit quelques secondes pour lire. Puis il regarda la caméra.
J’apprends à l’instant qu’un accident majeur est survenu. Un avion piloté par le propriétaire de Levitt Media, Clyde Levitt, aurait explosé en vol. Le révérend Boswell, le général Leslie Grove, le chef du Department of Homeland Security, Tyler Paige, ainsi que l’ex-vice-président des États-Unis, compteraient parmi les victimes. Le groupe se rendait à l’une des résidences de Levitt, dans les Antilles, pour participer à une séance de travail de trois jours sur les moyens susceptibles d’améliorer la lutte contre le terrorisme…
Un serveur vint demander à Randall s’il désirait un autre verre. Ce dernier répondit que oui sans quitter la télé des yeux. Si Paige était mort, ça voulait dire qu’il n’aurait plus d’autres informations. Son entrevue en premier segment était à l’eau.
Il fallait qu’il réfléchisse. Il y avait sûrement un moyen de tout sauver.
… Bien qu’il soit trop tôt pour formuler une hypothèse, il est clair que celle d’un attentat terroriste est la première qui vient à l’esprit…
— C’est ça ! ne put s’empêcher de dire Randall à voix haute.
Il allait raconter ses derniers moments avec Paige, exposer ce qu’il avait commencé à lui dire sur l’implication des Chinois dans le terrorisme !
C’étaient peut-être eux qui l’avaient éliminé pour l’empêcher de parler. Et s’ils étaient prêts à sacrifier tous les gens qui voyageaient avec lui pour le faire taire, c’était que les révélations qu’il aurait pu faire étaient vraiment dévastatrices.
Pour se protéger, il prétendrait se contenter de relater ce que Paige lui avait dit. De toute façon, qui pourrait le contredire ? Et, au besoin, il embellirait. Il pourrait même étirer les révélations sur deux ou trois jours. Il faudrait qu’il voie avec la production…
Finalement, c’était encore mieux que si Paige lui avait fait ces fameuses révélations : il demeurait entièrement libre de ce qu’il allait dire et de la manière dont il allait traiter son sujet.
 
Fort Meade, 17h11
Spaulding déposa sur le bureau de Tate un projet de communiqué sur l’accident d’avion. Il importait de contrer le plus rapidement possible les rumeurs sur l’origine terroriste de l’explosion. Sans exclure tout à fait l’hypothèse de l’attentat, pour ne pas avoir l’air de vouloir l’enterrer à tout prix, le communiqué expliquait que la piste privilégiée par les enquêteurs était celle d’un bris mécanique, possiblement lié à une erreur humaine commise par l’équipe d’entretien.
Après avoir lu le communiqué, Tate le redonna à Spaulding.
— OK… Des nouvelles de Boston ?
— Les terroristes ont accordé un délai supplémentaire de vingt-quatre heures pour donner le temps au gouvernement de répondre à leur demande.
— C’est dans leur intérêt que ça se prolonge. Avec la moitié de la ville évacuée, ils font la une de tous les médias… Qu’est-ce que disent nos hackers à nous ?
— Ils pensent pouvoir court-circuiter le contrôle des terroristes sur le fonctionnement de l’usine. Mais ça va prendre un certain temps.
— Est-ce qu’il y a danger que ça fasse tout sauter ?
— Paraît que non… Mais il y a un autre problème.
— Quoi encore ?
— Comme ils sont obligés de tout fermer, ça va prendre une ou deux semaines pour redémarrer l’usine.
— Je me fous qu’elle reste fermée jusqu’à la fin du prochain siècle ! La seule chose qui importe, c’est qu’elle n’explose pas… Cette idée, aussi, de construire un port méthanier dans une zone habitée !
— Le département de l’Énergie dit que ça va mettre une pression supplémentaire sur nos réserves.
— Le département de l’Énergie est contrôlé par des multinationales qui veulent extraire jusqu’au dernier cent de n’importe quel investissement, peu importe ce qui arrive ensuite… Dis à nos hackers d’agir aussitôt qu’ils sont prêts.
Tate fut interrompu par la sonnerie du téléphone. Il écouta quelques secondes, se contenta de répondre « Entendu », puis il raccrocha.
— The Mad Warden, dit-il. On est convoqués à dix-neuf heures. Réunion restreinte du NSC.
— On ?
— Tu viens avec moi. C’est déjà réglé avec le Président.
Puis il ajouta avec un sourire :
— Il faut bien que tu fasses ton entrée dans le grand monde un jour ou l’autre !
 
Sur l’Atlantique, 17h36
Killmore était resté moins d’une heure dans le sous-marin de poche. Au large de Saint-Malo, il était monté à bord du yacht qui allait l’emmener jusqu’à l’Arche.
Quand il apprit que l’avion de Levitt avait explosé, il sut tout de suite que ce n’était pas un accident. L’élimination de cinq des vingt personnes de la direction du Cénacle était un contretemps significatif. Mais il ne servait à rien de gaspiller temps et énergie à regretter ce qui ne pouvait être changé. Il fallait plutôt voir de quelle manière il pouvait tirer parti des événements.
Il prit le téléphone et appela Heath pour lui communiquer ses instructions.
— Le plus rapidement possible, dit-il avant de raccrocher.
Puis il murmura pour lui-même :
— J’ai hâte de voir comment ils vont se débrouiller avec ça.
 
Fox News Channel, 17h43
… le Président serait sur le point d’autoriser un certain nombre d’opérations aériennes. Une rumeur persistante veut que La Mecque soit parmi les premiers objectifs visés par les représailles, de même que certaines installations pétrolières chinoises. Les zones tribales, à la frontière du Pakistan et de l’Afghanistan, feraient également…
 
Guernesey, 23h11
Le lieu ressemblait à un aréna miniature. Il y avait des petits espaces avec fauteuils, en gradins, tout le tour de la scène. On aurait dit une piste de cirque. Un simple cordon attaché à des poteaux, comme dans les files d’attente, séparait le public du spectacle.
Au-dessus des fauteuils, tout le tour de la pièce, des loges surélevées dotées de vitres opaques permettaient à certains membres privilégiés de voir le spectacle sans être vus.
Sam inspectait les lieux avec Finnegan, le responsable du MI5. L’adresse de ce local était la première information que leur avait donnée Maggie McGuinty. Elle était demeurée à Brecqhou, sous la surveillance de Moh.
À l’étage, ils n’avaient rien trouvé de particulier : une cuisine, quelques chambres et un immense salon pour justifier les réceptions qu’on y donnait. Au sous-sol, c’était autre chose. Il y avait d’abord cette pièce, qui permettait aux membres d’assister en direct aux « dégustations ». Elle était maintenant vide.
Plusieurs des loges étaient également vides. La dernière qu’ils visitèrent était la loge VIP. En plus de la fenêtre permettant de voir les « dégustations », elle était dotée d’un écran mural géant et d’une discothèque contenant plus d’une centaine de « dégustations » enregistrées sur DVD.
Sam en mit un dans l’appareil. Un titre apparut sur l’écran :
Entre nous, le courant passe.
L’écran vira au noir pendant plusieurs secondes, puis l’image d’un couple enlacé, complètement enveloppé de bandelettes, apparut à l’écran. Ils reposaient sur un lit. Des mouvements à la surface des bandelettes témoignaient qu’ils étaient encore vivants. Ou, du moins, qu’ils bougeaient encore.
Suivit un gros plan sur des fils qui émergeaient des bandelettes à la tête et aux pieds.
 
La réalité est souvent électrisante. Mais nous oublions parfois d’inverser la polarité, tellement nous sommes ligotés dans nos habitudes.
 
La voix était celle de Maggie McGuinty.
Sam et Finnegan regardaient la scène, anxieux de voir la suite, pressentant que ce qui suivrait n’était pas une simple mise en scène esthétique.
 
Le sexe est ce qu’il y a de plus électrisant, ce qui nous pousse au-delà de nous-même. Mais ce n’est pas tout le monde qui a la force de supporter son intensité.
 
Subitement, les deux corps se mirent à vibrer. De plus en plus fortement. Sam arrêta l’appareil et se tourna vers Finnegan.
— Je pense qu’on en a assez vu.
 
Paris, 0h47
Inutile de perdre du temps à courir à l’autre bout de Paris, avait dit Blunt. C’est pourquoi Prose se retrouvait dans une chambre de l’hôtel du Louvre. Si jamais il y avait une urgence, il ne serait pas à la merci des métros – ou de la grève des métros – et des bouchons de circulation. L’hôtel était à une quinzaine de minutes à pied de chez Poitras.
Aussitôt qu’il était arrivé, Prose avait essayé de dormir. Mais il n’y avait rien à faire : tout l’univers qu’il découvrait se bousculait dans sa tête. Une question lui revenait sans cesse à l’esprit : comment était-il possible de rendre compte d’une situation aussi complexe dans une œuvre littéraire ? Si le roman avait entre autres comme pouvoir de rendre compte d’une époque, comment pouvait-il le faire à une époque où la moindre situation locale se trouvait enchevêtrée à mille autres, elles-mêmes déterminées, souvent à l’insu de leurs acteurs, par un réseau mondial d’autres situations locales ?
Après avoir tourné pendant une demi-heure dans son lit, il s’était levé pour regarder la télé. C’est onze minutes plus tard, en zappant d’un poste à l’autre, qu’il tomba sur la fin de la déclaration des Djihadistes du Califat universel.
… de manière à démontrer que nul n’est à l’abri de la vengeance d’Allah. Où qu’ils se cachent, les Croisés occidentaux et leurs alliés sionistes seront frappés. Ils seront frappés aussi sûrement que les Palestiniens impuissants qui regardent tomber les bombes israéliennes. Leur civilisation impie sera détruite. Seul l’islam est capable de construire une civilisation qui respecte la planète, les êtres humains et la volonté d’Allah.
Prose écouta le reste de la déclaration des terroristes avec une perplexité croissante. C’était quoi, cette fusion des écologistes et du fondamentalisme islamiste ? Une façon supplémentaire de brouiller les pistes ?
… ces cinq personnes sont les premières victimes. D’autres suivront. Aucun avion n’est à l’abri du bras vengeur du djihad. Aucun navire. Aucun véhicule…
Les victimes étaient les cinq Américains qui apparaissaient sur la liste des vingt administrateurs secondaires les plus importants d’HomniCorp. Il y avait peu de chances que ce soient des terroristes qui les aient fait disparaître.
L’hypothèse la plus probable était qu’il s’agissait d’une opération américaine. Ce qui voulait dire que les gens de l’Alliance avaient réagi au quart de tour pour imposer leur interprétation de l’événement. Pour l’utiliser à leurs propres fins… C’était une brillante opération de spin.
Prose décida d’appeler à la chambre de Blunt.
 
Hampstead, 23h38
F avait passé la journée à assimiler tout ce qu’elle pouvait des archives de Fogg. Alternant les phases de travail avec de brèves interruptions pour manger un morceau et prendre des informations de Monky, elle avait réussi à se tracer un portrait assez précis de la stratégie que Fogg avait élaborée.
La priorité, c’était de disposer, dès les premières heures, des principaux opposants parmi les dirigeants du Consortium. Daggerman et Gelt ne posaient pas vraiment de problème : le premier vivait pratiquement cloîtré chez lui et le second avait un horaire dont la précision relevait de l’horlogerie suisse. Skinner et Hunter, par contre, semblaient insaisissables. Il fallait qu’elle trouve un moyen de les amener à un endroit précis, à un moment précis. Si possible en même temps.
Le plus simple était de les convoquer à une réunion en se faisant passer pour Fogg… même s’il y avait déjà eu beaucoup de réunions en très peu de temps.
En arrivant dans la cuisine, elle vit Monky qui prenait un thé.
— Quoi de neuf ? demanda-t-elle.
— Les opérations de Guernesey et de Brecqhou ont réussi. À un détail près : Killmore s’est échappé.
Monky l’informa ensuite rapidement de la manière dont Tate avait choisi de disposer du problème des cinq dirigeants dont il avait la responsabilité.
— Une solution typiquement américaine, se contenta de dire F.
— Jusqu’à maintenant, les personnes ciblées par les terroristes ont réussi à échapper aux attentats. En tout, il y en a eu onze de déjoués. Les autres ne se sont simplement pas produits.
— À Boston ?
Statu quo.
— Notre opération commence toujours à minuit ?
— Pour les préparatifs. L’opération elle-même débute à cinq heures. Dominique a envoyé une confirmation il y a quelques minutes.
F ouvrit le réfrigérateur, se versa un verre de jus et revint s’asseoir à la table.
— C’est quand même étrange de se retrouver après si longtemps, dit-elle.
— Nous ne sommes plus les mêmes personnes, dit Monky.
Puis il ajouta avec un léger sourire :
— En tout cas, moi, je suis quelqu’un d’autre.
— Il me semble qu’il y a un poète qui a déjà dit ça.
— Peut-être qu’il se pressentait déjà dans la peau d’un trafiquant d’armes…
 
Guernesey, 23h59
Norm/A travaillait depuis plusieurs heures dans son fauteuil bulle. Normalement, la dernière vérification n’aurait pas été nécessaire. Mais c’était le genre d’opération qu’on ne pouvait pas réussir à moitié. Si Killmore découvrait trop rapidement la cause de la faille dans la sécurité de ses systèmes informatiques, ce serait sa sécurité à elle qui serait compromise.
Elle relut une fois encore le message de Chamane, comme si elle voulait s’assurer hors de tout doute qu’elle avait correctement lu.
Il lui donnait bien le feu vert pour lancer l’opération.
Elle fit afficher une fenêtre d’accès sur l’écran principal, entra le code de sécurité et appuya sur « Enter ». Les substitutions d’adresses s’effectuèrent dans les différents systèmes.
Au début, personne ne s’apercevrait de quoi que ce soit. Il se passerait des heures, peut-être même un ou deux jours, avant qu’ils réalisent que quelque chose clochait. Le déclencheur, ce serait le moment où ils tenteraient d’utiliser l’argent déposé dans leurs comptes.
Norm/A rédigea ensuite un message pour Chamane.
Tout est en place pour les deux premières étapes. Les codes ont tous été changés à minuit. Comme convenu, j’ai utilisé le même code aux quatre endroits visés dans la première phase.
A+
Après avoir envoyé le message, elle fut submergée par la réalisation que son existence allait changer de façon radicale. En tapant quelques instructions sur son clavier, elle avait abandonné son passé derrière elle. Ce n’était pas la première fois qu’elle y songeait, mais c’était désormais inéluctable.
D’une certaine manière, c’était une trahison. Killmore lui avait toujours procuré ce dont elle avait besoin. Au cours des années, il avait veillé sur elle. Il avait vu à ce qu’elle ne manque de rien. Il s’était assuré qu’elle ait accès aux équipements informatiques les plus sophistiqués, parfois même à du matériel militaire classé secret.
C’est pourquoi, sans remettre le moindrement en question sa décision, elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver le sentiment de le trahir. Elle allait précipiter la ruine de l’homme qui lui avait permis d’être ce qu’elle était.
Sans compter que, pour la première fois de sa vie, elle serait laissée complètement à elle-même pour s’occuper de sa vie.
 
CNN, 19h06
… a déjoué un nouvel attentat. Comme les fois précédentes, la personne visée était membre de la haute direction d’une entreprise pétrolière. Uniquement aux États-Unis, on en est maintenant à sept attentats déjoués…
 
Hampstead, 0h07
Ils étaient toujours assis à la table de la cuisine. La discussion avait bifurqué sur Hurt. Monky avait toujours la même attitude de sérénité bienveillante, mais il refusait d’admettre le bien-fondé des arguments de F.
— C’est une question de confiance, dit-il.
— C’est exactement mon avis : il va me faire confiance.
— Je pense que vous commettez une erreur.
C’était la première fois que Monky s’opposait de la sorte à ce qu’elle voulait entreprendre. Jusqu’à maintenant, il s’était cantonné dans un rôle d’assistant hyper efficace et quasi invisible, se matérialisant presque uniquement lorsque sa présence était requise.
— Vous exagérez, dit F.
— Hurt est dangereux. Vous risquez de compromettre l’opération à cause de lui. Il est préférable de neutraliser le danger qu’il représente.
F le regardait sans répondre.
— Vous avez une mission à mener à terme, reprit Monky. Vous ne pouvez pas vous permettre d’être distraite. Et vous ne pouvez pas courir le risque qu’il provoque un nouvel incident.
— D’accord, je vais y penser.
F regarda sa montre, se leva et se dirigea vers le bureau de Fogg. La discussion avec Monky lui avait fait oublier l’heure. Elle était en retard de sept minutes. Ça ne tirait pas à conséquence, mais elle préférait respecter à la lettre le plan établi.
Dans un premier temps, elle envoya un courriel à Daggerman en utilisant l’ordinateur de Fogg. La signature électronique s’appliquerait automatiquement et authentifierait le message.
Le plan débute ce soir à minuit. La première étape consiste à couper l’accès
de « ces messieurs » à Vacuum : bloquer toute nouvelle commande ;
interrompre les contrats en cours ; donner ordre aux opérateurs de cesser
séance tenante leurs opérations et de se retirer. Pour les détails, contactez F :
je lui ai demandé de superviser tous les aspects techniques de cette partie des opérations.
D’avoir utilisé le nom de Fogg ramena F à la tristesse qu’elle avait refoulée pour effectuer les tâches que l’opération exigeait. Les gens n’en finissaient plus de mourir autour d’elle. Gunther, Kim, Claudia… et maintenant Fogg.
Ce qu’elle et Fogg avaient pensé réaliser ensemble, elle devrait l’achever seule. Ironiquement, il avait connu le même sort que le Rabbin : il était mort juste avant de voir le projet de sa vie se réaliser…
Curieusement, ce qui lui vint à l’esprit, c’est un souvenir de son enfance, à l’époque où elle étudiait chez les religieuses. Elle avait lu une histoire romancée de la Bible. Une illustration montrait Moïse, sur le point de mourir, qui apercevait la terre promise du haut d’une montagne et qui savait qu’il ne pourrait jamais y entrer.
Était-ce le sort de tous ceux qui rêvaient de refaire le monde ? Ou simplement de l’améliorer un peu ? Était-ce ce qui allait lui arriver, à elle aussi ?
Le signal en provenance du téléphone, dans l’autre bureau, la tira de ses réflexions. Probablement Daggerman qui appelait.
Il fallait se remettre au travail.
 
Washington, 19h14
Le Président, accompagné de Tate et de la secrétaire d’État, arriva avec une dizaine de minutes de retard. Il amorça la réunion en faisant le bilan de l’accident d’avion qui avait tué l’ancien vice-président des États-Unis. Pendant qu’il exposait les faits, il évita soigneusement de regarder Tate et Kyle.
Le sous-secrétaire à la Défense, qui remplaçait son patron décédé dans l’accident, enchaîna aussitôt en disant qu’il s’agissait d’un acte de guerre et qu’il fallait une riposte immédiate.
— Contre qui ?
La question venait de Kyle.
— On ne va pas se raconter d’histoires, répondit le sous-secrétaire. On sait très bien qui est derrière les terroristes écolos et les islamistes.
— J’ai l’impression que vous prenez trop souvent vos informations à la télé, ironisa Tate.
— Quand nos agences de renseignements ne nous renseignent pas, on prend notre information où on peut.
— À tout hasard, répondit calmement Tate, j’ai demandé qu’on prépare la liste des attentats que nos renseignements nous ont permis de déjouer au cours des dernières vingt-quatre heures. Grâce à la collaboration du FBI et de la CIA, cela va de soi. Il y en a maintenant sept.
Avant que le sous-secrétaire à la Défense ait le temps de répondre, Tate ajouta :
— Je vais demander à monsieur Spaulding de vous envoyer la liste après la réunion. Il va ajouter le nom des autres personnes que nous protégeons parce qu’elles apparaissaient sur la même liste des cibles prioritaires des terroristes.
— Mais… comment se fait-il que ce ne soit pas connu ?
— Parce qu’on espère piéger d’autres terroristes… et que ça ne servirait à rien d’alarmer la population.
— Vous voulez dire que vous utilisez ces personnes comme appâts ?
— Il veut dire que ces personnes sont protégées, intervint Bartuzzi, de la CIA. Et que ceux qui les approchent sont interceptés.
— C’est dommage que vous n’ayez pas réussi à protéger aussi bien la ville de Boston.
— Il y a de bonnes chances que le problème de Boston soit derrière nous avant la fin de notre réunion, répliqua Bartuzzi.
— Je ne savais pas que la CIA avait l’autorité pour mener des opérations à l’intérieur du pays !
— Nous travaillons en collaboration sur ce projet, fit Snow. Et je peux confirmer que l’opération de récupération de l’usine est en cours.
— Et pourquoi l’adjoint de Paige n’est pas ici ? Il me semble que c’est du DHS que relèvent toutes les opérations relatives à la sécurité du pays.
Tate se tourna vers le Président, qui fit un léger hochement de tête avant de prendre la parole.
— Monsieur Tate a accepté d’assumer l’intérim, dit-il. Jusqu’à nouvel ordre, c’est lui qui dirige le Department of Homeland Security.
Le sous-secrétaire à la Défense regardait le Président, bouche bée.
— Nous sommes en temps de crise, reprit ce dernier. Plus encore que certains d’entre vous le pensent. J’ai choisi la personne qui me semblait la plus appropriée pour remplir ce poste au pied levé.
Tous les regards se concentrèrent sur Tate. Kyle était celui qui souriait le plus. L’appui qu’il avait donné à Tate, plus tôt dans la journée, pourrait bien s’avérer une des meilleures décisions de sa carrière.
— Et maintenant, messieurs, fit le Président, je pense que nous avons des problèmes plus importants que des querelles bureaucratiques de territoire.
Un silence embarrassé suivit.
— Je dois admettre que Tate a obtenu des résultats probants, reprit le Président. Mais nous sommes loin d’être tirés d’affaire. Juste aujourd’hui, il y a eu cinq nouvelles victimes de produits piégés à l’acide. La liste des entreprises qui sont contraintes de retirer leurs produits des tablettes continue de s’allonger. Le prix du pétrole bat tous ses records antérieurs. Les agressions contre la communauté musulmane se multiplient. Les médias réclament des interventions musclées et les terroristes ajoutent de l’huile sur le feu en revendiquant l’attentat contre l’ancien vice-président. Le seul point positif, c’est qu’on parle moins des cas de peste grise, qui continuent de s’additionner mais en nombre trop restreint pour intéresser les médias. Quant au problème de l’eau et des céréales, c’est passé au rayon des chiens écrasés parce que, heureusement pour nous, ça touche surtout les pays en voie de développement… Pour le moment.
Cette fois, le silence qui suivit n’était pas embarrassé : il résultait plutôt de l’impact qu’avait eu la présentation en raccourci du Président.
Ce dernier en profita pour faire apparaître une liste sur l’écran du mur en face de lui, à l’autre bout de la salle.
Vingt-cinq noms y apparaissaient.
— Voici les vingt-cinq principaux responsables de nos problèmes, fit le Président.
Il y avait d’abord un bloc de cinq noms, dont le premier était celui de Lord Killmore. Suivaient les dirigeants des quatre grandes entreprises de l’AME.
— Je dois vous signaler que ces individus n’assument pas tous officiellement la direction de leur entreprise, précisa Tate. Deux ont choisi une solution à la Poutine et se sont retranchés dans des fonctions périphériques de conseillers, de manière à continuer de diriger l’entreprise dans l’ombre.
La seconde partie de la liste contenait vingt noms ; elle commençait par celui des cinq victimes de l’accident d’avion.
— Je pense que cette information situe dans une perspective différente l’accident d’avion dont nous avons parlé au début de la réunion, conclut le Président.
Il fit une pause.
— Il existe également une liste de cinq mille noms de personnes occupant des postes haut placés, un peu partout sur la planète… Comme il ne s’agit pas de responsables majeurs, des ententes seront prises avec ces personnes, ententes qui varieront en fonction de la collaboration qu’elles apporteront au règlement de ce problème.
Son regard s’attarda quelques secondes sur le sous-secrétaire à la Défense.
— Je pense qu’il ne serait pas constructif de détruire ce qui reste de confiance, dans la population, envers la classe dirigeante du pays… Je laisse maintenant le soin à monsieur Tate de vous brosser un portrait plus détaillé de la situation. Et de ce qu’il est possible de faire. Monsieur Tate, vous avez vingt minutes.
 
www.buyble.tv, 19h31
… Qu’est-ce qu’on attend ? Les terroristes font sauter des raffineries comme ils veulent. À Montréal, dans le golfe du Mexique… partout… Même une plate-forme dans la mer du Nord ! C’est clair que c’est une attaque contre l’Occident ! Une attaque qui vient d’un groupe d’écolos illuminés, qu’ils disent. Mais avez-vous déjà vu des illuminés être aussi organisés ?… Des sources dans les services de renseignements affirment que les écolos sont financés et manipulés par des islamistes. Ça serait logique quand on regarde ce qu’ils attaquent. Ils veulent nous détruire en détruisant notre économie. En nous faisant mourir de faim. En nous rendant malades. En nous privant de pétrole pour nous chauffer… Ils empoisonnent nos produits et mettent de l’acide dans nos médicaments… Ils sont même prêts à détruire la planète pour nous détruire ! Qu’est-ce que le gouvernement attend ?!… À chaque attentat, on rase une ville arabe ! Et, pour commencer, on rase La Mecque ! Œil pour œil, dent pour dent ! C’est écrit dans la Bible… Ils nous reprochent d’être corrompus, de ne même plus être capables de défendre notre religion… Ben, fuck, on va la défendre, notre religion ! Et on va appliquer à la lettre ce que dit la Bible !…
 
Washington, 19h52
Lorsque Tate s’interrompit, les autres participants à la réunion se regardèrent un moment, personne n’osant prendre la parole le premier.
Kyle décida de briser la glace.
— Personnellement, j’endosse entièrement l’analyse présentée par le directeur de la NSA… et du DHS.
Une discussion d’une dizaine de minutes suivit. La principale difficulté de tous les participants portait sur le même point : pouvait-on s’inscrire dans un plan que les États-Unis ne contrôlaient pas complètement ?
Voyant que le débat menaçait de s’enliser, le Président trancha en faveur de Tate :
— À mes yeux, le plan exposé par Tate a plusieurs défauts. Mais il a une qualité importante : il n’y a pas, à courte échéance, d’autre plan disponible. La question sur laquelle j’aimerais vous entendre, c’est comment on peut désamorcer les mouvements de panique et d’hystérie dans l’opinion.
— Pourquoi on ne présenterait pas les attaques contre les quatre cibles comme des représailles contre les vrais auteurs du terrorisme ? suggéra Bartuzzi. Ça soulagerait le besoin de vengeance des gens. Ça redirigerait leur agressivité à l’extérieur du pays, mais ailleurs que sur les Arabes et la Chine.
— Ce n’est pas à ça que s’attendent les gens, objecta le sous-secrétaire. Ils ont déjà des coupables en tête. Dans les médias, on leur a vendu la théorie de la conspiration : ils veulent des conspirateurs.
— Et si on utilisait, nous aussi, la théorie de la conspiration ? fit Bartuzzi.
Tous le regardèrent.
— Si on leur offrait une théorie de la conspiration au deuxième degré ?… On leur présente un groupe de conspirateurs qui ont utilisé la fascination naturelle des gens pour la conspiration pour leur proposer de faux coupables.
— Pouvez-vous monter une histoire cohérente, le plus près possible de la réalité, qu’on pourrait commencer à diffuser demain ? demanda le Président.
— Il faut d’abord décider du coupable.
— Prenez les vrais coupables, fit Tate : des industriels et des financiers véreux. Après la dernière crise financière et économique, tout le monde est prêt à les condamner pour tous les maux de la planète. Il faut seulement qu’on évite de les identifier à HomniFood et aux autres entreprises.
— Et pourquoi ? demanda Snow.
— Parce que nous allons les récupérer à notre profit.
Tate regarda sa montre avant d’ajouter :
— Ça va d’ailleurs commencer dans moins de cinq heures… Je disais donc qu’on va les récupérer et qu’on va les réorienter en fonction de l’image publique qu’elles se sont fabriquée : leurs immenses ressources seront « vraiment » mises au service de la reconstruction.
— Ça, c’est quelque chose que j’aimerais qu’on m’explique en détail, dit la secrétaire d’État.
Tate résista à la tentation de répondre : « Moi aussi ». Il se contenta de sourire et de dire :
— Ces informations sont de nature opérationnelle et il est préférable qu’elles demeurent secrètes quelques jours encore, le temps que l’opération soit terminée.
En lui-même, il aurait aimé être aussi convaincu qu’il s’efforçait de le paraître. Pourvu que les machinations complexes de Blunt réussissent.
— Par contre, se dépêcha-t-il d’ajouter pour amener la discussion sur un autre sujet, j’ai une information qui risque de vous intéresser grandement. Vous avez évidemment tous entendu parler des Dégustateurs d’agonies. Eh bien…
 
Hawaï, 16h47
Leona Heath ferma la télé et prit une gorgée de rhum. Le feu du liquide dans sa gorge ne réussit pas à dissiper sa mauvaise humeur.
Que les autorités américaines aient décidé de protéger certains dirigeants d’entreprises, ça pouvait s’expliquer. Mais, pour empêcher un aussi grand nombre d’attentats, il aurait fallu qu’ils protègent tout le monde. Et ça, ils n’avaient pas les moyens de le faire. Il fallait donc qu’ils sachent qui protéger. Ce qui voulait dire qu’il y avait une fuite.
Tous ces ratés allaient compliquer la tâche d’HomniFuel. Plusieurs des entreprises qui devaient être intégrées avaient prévu des conseils d’administration au cours des semaines à venir. Ils devaient se prononcer sur la vente de leur compagnie. Les gens qui auraient dû être éliminés avaient tous une chose en commun : ils s’opposaient à la vente. Dans plusieurs cas, ça remettrait en cause le résultat du vote.
Le problème ne serait pas insoluble. Aucun problème ne l’était. Mais Heath aurait préféré que tout soit bouclé avant l’Exode. Elle aurait aimé ne plus avoir à sortir de l’Archipel pour terminer ces dossiers.
Et Skinner qui n’avait toujours pas retourné son appel…
Heath finit son verre d’une gorgée, se concentra un instant sur la sensation de brûlure iodée qui se propageait jusque dans sa gorge, puis elle regarda sa montre.
La réception commençait dans une dizaine de minutes. Il était temps d’y aller. Elle avait lieu sur la terrasse qui surplombait le volcan. Une trentaine de personnes avaient été invitées. Elles occupaient – ou occuperaient bientôt – les postes les plus importants dans HomniFuel. C’était pour cette raison qu’elle avait organisé cette fête somptueuse : il était important qu’elles se sentent reconnues.
À la fin du dîner, elle leur annoncerait que leur attente était terminée : l’Exode débutait dans vingt-quatre heures. Si leurs préparatifs pour intégrer l’Archipel n’étaient pas achevés, il était urgent de s’en occuper. Après l’Exode, la situation se dégraderait rapidement dans les territoires extérieurs.
Ce serait le début d’une nouvelle ère, songea Heath. Désormais, sa vie se passerait à voyager d’un îlot de l’Archipel à l’autre. À diriger HomniFuel par communication satellite. Et à regarder se dérouler l’Apocalypse… Tout cela en sachant qu’elle avait été l’une des principales responsables de cette nouvelle phase de l’évolution humaine.