On ne se tue pas pour une femme
Alice Cocéa est l’archétype des enfants gâtés : ainsi, dernière-née d’une grande famille bourgeoise de Roumanie, en 1899, elle a un père général, des gouvernantes anglaises, françaises, allemandes pour veiller sur son éducation. Pourtant, malgré cette éducation conservatrice, elle a un véritable coup de foudre pour l’art et plus particulièrement le théâtre, à quinze ans, en voyant Réjane, une comédienne française, jouer La Parisienne en tournée à Bucarest.
L’adolescente est maligne et a dissimulé cette passion à ses parents, connaissant évidemment les réactions qu’un tel choix de carrière pourrait entraîner. Mais lorsque la Première Guerre mondiale éclate, Alice obtient de rejoindre sa sœur aînée à Paris pour y poursuivre des études musicales. En réalité, c’est au Conservatoire d’art dramatique qu’elle se présente et est admise : elle en ressort dès l’année suivante avec un premier accessit, une banale distinction. Ce simple diplôme lui suffit pourtant pour frapper à la porte des théâtres en quête d’un rôle, « mais important », explique-t-elle à Max Dearly, alors directeur du Théâtre des Variétés, qui se trouve éberlué par l’aplomb de cette jolie débutante.
La jeune femme doit tout de même se contenter pour l’instant d’un petit emploi aux Bouffes-Parisiens dans une reprise de Sacha Guitry, aux côtés de Gaby Morlay, célèbre actrice française. Comme elle chante de façon très correcte, l’administrateur du théâtre lui offre ensuite de participer à une revue à l’Abri, ainsi nommé parce qu’il est en sous-sol et donc protégé des tirs de la Grosse Bertha, ce terrible canon allemand qui terrorise alors les Parisiens. Elle y a immédiatement du succès et on songe dès lors à elle pour créer Phi-Phi, l’opérette d’Albert Willimetz, scénariste et d’Henri Christiné, compositeur. L’affaire est un véritable triomphe : Alice fait crouler de rire le public des Bouffes-Parisiens. C’est le lendemain du
11 novembre 1918, et, chacun voulant oublier le cauchemar de la guerre, il n’y a pas de meilleur remède que Phi-Phi.
Les affaires de cœur de la comédienne ont, pendant la guerre, marché tout aussi bien que sa carrière théâtrale. C’est d’abord un jeune officier, Henry, marquis de surcroît, alors en convalescence au Val-de-Grâce, qui tombe amoureux de cette capricieuse nymphe. Mais le jeune homme ne peut rester malade éternellement : il doit repartir aux armées, et la supplie de le retrouver dans un hôtel à Verdun, près du champ de bataille. Elle parvient à l’y rejoindre, cependant le comportement de l’officier déplaît à la fougueuse Alice. Ainsi, le grand gaillard, accouru des tranchées, s’endort de fatigue à la fin du déjeuner, ne pouvant satisfaire les caprices de son amante. Furieuse, cette dernière reprend sans plus attendre le train pour Paris. Quand il se réveille, Henry est consterné et part à sa poursuite : malheureusement, le soldat le fait sans permission et se fait arrêter Gare de l’Est. Il y perd dès lors ses galons de sous-lieutenant et travaille plusieurs mois en punition au remblaiement des routes.
Les humeurs d’Alice coûtent parfois cher à ses amants…
Le brave Henry prend néanmoins la chose avec bonne humeur. D’autres, hélas, n’ont pas autant de sérénité. Car Alice se laisse emporter par la frénésie de ces années vingt où chacun semble vouloir, par l’ivresse du plaisir, compenser ces longues années de privations et de deuils. Au sortir du théâtre, elle danse souvent jusqu’à l’aube, témoignant d’une santé et d’un appétit de vivre qui font de la jeune femme un objet très désirable aux yeux des riches jeunes hommes qui la courtisent.
Sans pour autant renoncer à Henry, c’est ainsi qu’Alice s’abandonne dans les bras d’un de ses amis, Raymond P…, fils unique de milliardaire, et qui n’a qu’un unique défaut très agaçant aux yeux d’Alice : il passe des heures à consulter les cours de la Bourse. Si l’enfant gâtée qu’elle est aime dépenser sans compter, cela l’ennuie à mourir de savoir comment cet argent se gagne. De toute façon, Alice, qui vit encore avec sa sœur Florica, qui va épouser un diplomate, ne compte pas voir s’éterniser cette relation. Ainsi, chaque nuit, Raymond arrive en Rolls devant la maison de sa belle et passe par une fenêtre du rez-de-chaussée, laissée entrouverte ; en effet, il ne faut pas alerter Florica de ce manège (qui dure tout de même un an), sous peine de se voir renvoyer dans le foyer parental, ce qu’Alice refuse par-dessus tout.
La jeune fille s’en va donc trouver de nouvelles occupations : une vedette pétillante comme elle se doit de se montrer sur les planches de Deauville. C’est là qu’Alice rencontre un autre ami d’Henry et de Raymond, le comte Stanislas de La Rochefoucauld, jeune attaché d’ambassade à Rome, à la blondeur désinvolte, qui ne compte plus ses succès féminins, et qui a d’ailleurs adopté la devise de son château d’Esclimont : « Tel est mon bon plaisir ».
Mais l’aguicheuse Alice ne s’attache au personnage qu’un peu plus tard, après un voyage dans sa famille en Roumanie. Stanislas reste d’ailleurs son seul prétendant car, dans l’intervalle, las de ses caprices, Henry a épousé Gloria Swanson et Raymond s’est marié avec une riche héritière.
En 1924, Alice monte à cheval au Bois de Boulogne, désespère ses adorateurs et, après avoir joué Dédé avec Maurice Chevalier, aborde enfin le vrai théâtre avec une pièce de Denys Amiel, un éminent dramaturge. Tout réussit à cette jeune femme de vingt-cinq ans et il n’en faut pas plus à Stanislas pour qu’il ne la quitte plus, devienne son amant et se persuade bientôt qu’il ne pourra garder ce feu-follet impertinent qu’en l’épousant.
Évidemment, la famille de la Rochefoucauld monte sur ses grands chevaux à l’annonce de ce mariage et le duc de Liancourt, père de Stanislas, tente même une démarche discrète auprès d’Alice : si l’actrice consent à renoncer à son fils, le duc la paiera grassement. Mais mademoiselle Cocéa a un tempérament de feu et le digne duc repart tout déconfit, avec son inutile carnet de chèques.
Pour mieux défier sa famille, et peut-être aussi parce qu’il pense qu’il tiendra plus sûrement ainsi sa coquette amie, Stanislas décide de se marier à l’église. Mais il faut d’abord convertir Alice, de religion orthodoxe, au catholicisme et, étrangement, plusieurs prêtres parisiens auxquels le couple s’adresse ne manifestent aucun empressement à enseigner la « véritable » foi à la jeune enfant.
« Il y faudra de longs mois », préviennent-ils. Nul doute que la famille de La Rochefoucauld, supposant que l’attente refroidira l’ardeur de Stanislas et ébranlera sa détermination, est passée par là. Mais on ne triomphe pas aussi aisément de l’intrigante petite roumaine. Elle déniche du côté de Fontainebleau un brave ecclésiastique, tout à fait ignorant des mondanités parisiennes et de la personnalité d’Alice, qui, étant d’ailleurs une actrice pour le moins talentueuse, sait de toute façon jouer les attendrissantes ingénues comme personne.
En quinze jours, l’affaire est donc bouclée et le baptême reçu. Et c’est ainsi qu’en grande pompe, le 2 janvier 1926, à l’église Saint-Honoré-d’Eylau, devant le Paris mondain accouru en masse compacte, une Alice Cocéa rayonnante devient comtesse de La Rochefoucauld. Néanmoins, être comtesse ne signifie pas que la jeune femme a pour autant l’intention de renoncer au théâtre, à ses plaisirs et à sa cour d’adorateurs. Le couple reçoit donc beaucoup rue Alphand, où se côtoient les Berthelot, les Caillaux, Léon Blum, Mandel, et autres célébrités de l’époque.
Stanislas s’essaie, dans le même temps, au journalisme politique sans rien perdre de sa désinvolture un peu snob, et tente de suivre le rythme épuisant d’Alice qui, à peine sortie de scène, l’entraîne au dancing. L’été suivant, ils vont passer leurs vacances à Biarritz, et Alice constate avec un petit pincement au cœur qu’elle n’est plus seule à régner sur celui de son mari. Insensiblement, le ménage commence à boiter. Stanislas se remet en effet à flirter ici et là, et Alice n’ignore rien de l’aventure qu’il a avec la comédienne Yvonne de Bray, alors au sommet de sa gloire, une femme cruelle envers les concubines officielles de ses amants. Un jeu que sait aussi pratiquer Alice, mais dont, évidemment, elle n’aime guère être la victime.
Les choses vont ainsi cahin-caha jusqu’au début de l’année 1929, jusqu’au jour où, invitée à déjeuner chez les Berthelot, elle y découvre parmi les hôtes un jeune officier de marine, grand, blond, les yeux bleus, qui lui est présenté comme le filleul de Philippe Berthelot, mais qui ressemble peu à l’inamovible secrétaire général du Quai d’Orsay : le colonel de vaisseau Victor Point.
À table, Alice a du mal à détacher son regard de ce splendide garçon, d’une beauté qui lui coupe le souffle. D’un de ses voisins, elle apprend qu’il est fiancé à une fille de Paul Claudel. Et, lorsqu’au salon, après le déjeuner, Victor Point, qui se comporte comme le fils de la maison, lui offre une tasse de café, ils s’échangent quelques mots :
« Vous êtes fiancé, je crois, lui dit-elle.
C’est exact.
Je vous félicite. Il ne faut jamais faire qu’un mariage d’amour.
Oui, qu’un mariage d’amour », répond-il, en la fixant avec intensité.
Ils n’échangent pas d’autres mots ce jour-là, Victor devant repartir en mer dès le lendemain : leurs chemins ne se croisent à nouveau que trois mois plus tard.
Ce soir-là, Alice Cocéa joue au Théâtre de la Renaissance une pièce intitulée Rien que nous deux. À l’entracte, alors qu’elle se repose dans sa loge, on frappe à la porte : voilà que Victor Point est de retour. Il a débarqué le matin même, après trois mois en mer, et dispose de quinze jours de permission. Alice songe alors que la première visite du jeune homme est pour elle : c’est là un signe qui ne trompe pas une femme aussi experte en amour, et un trouble délicieux l’envahit.
« Puis-je vous déposer chez vous après le spectacle ? » demande Victor.
« Mais oui, bien sûr ».
Le rideau est à peine baissé, qu’il est de nouveau dans la loge de l’actrice. Et, dans la voiture, sur le chemin de retour, il lui dit brusquement sans la regarder, avec un mélange de timidité et de violence : « Depuis trois mois, je n’ai cessé de penser à vous… » « Mais, vos fiançailles ? » « Elles sont pratiquement rompues. Je n’ai plus jamais écrit ».
Pendant ces quinze jours de permission, ils ne se quittent plus. Chaque soir, il est au théâtre, et la ramène chez elle. Souvent, pour prolonger le plaisir d’être ensemble, ils rentrent à pied, enlacés dans la nuit fraîche du printemps, et s’embrassent dans les nuits sombres comme des adolescents. Ils se retrouvent plusieurs fois chez les Berthelot : le père adoptif de Victor est-il dupe ? C’est peu probable, mais cette liaison ne semble nullement lui déplaire.
Le jeune lieutenant de vaisseau doit néanmoins partir pour Londres, où il vient d’être nommé attaché naval. La Pentecôte est proche et il promet à Alice de la rejoindre à Deauville, à l’Hôtel Normandy. Les amants y passent trois jours : ivres de passion, ils ne sortent jamais de leur chambre. Entre deux étreintes, Victor apprend à Alice que Berthelot est effectivement au courant de leur aventure et qu’elle l’amuse plutôt.
Cela arrange en effet le patron de la diplomatie française. Bien qu’une amitié très ancienne le lie, lui et sa femme Hélène, à Paul Claudel, il n’est guère favorable au mariage de Victor avec la fille de l’ambassadeur poète. Un jour viendra où Alice ira jusqu’à se demander si le machiavélique Berthelot n’a pas encouragé cette liaison avec elle pour provoquer cette rupture de ces fiançailles. Mais pour l’heure, elle ne soupçonne rien, toute à sa nouvelle passion.
Seulement, Alice reste une femme capricieuse, qui exige tout de l’homme sur lequel elle jette son dévolu, et en premier lieu, sa présence constante. C’est dire combien elle supporte mal que le poste de Victor à Londres ne lui permette que de brefs séjours à Paris ou sur la côte normande. Or, voilà qu’il lui écrit pour lui annoncer qu’il a accepté de participer à la Croisière jaune organisée par Citroën, expédition qui doit durer deux ans !
C’est la foudre qui tombe sur elle : déception et vague de fureur l’envahissent. Elle est bien décidée à faire revenir son amant sur ce projet insensé, dont le départ n’est heureusement prévu que début 1931. D’ici là…
Pour l’heure, elle doit faire elle-même une tournée au Brésil. Chaque jour, à Rio, elle reçoit un télégramme de Chine de Victor, qui profite de son absence pour effectuer un voyage de reconnaissance là-bas : c’est un pays qu’il connaît bien, y ayant déjà servi en 1926. Aussi Georges-Marie Haardt, bras droit de Citroën et chef de l’expédition « Croisière jaune », a songé à lui pour obtenir de Tchang Kaï-chek, nouveau président de la République de Chine, le libre passage des vaisseaux. Négociation difficile qui exige d’ailleurs, quelques mois plus tard, un deuxième voyage de Victor Point à Pékin avant d’aboutir.
En septembre 1928, les deux amants se retrouvent finalement avec ivresse sur la plage déjà désertée de Juan-les-Pins. Deux semaines merveilleuses : Victor, jeune dieu de la mer, initie Alice au crawl et lui fait découvrir les joies de la voile. La jeune femme lui révèle, quant à elle, d’autres voluptés … Et Victor repart en poste à l’autre bout du monde. À la fin de l’année 1928, la Cocéa joue avec Pierre Fresnay Je t’attendais, de Natanson, un titre qui lui semble alors bien prophétique.
Puis Point s’installe pour un temps en France : tous les week-ends, alors en poste à Toulon, il peut être présent auprès de sa belle à Paris. Il a même choisi un hôtel à moins de 500 mètres d’elle ! Mais, il faut respecter les apparences, Alice étant toujours l’épouse de Stanislas, bien qu’ils fassent déjà chambre à part. Alors, en pleine nuit, toute la maison endormie, Alice jette un manteau sur sa chemise de nuit, passe par une fenêtre du rez-de-chaussée qu’elle laisse entrouverte et, rasant les murs dans les rues heureusement désertes, rejoint le lit de son amant qu’elle quitte au petit jour. Sa femme de chambre, mise dans la confidence, doit l’alerter par téléphone en cas d’imprévu. Il n’y en a heureusement jamais, et pourtant ce manège dure deux ans !
L’infortuné Stanislas doit véritablement avoir le sommeil profond. Quant à l’expédition en Chine, Alice n’en parle jamais, convaincue que Victor y renoncera de lui-même, puis qu’il l’aime. L’été suivant, elle repart encore trois mois pour l’Amérique du Sud, où on souhaite beaucoup la revoir, pendant que Victor, de son côté, va achever sa négociation à Pékin.
Il s’agit là de leur dernière séparation. Ils passent ensuite de longs mois l’hiver à Paris, où Alice se prépare à jouer la Petite Catherine d’Alfred Savoir et tourne son premier film avec Adolphe Manjou l’été à Juan-Les-Pins, sur le petit yacht qu’a loué l’actrice pour mieux profiter entre ciel et eau de son athlétique marin. Car l’impérieuse et fantasque Cocéa est terriblement possessive, là où Victor Point manifeste, quant à lui, à peine une ombrageuse jalousie dès que d’autres hommes regardent sa belle.
Malheureusement, la date du départ de la Croisière jaune approche, et bien qu’ils évitent d’aborder ce sujet, et que l’orgueilleuse Alice feigne une totale indifférence aux préparatifs de l’expédition dont toute la presse parle pourtant avec abondance, elle ne peut ignorer que son amant y joue un rôle important. Il y commandera en effet l’une des deux équipes.
Dès qu’Alice n’a plus de doute sur la détermination de son amant, elle se raidit et s’éloigne avec flegme du marin. Victor, furieux et blessé, laisse passer une quinzaine de jours sans la voir. Enfin, n’y tenant plus l’un et l’autre, ils se fixent un ultime rendez-vous au « Bœuf sur le toit ». La scène est courte et violente et comme Alice refuse de l’écouter plus longtemps, Victor, qui porte un revolver sur lui, menace de se tuer. Prise de peur, Alice cède et l’accompagne jusqu’à son hôtel pour une dernière explication : mais rien ne s’arrange. Il lui reproche son indifférence pour sa carrière et une aventure qui le passionne.
Il lui répète aussi qu’il n’aime qu’elle au monde, et qu’il a même résisté à Philippe Berthelot qui veut l’éloigner d’elle. Mais Alice, têtue, fermée, répète inlassablement :
« On ne quitte pas volontairement pendant deux ans une femme qu’on aime… » Et comme il ne cède pas à ses larmes, elle lui jette avec fureur : « Je ne t’écrirai jamais. Que tu me retrouves en rentrant, c’est possible, mais c’est possible aussi que tu ne me retrouves pas. Je t’aurais prévenu… » Et jusqu’à son départ pour la Chine, elle ne le revoit plus.
L’aventure de la Croisière jaune se révèle beaucoup plus difficile et périlleuse que ses organisateurs ne l’ont prévu.
Dès les premiers jours, le groupe dévolu à la Chine a d’innombrables ennuis et après de nombreux et terribles épisodes, Victor Point se trouve pratiquement prisonnier avec ses compagnons : le lieutenant de vaisseau broie du noir. Depuis son départ de France, il n’a reçu aucune lettre d’Alice qui met à exécution sa menace. Pourtant, lui continue à lui écrire.
Des lettres de plus en plus désespérées :
« Je n’ai plus aucune confiance dans l’avenir. Tout ce que tu m’as dit avant de partir me torture. Je sens bien que tous les rêves que j’ai faits sont impossibles. Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux que je meure en Chine ».
L’équipée française, après bien des malheurs, parvient à prévenir la France du sort qu’elle subit en Chine. Mais, comme rien n’est facile à l’autre bout du monde, il leur faut des mois pour être rapatriés.
Néanmoins, le premier coup de téléphone du lieutenant Point en arrivant à Marseille est évidemment pour Alice Cocéa.
« Retenez-moi une chambre à Paris, à l’hôtel où vous habitez » lui demande-t-il.
« Il n’en est pas question, répond Alice avec froideur, mais son interlocuteur semble tellement éprouvé, qu’elle veut atténuer le coup : « Vous savez, il faudra me reconquérir. Après un an et demi de séparation, j’ai peut-être tourné les pages un peu plus vite que vous. »
En dix-huit mois, la volage et rancunière Alice a en effet tourné de nombreuses pages. D’abord elle a divorcé de Stanislas de La Rochefoucauld, avant de s’étourdir dans une vie de plaisirs, dépensant sans compter, courant les couturiers et les cocktails. On peut la voir danser toutes les nuits à la « Boîte à Matelots », un dancing à la mode, tout en poursuivant sa carrière à la scène et sur l’écran. Elle ne veut plus penser à Victor, et, d’ailleurs, son père adoptif, Philippe Berthelot, a fait comprendre sans ambiguïté à la sœur d’Alice que, pour lui, leur aventure amoureuse est terminée.
Alice a donc pris pour amant un de ses danseurs préférés, fils d’un riche industriel qui s’initie aux secrets de la finance chez un agent de change, Robert L… Victor revient bien trop tard. Pour ranimer leur amour, il tente alors d’exciter sa jalousie en flirtant avec d’autres ou en lui parlant de beaux partis que Philippe Berthelot lui présente… Ce n’est pas la bonne méthode face à une femme de caractère comme Alice.
Pour l’été, elle loue un Yacht dans le midi, et son ancien amant insiste pour l’y rejoindre quelques jours : n’est-ce pas là que naguère, ils ont connu leurs heures les plus passionnées ? Mais la veille du départ d’Alice, il surgit chez elle, extrêmement tendu, nerveux :
« On dit dans Paris que vous avez un amant.»
Surprise, décontenancée, elle tente de s’en tirer sur le ton de la plaisanterie :
« Mon cher, qui va à la chasse perd sa place… »
Puis, devant la pâleur de son visage, craignant le pire, elle préfère lui mentir :
« Mais ce n’est pas vrai, Victor. Qui vous a-t-on nommé ?
« Robert L. »
« Mais vous le connaissez, vous l’avez rencontré chez moi, nous avons beaucoup dansé ensemble, c’est sûr. Mais, croyez-moi, ce n’est qu’un flirt, rien d’autre… ».
La croit-il ? Ou feint-il de la croire, en dépit des apparences ? En tous cas, rien ne peut désormais éteindre la jalousie qui le dévore. Cette jalousie explique-t-elle qu’il ait rejoint Alice à Cannes avant la date prévue, comme pour la surprendre ? Le malheur veut qu’il y renconte justement Robert, qui ne devait en repartir que le lendemain. Victor tâche de faire bonne figure, l’invite même à les accompagner au Gala du Casino, où le trio soupe et danse. On convient qu’Alice raccompagnera Robert sur son voilier Le Blue Crest le lendemain 8 août jusqu’à Saint-Raphaël, et qu’on prendra Victor au passage à Agay, vers midi.
Il est bien là au rendez-vous et s’approche du yacht en canot. Alice et Robert sont penchés sur le bastingage, mais Victor n’accoste pas. Debout, le visage crispé, les yeux fous, il leur crie leur trahison :
« Vous m’avez pris ce que j’ai de plus cher au monde » jette-t-il à Robert.
Et alors qu’Alice veut protester :
« Je sais tout, la coupe-t-il, j’ai trouvé les lettres de Robert dans un tiroir de votre chambre ! »
Eh oui, l’imprudente Alice se souvient maintenant y avoir laissé deux lettres d’amour qui ne laissent place, hélas, à aucune équivoque. Le canot commence à s’éloigner. Soudain Victor lâche les rames, plonge la main dans sa poche, en sort un revolver et l’appuie sur sa joue :
« Non, non, hurle Alice… Victor, c’est idiot… On ne se tue pas pour une femme ! » Victor la regarde, hésite, puis jette l’arme au fond du canot. Rassurée, mais à bout de nerfs, Alice s’effondre, la tête entre les mains. Quelques secondes s’écoulent… Elle est soudain tirée sa torpeur par le bruit d’une double détonation. Quand elle se redresse, c’est pour voir le cadavre de Victor basculer dans l’eau. Il a ramassé le revolver et s’est tiré deux balles dans la bouche. Alice s’évanouit, en même temps que sa carrière.
Après ce drame et pendant plusieurs années, une partie du public et de la presse manifeste son hostilité à la trop coquette actrice, la jugeant responsable du suicide de Victor Point.
À plusieurs reprises, elle est accueillie par des huées et des « Point, Point, Point », cruellement scandés. Et puis le temps finit par faire son œuvre. Alice connait d’autres nombreuses amours… tout aussi volages mais, heureusement, moins tragiques. Accusée d’avoir collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est arrêtée puis relâchée : néanmoins, cette inculpation a raison de sa carrière, qui s’achève dans les années 1960, après quelques apparitions peu mémorables au cinéma et au théâtre. Alice Cocéa meurt seule, à Boulogne-Billancourt, à l’âge de soixante-dix ans.