Reine de Paris
Arriver à n’être plus qu’un prénom est le signe le plus certain de la gloire dans un milieu touchant à l’aristocratie, à l’argent et aux arts, et qui dans le Paris de la première moitié du XXe siècle, décidait de la mode en des domaines bien plus graves que celui des simples couturiers.
Pendant près de trente ans, on entend dans la capitale française : Misia, Misia Nathanson, Misia Edwards, Misia Sert, Misia tout court pour Mallarmé et pour Cocteau, pour Renoir et pour Picasso, pour Poiret et pour d’innombrables couturiers, la Misia de Diaghilev et de Stravinsky… Elle est perfide et cocasse, cupide et gaspilleuse, heureuse dans les drames que crée sa beauté, cynique par bon sens. Tous ses défauts sont ceux d’une aventurière, mais cependant transformés en vertu par une qualité rarissime dans les milieux qu’elle traverse : la spontanéité. Cette reine des sophistiqués est avant tout naturelle et même généreuse.
Elle tient du pays de Chopin, la Pologne, un merveilleux don de pianiste. Gabriel Fauré est son professeur, son confident, presque le seul ami d’une enfance malheureuse. La jeune femme possède une grande culture, néanmoins, quatre mots reviennent constamment dans ses propos : « l’amour » (car l’amour passe avant tout, elle doit tout lui sacrifier), « des millions » (l’argent est selon elle la source de l’art, du bonheur, du pouvoir), « de la merde » (un terme qui s’applique indistinctement à un mauvais danseur, à une femme mal habillée, à une amie hier encore adorée), et enfin « la beauté », qui reste son dieu, celui qu’elle invoque continuellement et qui excuse tout.
L’histoire de Misia commence en 1872, de l’union du sculpteur polonais Cyprian Godebski et de Sophie Servais, fille du célèbre violoncelliste belge Adrien-François Servais. Enfant, Marie Sophie est élevée par sa grand-mère en Belgique, loin de ses parents et effectue sa scolarité dans un couvent parisien. Marie Sophie ne manque de rien, mais vit tout de même une jeunesse solitaire.
Peut-être est-ce une des raisons qui la pousse à épouser, à peine âgée de vingt-et-un ans, Thadée Natanson, un Juif polonais, homme d’affaires passionné par les arts, mais aussi un de ses lointains cousins. Thadée et ses frères fondent par ailleurs La Revue blanche, une revue littéraire et artistique, orientée vers l’anarchisme, ce qui amène le couple à fréquenter de nombreux grands artistes et écrivains. Le duo achète d’ailleurs une propriété près de Fontainebleau, et s’installe rue Saint-Florentin à Paris, dans le quartier très chic de la Madeleine. Aussitôt se forme autour d’eux un cercle dont beaucoup de jeunes membres vont devenir célèbres : Colette, Jules Renard, Paul Valéry, et dont les plus âgés le sont déjà : Octave Mirbeau, Verlaine et avant tout Mallarmé, qui trouve en Marie Sophie, désormais surnommée Misia, la joie de sa vieillesse.
Elle qui, déjà, possède une connaissance plus qu’honnête des arts, trouve en Mallarmé un mentor. Le poète la prend par la main et se promène avec elle dans la forêt, il lui apprend à reconnaître la bonne peinture et les beaux vers ; il aime l’écouter et plus encore la regarder quand elle joue du piano. Un jour, d’une sage écriture de comptable, il improvise ce poème sur l’éventail de Misia :
Aile que du papier reploie
Bats toute si t’initia
Naguère à l’orage et la joie
De son piano… Misia
Édouard Vuillard, un peintre français, est le plus amoureux de tous les admirateurs de Misia, mais jamais il ne va plus loin que prendre la main de la jeune femme dans un parc.
Quoi qu’il en soit, la pianiste gaspille ce luxe, cet art, et le distribue à tout va : elle perd mais donne aussi des poèmes de Verlaine qui lui étaient destinés, des croquis de Lautrec, et va même jusqu’à trop boire et s’endormir quand Claude Debussy joue au piano la partition de Pelléas et Mélisande, un opéra qu’il a composé. Mais personne ne peut résister au charme ravageur de la jeune femme : Debussy lui pardonne, son enthousiasme à la grande première de Pélléas et Mélisande à l’Opéra comique compensant son manque d’attention précédent.
Mais le préféré de Misia est Toulouse-Lautrec, qui lui aussi s’est amouraché de la Polonaise et fait d’elle plusieurs lithographies. Elle lui demande un jour : « Pourquoi faites-vous les femmes si laides ? ». « Parce qu’elles le sont, Madame » est la réponse de Monsieur Toulouse. Il se fait le bouffon de cette reine parisienne, lui improvisant des déguisements de geisha, de loup de mer… Il peut passer des heures à lui chatouiller la plante des pieds avec un pinceau tout en lui décrivant des tableaux merveilleux et imaginaires. Pour elle, il s’exerce même à tirer au revolver sur les araignées et à composer des cocktails, mot que l’on entend prononcer pour la première fois à Paris.
Néanmoins, La Revue blanche et Misia coûtent très cher à son époux. C’est pourquoi, en 1898, Thadée Natanson décide de s’occuper davantage de ses affaires et se lie avec un Anglais, propriétaire du journal Le Matin, Alfred Edwards.
Edwards est un gros et grand quinquagénaire au teint blême, mais à l’œil malicieux derrière un épais pince-nez, un nez long et tombant accentuant sa ressemblance avec un éléphant. Plus encore que l’argent, Edwards aime les femmes. Excessivement généreux, on dit de lui qu’il force les plus fameuses demi-mondaines à satisfaire ses goûts singuliers, car l’homme serait coprophage : un personnage, somme toute, tout à fait charmant.
Dès qu’Edwards aperçoit Misia lors d’un dîner d’affaires, il décide de l’avoir à tout prix. C’est aussitôt une pluie d’énormes bouquets et de fastueuses invitations qui s’abat sur la pianiste. Natanson est même expédié pour surveiller des usines en Hongrie et, peu après un divorce douloureux d’avec son premier mari, Misia devient la quatrième Mme Edwards. Elle s’épanouit dans le luxe et cela se voit dans le portrait commandé en 1906 à son vieil ami Renoir. Des rouges et des ors crémeux, des joues roses, une poitrine abondante mais ferme, cette poitrine que le peintre la supplie de découvrir chaque jour davantage : « Enfin, ce n’est tout de même pas un péché ! » s’exclame le vieux Renoir. Mais Edwards rôde autour du salon où sa femme pose, jaloux comme un tigre et la jeune Polonaise lui obéit : « C’est la seule action de ma vie que j’aie jamais regrettée », dit-elle plus tard.
Il y a des scènes terribles entre eux : « C’est le seul homme que j’aie jamais aimé. Je n’ai jamais pu lui dire merde… il le disait toujours avant moi ».
Misia est une femme terriblement capricieuse. Quand Aristide Maillol lui demande de poser pour le nu de son monument à Cézanne aux Tuileries, elle ne permet que la tête. Elle a un yacht, d’énormes automobiles ; Enrico Caruso, chanteur d’opéra, vient constamment dîner sur l’immense bateau qu’elle possède. La musicienne, qui a horreur du bel canto, une technique de chant en musique classique, stupéfie un soir le ténor en l’interrompant au beau milieu de O Sole Mio entonné au café dans l’euphorie d’un bon repas. Elle ose lui faire ça, à lui, dont chaque note vaut plus de dix mille francs !
En 1908, Misia fait la rencontre d’un homme, celui qui comptera le plus dans sa vie, et dont le triomphe va entraîner sa réussite mondaine : Serge de Diaghilev, venu à Paris pour monter une saison d’Opéra russe. La pianiste est émerveillée dès la première représentation, et, toujours excessive, achète toutes les places restantes pour les autres soirées afin de les distribuer à ses amis en s’extasiant : « Ah ! la Beauté ! Quelle Beauté ! ».
Quand elle rencontre véritablement Diaghilev au cours d’un souper, ils conversent jusqu’à cinq heures du matin. C’est un coup de foudre d’amitié, de passion où l’amour n’interfère en rien, ce qui ne l’empêche pas de crier partout : « Je l’aime !
Je l’aime », avec des jalousies, des scènes, des brouilles définitives d’à peine plusieurs jours, d’interminables coups de téléphone… Grâce aux Ballets russes, elle devient la femme la plus à la mode de Paris et le reste près de quarante ans.
Bien d’autres femmes sont pourtant plus belles, plus musiciennes, et même plus riches ; mais aucune n’est aussi divertissante. Dans une société encore entièrement oisive, traquée par l’ennui, elle a le don de rendre amusante la soirée la plus banale. Boni de Castellane, un homme politique français, sort avec elle trois soirs de suite, alors que l’homme n’est pas réputé joyeux.
Lors de ses dîners, quai Voltaire, elle fait connaître au beau monde parisien Richard Strauss, Stravinsky, Ravel, le jeune Cocteau servant de page. Proust lui-même trouvait la force de s’y rendre : « Dans le salon sous-marin de Mme Edwards, Qu’irisent les Bonnard, les ficus et les quartz. »
Parfois, Misia est lasse de ces mondanités et replonge dans ses intuitions artistiques. C’est ainsi qu’elle a l’idée de faire danser le poème de Mallarmé, le « Prélude à l’après-midi d’un faune » par Nijinsky, et qu’elle impose la partition à Debussy. Le scandale est immense, car la danse du faune, animale et sensuelle, apparaît comme le comble de l’indécence.
Dans le Figaro, la critique est incendiaire : « Ceux qui nous parlent d’art et de poésie à propos de ce spectacle se moquent de nous. Ce n›est ni une églogue gracieuse ni une production profonde. Nous avons eu un Faune inconvenant avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur. ». Pour arranger les choses, Misia envoie Nijinsky chez le vieux Rodin. Le succès de cette rencontre dépasse toute espérance puisque Jacques Émile-Blanche, peintre, surprend Nijinsky dans les bras du sculpteur : c’est naturellement qu’Auguste Rodin écrit une lettre élogieuse à propos du Prélude à l’après-midi d’un faune, utilisée par Diaghilev et Nijinsky le danseur dans leur droit de réponse au Figaro. Le temple sacré de Misia échappe de peu à la tourmente.
Hélas, cela ne doit pas durer ! Edwards trompe la pianiste avec une actrice, « une femme aux yeux splendides, à chevelure de caniche, à bouche de carpe : Geneviève Lantelme », dira Jean Cocteau. La femme trompée décide de prendre le taureau par les cornes et se rend chez la magnifique créature. Celle-ci accepte de renoncer à Edwards à trois conditions : Misia lui donnerait son sautoir de perles, un million de francs et coucherait avec elle. « La négociation, dit Misia, n’alla pas plus loin »… Ses ennemis de l’époque disent néanmoins que la liaison fut consommée.
Quoi qu’il en soit, la mondaine parisienne refuse de renoncer à Edwards, et, dès lors, elle entreprend d’imiter les toilettes de sultane de Lantelme, elle s’efforce désespérément de lui ressembler. Rien n’y fait : en 1910, le directeur du Matin épouse Mathilde Fossey alias Genevieve Lantelme en cinquièmes noces, après avoir évidemment divorcé de Misia.
La nouvelle épouse décède en 1911, en tombant mystérieusement dans le Rhin, du Yacht L’Aimée au cours d’une croisière avec Edwards. Évidemment, plusieurs versions circulent encore à propos de cette noyade, toutes plus sinistres les unes que les autres, Edwards étant soupçonné à plusieurs reprises dans les journaux de l’époque
Lorsqu’en 1914, Edwards meurt à la suite d’une grippe, « dans un lit de cocotte, chez l’actrice Colonna Romano, entre deux lots de ruban rose », raconte Misia, cette dernière parvient à se consoler vite avec un Catalan qui, selon Dalí, « a l’air d’une pomme de terre barbue » : un certain José-Maria Sert, que les millionnaires prennent pour Giambattista Tiepolo, le fameux peintre italien. L’homme est en réalité l’amant de la pianiste depuis 1908.
De par son métier, il couvre des hectares de plafonds de cortèges et d’allégories le plus souvent dorées. Il gagne des millions et les dépense magnifiquement, aidé évidemment de la nouvelle Mme Sert. L’un et l’autre ont la passion des beaux objets et du théâtre : le beau Paul Claudel dédie d’ailleurs sa pièce de théâtre Le Soulier de satin au peintre espagnol.
Misia, qui adore la nouveauté, se passionne entretemps pour la guerre de 1914. « Il n’y a plus d’autres théâtres que celui des opérations ». Elle confie volontiers que la France lui doit la victoire de la Marne. Ainsi, ayant rencontré par hasard le général Gallieni et l’ayant trouvé soucieux, elle lui aurait fait avouer que les Allemands approchaient rapidement et qu’il était impossible d’envoyer des renforts sur le front, car les chemins de fer étaient désorganisés.
« C’est tout simple, réquisitionnez les taxis, remplissez-les de soldats et expédiez-les vers le Nord » aurait répliqué la pianiste, lors d’un dîner. Gallieni aurait suivi aussitôt le conseil de Misia, sauvé la France. En tout cas, infatigable, la Parisienne organise, en marge de la Croix-Rouge, un convoi d’ambulances automobiles avec l’aide des charmants jeunes gens qui lui servaient de cour lorsqu’elle était la reine des Ballets russes. Cocteau l’accompagne même au front, « habillé par Poiret comme un infirmier volontaire ».
Sous prétexte de maladie, elle s’installe par la suite à l’Hôtel Meurice, un hôtel haut de gamme près du Jardin des Tuileries. S’y présentent Clémenceau, Briand, Mandel. Elle donne l’impression de tout savoir avant tout le monde : au lieu de lui envoyer des fleurs, ses admirateurs lui envoient désormais des nouvelles. Elle se lie même avec Berthelot, politicien plus doué pour les lettres que pour la finance, et avec Paul Morand, jeune attaché de cabinet, qui vient la voir dans sa chambre et la trouve, « très Renoir », vêtue d’un vaste corsage, des cheveux en casque et se curant les dents avec des ciseaux.
Cette extravagance lui vaut de ne pas être appréciée de tous. Ainsi, un jour, par malice, Morand amène un lionceau, qui, effrayé, s’oublie sur un couvre-pied de velours blanc : « Paul a amené ce lion exprès pour lui faire faire caca sur moi ! ». Morand raconte ensuite la scène à la princesse roumaine Hélène Soutzo, propriétaire de l’animal : « Mon lion sens moins mauvais que le sien ! » rétorque sèchement cette dernière, pensant à José-Maria Sert, l’amant de la pianiste.
André Gide non plus ne raffole pas de la mondaine :
« Ces deux femmes (Hélène Berthelot et Misia) se pressent l’une contre l’autre sur un divan bas, avec des manières d’odalisques. Mme Edwards rit et glousse et roucoule gonflant le cou et laissant rouler sa tête sur ses épaules nues ». Ce grand misogyne apprécie sans doute peu chez Misia « la grosse poitrine des statues dont son père, le sculpteur, a orné le toit du casino de Monte-Carlo ».
Mais l’humeur de Gide vient aussi du fait que l’excentrique en « rajoute » toujours. Elle raconte par exemple que les Allemands coupent les mains des enfants belges, qu’elle a vu, de ses yeux vu, ces petits mutilés dans les trains de réfugiés. L’intègre Gide fait aussitôt une enquête très poussée sans trouver la trace du moindre manchot.
Qu’importe pour la belle, qui continue son ouvrage artistique quoique les mauvaises langues puissent en dire. Misia aide ainsi Cocteau à lancer un journal à la fois chic, d’avant-garde et patriote : Le Mot, avec Paul Iribe, le dessinateur, amant d’une jeune couturière protégée par Misia : Gabrielle « Coco » Chanel. Malheureusement, Le Mot s’éteint en 1915, après seulement vingt numéros.
Aux côtés de Sert, qu’elle a épousé en 1920, la toujours pétillante quinquagénaire traverse les années folles. Elle possède une péniche amarrée devant l’Exposition des Arts décoratifs de Paris, où l’on danse jusqu’au matin. Elle est l’amie de Paul Morand, de Scott Fitzgerald : il faut être proche de Misia pour faire figure à Paris. On raconte qu’une Américaine croit, à l’époque, que des liens physiques hâteront sa réussite mondaine. Cette Miss W. fait donc une cour pressante à Misia, qui, par curiosité, lui accorde un rendez-vous. Miss W. se livre aux caresses les plus ingénieuses, ne reculant devant aucune audace, lorsqu’au bout d’un moment, la brillante musicienne la regarde froidement : « Alors, Miss W., c’est tout ce que vous savez faire ? ».
De toute façon, la seule femme qui touche le coeur de l’extravagante est Coco Chanel, sans pour autant qu’il y ait quelque chose de sentimental entre elles deux, bien que des brouilles retentissantes et des réconciliations dans les larmes aient marqué pendant trente ans leur amitié. Misia admire la beauté de Chanel, son goût, s’amuse de son esprit caustique et est fascinée par le flair qui amène la couturière à gagner « des millions, oui, des millions » et à être aimée par des ducs milliardaires.
À l’inverse, au contact de la pianiste, Coco connaît une fantaisie au-delà de la mode, une générosité pour les artistes, bref, elle append à dépenser un peu des fortunes qu’elle gagne, pour des musiciens comme Sauguet, Auric, Poulenc, Lord Berners, ou encore de jeunes peintres, Jean Hugo, Bérard. Parfois Chanel agace Misia : « Quand je l’ai connue, elle ne parlait pas mais chantait d’une voix délicieuse ; maintenant elle parle comme une machine à coudre ». Chanel lui dit même un jour : « On me demande d’écrire mes Mémoires, que faire ? » - « C’est tout simple, copie ton livre de comptes », lui réplique la Parisienne de façon cinglante.
Les deux femmes se retrouvent à Venise en août 1929, sur le yacht du duc de Westminster, lorsque Misia est appelée d’urgence par un télégramme : on lui annonce la mort de Diaghilev, soigné dans ses derniers instants par ses deux amants qui se haïssaient, Boris Kochno et Serge Lifar. Les derniers mots de Diaghilev sont cependant pour elle : « J’ai tant aimé Tristan … et la Pathétique… c’est ce que j’ai le plus aimé dans ma vie… Pense à moi quand l’entendras, Misia… Et puis, promets-moi de toujours porter du blanc, je t’ai toujours préférée en blanc… ».
Bien sûr, un malheur ne va pas sans un autre : en 1927, une très jeune Géorgienne, Roussy Mdivani, a commencé à jeter le trouble dans le ménage Sert. Elle a une incroyable lueur dans le regard et s’habille comme une hippie de luxe : des bottes, un imperméable très brillant et, dessous, un boléro couvert de rubis. Très vite, il devient évident que Sert aime Roussy et, plus extraordinaire encore, qu’il a l’intention d’abandonner Misia pour l’épouser. « L’amour a tous les droits », répète inlassablement cette dernière, qui agit de façon tout simplement sublime, s’effaçant et laissant son vieil Espagnol épouser la jeune Roussy
Pour certains, Misia, folle de l’adolescente géorgienne, la jette dans les bras de son mari afin d’assurer son propre avenir et d’en profiter elle aussi ; pour d’autres, elle cède surtout afin de garder Sert. On raconte encore qu’elle donne à la jeune fille l’habitude de la morphine, afin que celle-ci ne puisse plus se séparer d’eux et que continue à trois « la vie incomparable »
Roussy épouse Sert, avec la bénédiction de la précédente épouse Sert, mais meurt peu après. Les rumeurs vont bon train suite à ce décès, qui survient à un si jeune âge : Misia l’aurait-elle accompagnée jusqu’au bout, en la soignant aussi admirablement qu’elle a pu, ou l’a-t-elle confiée à un très mauvais médecin ? Jean Cocteau tire en tout cas de cette histoire irréelle sa pièce Les Monstres sacrés, qu’il situe cependant chez des gens de théâtre.
Très secouée physiquement par la mort de Diaghilev, et par les drames autour du personnage de Roussy, Misia sent sa vue décliner. Elle raconte qu’avant la mort de sa rivale, elle se rend à Lourdes prier pour la guérison de Roussy ; là, elle achète un cierge si gros qu’il doit être porté par deux hommes. Dans la grotte, une goutte d’eau lui tombe dans l’œil et elle devient momentanément aveugle, exactement au moment où Roussy meurt en Suisse !
À son retour, elle décide de devenir une merveilleuse vieille dame, que l’on est toujours sûr de trouver chez elle en train d’édifier d’étranges arbustes en fils d’or aux fleurs de pierres semi-précieuses, des tapisseries qu’elle vend à des amis. Néanmoins, l’actualité, le dernier potin, la pièce ou l’exposition de demain, la passionnent toujours. Plus que jamais. « Misia adore » ou « Misia déteste » consacre un tableau, un ballet, une robe.
La dame n’est pas prête à abandonner sa cour : Jean Cocteau lui présente même Christian Bérard qui, par ses déguisements, par son goût des bas-fonds, par son côté un peu monstrueux, lui rappelle peut-être Toulouse-Lautrec. Si Picasso s’éloigne toutefois de son orbite, Stravinsky reste un ami fidèle ; Serge Lifar suit toujours ses conseils ; Vuillard vient encore la voir et Henri Sauguet, le disciple d’Éric Satie, pianiste et compositeur français, n’oublie pas le mot de son maître : « Misia est une chatte… Attention à nos poissons ». En effet, affinée, vieillissante, elle prend de plus et plus l’air d’une chatte angora au museau rose.
En 1937, alors qu’elle a soixante-cinq ans, Misia, toujours intéressée par les manifestations du pouvoir et la politique, va à Nuremberg assister à la grande parade nazie : défilés, chants, flambeaux, bannières : « La Beauté !... La Beauté ! La Beauté ! ». Elle sent là une force irrésistible devant laquelle s’effondrera la IIIe République : elle en est déjà persuadée.
Elle n’est donc pas surprise par l’arrivée en France des Allemands. Celle pour qui la guerre de 1914 avait été passionnante réussit quand même à avoir une Occupation assez intéressante. La vieille femme, qui n’a pas d’autre patrie que la Beauté et qui, grâce à Sert, reçoit encore de nombreux colis d’Espagne, reste un phare de frivolités dans une capitale pourtant éteinte. Peu lui importent les divisions politiques qui dressent les Français les uns contre les autres à cette époque : « Ce ne sont que des combats de puces sur le dos des éléphants » déclare-t-elle même un jour à Jean Cocteau.
Frêle, presqu’aveugle, on voit cependant encore Misia aux concerts, aux grandes premières : deux amis la suivent constamment, dont un jeune homme, pâle jusqu’à paraître transparent que Cocteau, aussitôt, baptiste les cendres du duc de Reichstadt, en référence au fils de Napoléon Ier. Toujours est-il que les deux garçons l’aident à écrire ses Mémoires, dont la véracité est aujourd’hui contestée : on soupçonne les souvenirs racontés de Misia d’être enjolivés, et les sources sont, de toute façon, bien trop minces.
Quand Sert meurt, au lendemain de la Seconde Guerre, il laisse tout à une Misia vieille et esseulée. L’arrivée à grands pas de la Libération, encore un spectacle, l’aurait passionnée si elle avait eu sa provision de drogue, mais tout est sens dessus dessous et seule la morphine, qu’elle consomme depuis quelques dizaines d’années, peut l’aider. Aussitôt, elle téléphone à une amie, infirmière très engagée dans la résistance : « Je crève, tu entends bien, je crève, si tu ne me procures pas de morphine.
Les domestiques espagnols ont si peur qu’ils ne veulent pas sortir de la cave pour aller chez le pharmacien. »
Mme de C., ladite amie, saute sur sa bicyclette pour trouver Misia au bord de la crise de nerfs, des balles perdues ayant étoilé les miroirs qui reflètent au loin les Tuileries. « Voilà l’ordonnance, tâche de trouver un pharmacien. ». L’infirmière parvient à en trouver, échappant à la mort plusieurs fois dans ce Paris encore en plein combat. « Dire que si j’avais été tuée, raconte-t-elle,
je serais devenue une héroïne de la Résistance ».
En 1948, la dernière apparition de la pianiste a lieu pour une collection de Jacques Fath, considéré comme un des plus grands couturiers français. Lorsqu’un mannequin fatigué présente sans grâce un manteau du soir, Misia, à pourtant soixante-seize ans, la reprend : « Mais non, Mademoiselle, dit-elle, en lui enlevant la cape, voilà comment il faut marcher… » Et, avec l’allure d’une jeune femme, la tête haute, elle fait deux fois le tour du salon, puis se rassoit au milieu des applaudissements. Le manteau est le plus vendu de la collection.
Misia meurt le 15 octobre 1950. Chanel, la plus proche de ses amis, est la première prévenue. La couturière porte le corps de son amie jusque dans une chambre de parade : « Qu’on me laisse seule avec elle, mais prévenez les amis ». À midi, il y a foule dans le grand salon. À une heure, Chanel ouvre les deux battants de la porte de la chambre. La vieille dame repose sur le lit Louis XIV, l’air, disent les uns, d’un ravissant chat tout rose, avec un nœud dans les cheveux ; pour d’autres elle est redevenue exactement semblable à son portrait par Renoir, dans une robe de dentelle. Chanel, avec des épingles anglaises, a remonté la peau, comblé les rides, fardé le visage de cette presque octogénaire, bouclé et teint ses cheveux. Misia est entourée de sa cour, comme la Reine de Paris qu’elle fut toujours.