Le 9 avril 1964, un double meurtre fut perpétré dans la commune des Mesnuls, près de Montfort-l’Amaury, dans les Yvelines (qui s’appelaient encore la Seine-et-Oise). Il eut lieu dans une luxueuse villa blanche de style moderne, construite en 1926 – à partir d’esquisses, disait-on, de l’architecte Mallet-Stevens, qui était un ami du propriétaire. Celui-ci, Louis Ribeyrol, était un riche marchand d’art parisien qui possédait une galerie rue de Penthièvre. À l’époque où le meurtre fut commis, son fils François, âgé de soixante-douze ans, était le possesseur de la villa. Les victimes étaient une femme de quarante et un ans, Juliana Ribeyrol, sa troisième épouse, et un jeune homme de vingt-cinq ans, Arnaud Fabre d’Estival, fils d’un universitaire et d’une pédiatre réputée.

Le village cossu, la luxueuse villa, le milieu huppé auquel appartenaient les protagonistes firent que les journaux donnèrent, dès le départ, un large écho à ce fait divers ; et les premières informations qui filtrèrent, dans les jours qui suivirent, renforcèrent la curiosité du public. Dès le lendemain du crime, Hugues Ribeyrol, fils aîné de François, et son bras droit à la tête des affaires familiales, fit une brève déclaration, face aux journalistes présents devant la propriété. Son père était encore trop choqué pour s’exprimer lui-même, leur expliqua-t-il, mais il comprenait l’intérêt de leurs lecteurs pour l’affaire et tenait à leur résumer les faits. Son père et sa belle-mère s’étaient trouvés, peu après dix heures du soir, en présence d’un intrus armé d’un revolver qui avait fait irruption dans le salon ; une lutte s’était ensuivie – « Mon père est un homme impulsif, c’est sans doute regrettable, mais il n’est pas du genre à se laisser intimider par un voyou » – au cours de laquelle l’intrus avait trouvé la mort ; hélas, une balle perdue avait également atteint sa belle-mère, qui était morte sur le coup. L’enquête permettrait de préciser le déroulé des événements, conclut-il, avant de les remercier de leur attention et de regagner la maison, sans répondre à aucune question.

Ces propos eurent le don de mettre en fureur le procureur de la République de Versailles en charge de l’affaire. Il avait pris la peine de se déplacer sur les lieux, au lieu d’y envoyer un substitut, et il n’aimait pas du tout qu’on piétine les plates-bandes de la Justice. Le soir, il convoqua les journalistes au tribunal de grande instance de Versailles et fit un point presse à leur intention. Il rappela d’abord les données de base de l’affaire, l’heure et le lieu des événements, l’identité des protagonistes ; puis, fait très inhabituel à ce stade de l’enquête, il leur en révéla un détail.

– La police a notamment recueilli le témoignage du chauffeur de monsieur François Ribeyrol qu’il a ramené chez lui peu avant l’heure supposée des faits. Cela, ajouta-t-il avec un bref sourire, ne comporte aucune appréciation sur le bien-fondé des charges qui pourraient être retenues contre tel ou tel.

Les connaisseurs des affaires judiciaires n’eurent aucun mal à décrypter le message. Cette dernière phrase était aussi la dernière de l’article du code de procédure pénale ordonnant le secret de l’enquête et de l’instruction, mais ajoutant que : « Toutefois, afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes, le procureur de la République peut rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause. » Parcellaires, voire inexactes, voilà donc ce qu’il fallait penser des informations qu’Hugues Ribeyrol avait cru bon de propager ; mieux encore, le fait que son père soit rentré chez lui « peu avant » les faits permettait peut-être de compléter, voire de rétablir, la vérité. Vu par des esprits amateurs de détails croustillants, cela amenait à se poser deux questions : le mari était-il présent sur les lieux avant, ou bien était-il arrivé… pendant quelque chose ? Et l’« intrus » en était-il vraiment un ? Pour que le procureur, qui ne pouvait ignorer combien son auditoire aimait les détails croustillants, se soit malgré tout risqué à les divulguer, faisant une entorse au secret de la procédure, c’est que la présentation des faits par Hugues Ribeyrol lui avait paru gravement tendancieuse, ou même trompeuse, au point de nuire au climat de l’enquête ; il avait choisi, en quelque sorte, de rebattre brutalement les cartes. En tout cas, les journalistes quittèrent le TGI dans un Versailles frais et printanier, d’excellente humeur : une belle série d’articles, voire un vrai roman-feuilleton se profilait devant eux.

Hugues Ribeyrol s’abstint, dès lors, de toute déclaration publique, mais le mal était fait. Tout le monde s’accorda à penser que, dans son empressement à défendre l’image de la famille, il avait commis une grosse bourde ; que sans elle, et la réaction du procureur qu’elle avait provoquée, la question du retour du mari à la maison ne serait pas venue aussi vite, ni aussi bruyamment, sur le tapis. Tout le monde sauf un de ses proches amis qui, interviewé à la radio, lâcha qu’une telle bévue l’étonnait d’un homme aussi avisé, « si du moins, c’est bien une bévue… ».

Les ingrédients du parfait roman-feuilleton émergèrent rapidement, comblant les espoirs des journalistes. La différence d’âge, trente et un ans, entre le mari et la femme ; et ce qui allait avec, l’un chauve, trapu et bedonnant, l’autre une belle Italienne, dont c’était le deuxième mariage, et qui avait été mannequin dans sa jeunesse. Les journaux exhumèrent des photos d’elle, parues dans des magazines italiens, en bikini sur une plage ou riant au bras de jeunes hommes – en omettant parfois de souligner que ces photos remontaient à quinze ou vingt ans. Arnaud Fabre d’Estival, lui, pouvait facilement endosser le rôle du jeune amant, qu’elle aurait pris pour pimenter sa vie : belle gueule (il ressemblait à Gérard Blain), fils de famille dévoyé au passé mouvementé, tour à tour « blouson noir » et militaire en Algérie. Mais d’autres articles rapportèrent des propos de proches, selon lesquels les deux époux étaient sincèrement épris l’un de l’autre ; la belle Juliana venait d’une famille d’artistes, son père était luthier, sa mère restauratrice de tableaux ; et plusieurs peintres de renom, dont François Ribeyrol était le marchand, affirmèrent qu’elle avait un vrai goût pour la peinture et qu’elle jouait un rôle auprès de son mari. De plus, ils avaient une fille de neuf ans, Clara, que son père adorait.

– Juliana et Clara l’ont fait rajeunir de vingt ans, affirma un de ses amis d’enfance. Ce n’était tout simplement plus le même homme.

Il se disait écœuré par ce que certains journaux insinuaient, salissant la mémoire d’une femme morte tragiquement.

Ribeyrol, prévoyant, fit accompagner Clara à l’école en voiture, alors qu’habituellement sa gouvernante l’emmenait à pied ; il eut raison, parce qu’un photographe n’hésita pas à la guetter devant chez elle, suivre la voiture en scooter puis commencer à la photographier, alors qu’elle bavardait avec d’autres fillettes sur le trottoir. Le chauffeur l’aperçut, se rua sur lui et le mit en fuite ; le journal publia pourtant une photo qu’il avait réussi à prendre – la jurisprudence sur le droit à l’image, notamment des enfants, était bien moins protectrice qu’aujourd’hui.

Le procureur réunit une nouvelle conférence de presse au cours de laquelle il demanda solennellement aux journaux d’avoir un minimum de pudeur et de décence. (Pince-sans-rire, il avait apporté un Petit Larousse et invita ceux qui ignoraient sans doute le sens de ces deux mots à venir le consulter.)

Un des journalistes lui posa la question qui les intéressait tous et qui passionnait leurs lecteurs :

– La petite a assisté aux faits ?

– Non, répondit le procureur d’une voix ferme. Oui, elle était dans la maison, je sais que vous allez me le demander, mais non, elle n’y a pas assisté.

– C’est elle-même qui vous l’a dit ?

– C’est elle-même qui nous l’a dit.

– Et vous êtes sûr que c’est la vérité ?

– Nous ne lui avons pas fait prêter serment, si c’est là votre question.

Le journaliste hocha la tête – on ne fait pas prêter serment aux enfants.

Du côté de la première famille de François Ribeyrol, l’ambiance était bien différente. Sa première épouse, Guillemette, mère d’Hugues et de sa sœur Étiennette (son deuxième mariage avait été bref, et n’avait laissé aucune descendance), était la fille d’un richissime financier et collectionneur, client de Louis Ribeyrol ; François avait vingt-deux ans à l’époque, et on disait que le mariage avait été arrangé. « Impression oseille couchant », avait titré à l’époque un journal satirique, jeu de mots sur la toile de Monet, au-dessus d’une caricature montrant un financier en haut-de-forme, et un colporteur à la hotte pleine de tableaux, topant comme deux maquignons à côté d’un lit nuptial, où les jeunes époux étaient couchés. Guillemette était maigre et plaintive ; elle était protégée par une garde rapprochée de domestiques – femme de chambre, dame de compagnie – qui l’avait entourée pendant sa jeunesse, puis après son divorce et qui, entre-temps, pendant les quatorze ans que dura leur union, s’écartait de mauvaise grâce pour laisser passer son époux. « Nos enfants ont été conçus au parloir », avait-il coutume de plaisanter. Il avait vite pris l’habitude d’aller chercher du réconfort ailleurs et ne s’en cachait pas ; cela ne semblait choquer ni ses beaux-parents, ni ses parents, ni même sa femme, à la condition expresse qu’il ne conçoive pas ailleurs. Il se prémunissait contre toute mauvaise surprise en combinant le préservatif et les cadeaux suffisamment généreux pour que d’en tarir la source, par une action en recherche de paternité toujours hasardeuse, soit un mauvais calcul. Ces mesquines conditions de vie l’aidaient peut-être à sentir tout le contraire chez un artiste, la pure flamme de l’idéal, de l’amour et du désintéressement ; en tout cas, c’était un découvreur de talents aussi remarquable que son père, et ses affaires étaient florissantes.

Hugues ressemblait à son père, avec lequel il travaillait depuis toujours, Étiennette ressemblait à sa mère, mais tous les deux partageaient une conviction avec le reste de la famille : François n’aurait jamais dû concevoir ailleurs. Les Ribeyrol s’étaient accommodés de sa seconde épouse, une femme de trente-neuf ans, à laquelle ils trouvaient des qualités, et surtout celle de l’âge : à l’époque, une grossesse à trente-neuf ans était considérée comme à haut risque. Ils lui avaient fait un premier accueil réservé, s’étaient rapprochés d’elle deux ans plus tard, puis l’avaient définitivement adoptée encore deux ans après quand il était devenu clair que le couple n’aurait pas d’enfant – après tout, c’était normal que le pauvre François aspire au bonheur conjugal. Mais c’est aussi le moment où François s’était séparé d’elle (généreusement, selon les critères qui dictaient cette générosité-là) : lui, ce à quoi il aspirait vraiment, c’était à goûter enfin la jeunesse, de corps et d’esprit, qu’il savait déceler chez un artiste, mais qu’il n’avait jamais connue dans son propre foyer. Quand, à l’âge de soixante-deux ans, il épousa une belle Italienne de trente et un ans, ses enfants ne trouvèrent plus du tout normal qu’il aspire au bonheur conjugal ; et quand, à peine un an plus tard, la petite Clara naquit, et qu’il rayonna de bonheur, ils jugèrent qu’il était devenu sénile, et que l’enfant n’était peut-être pas de lui. Une aventurière et une bâtarde s’étaient introduites dans la famille, et qui sait ce à quoi elles avaient ouvert la porte : au fil des années, une ribambelle de bambini, tous de pères différents, allaient peu à peu dévorer leur fortune, devant un vieillard aveugle et crédule. Guillemette, dans son exil suisse, les confortait dans leurs craintes à chaque visite qu’ils lui rendaient. « Mes pauvres enfants, vous n’avez pas mérité cela », leur répétait-elle d’une voix plaintive et résignée.

En réalité, Clara resta le seul enfant du couple, et Juliana donnait toutes les apparences d’une épouse affectueuse et sincère ; mais les deux héritiers, Hugues surtout, ne leur pardonnèrent jamais les affres d’angoisse qu’elles leur avaient fait traverser. Dans leur esprit, la brèche restait béante et s’agrandissait d’elle-même : leur père avait vu le mauvais accueil qu’ils avaient réservé à leur belle-mère et à leur demi-sœur, il en avait souffert, ils trouvaient donc presque logique, inconsciemment, qu’il le leur fasse payer au moment de rédiger son testament. Ils s’étaient effrayés en imagination, et maintenant ils se punissaient en imagination. Ces abîmes de crainte et de culpabilité restaient d’ailleurs à peine décelables, sous un quotidien lisse et policé : Hugues côtoyait chaque jour François et Juliana dans la galerie et les bureaux de l’étage au-dessus. Étiennette (qui était restée vieille fille, instruite par sa mère des malheurs du mariage) et Hugues, avec sa propre femme et ses enfants, venaient régulièrement passer le week-end dans la propriété des Mesnuls. Telle était la situation que les journalistes découvrirent, en menant leur enquête, du côté des Ribeyrol.

Du côté Fabre d’Estival, c’était un autre genre de roman-feuilleton. Le jeune homme qui avait trouvé la mort, Arnaud, était le fils d’un universitaire, professeur de lettres et de civilisation latines à la Sorbonne, après l’avoir été à la faculté d’Orléans, et d’une pédiatre, chef de service à l’hôpital Necker ; son frère aîné, Fabrice, enseignait la musicologie, sa sœur, Thérèse, avait fait l’école des Chartes ; quant à Arnaud, le petit dernier, il n’avait pas son bac. Il s’était lui aussi illustré, mais dans d’autres domaines ; il avait été arrêté deux fois dans des rixes en banlieue, et une fois pour avoir été mêlé à un cambriolage dans une pharmacie. Il n’y avait pas véritablement pris part, il avait accompagné deux amis, venus voler des produits psychotropes. Ils s’étaient introduits dans la boutique en fracturant une fenêtre à l’arrière et l’avaient laissé sur place pour faire le guet ; un voisin les avait entendus et avait alerté la police, qui avait cueilli tout ce petit monde en douceur. Il était encore mineur, il était seulement complice, pas auteur des faits, et son père avait fait appel à un bon avocat qui avait obtenu pour lui une simple amende, sans inscription au casier judiciaire. Mais lorsqu’il eut dix-huit ans, en 1957, qu’il fut donc incorporable dans l’armée, il n’essaya même pas d’avoir un sursis, au moins jusqu’à son bac, et son père ne fit rien pour cela non plus. Sa mère y était favorable, vu les circonstances de l’époque ; mais il lui fit valoir qu’Arnaud courrait peut-être moins de risques en Algérie sous l’uniforme qu’en banlieue sous son blouson noir, et l’argument était recevable. En réalité, l’idée d’être débarrassé de son fils lui plaisait beaucoup – et l’idée de s’éloigner de son père plaisait également beaucoup à Arnaud.

De fait, l’armée parut lui convenir, au point qu’il intégra un peloton d’élèves sous-officiers, et qu’il s’engagea pour cinq ans. Dans un premier temps, cela rassura plutôt sa famille, malgré les dangers encourus ; Arnaud avait trouvé, sinon sa voie, au moins une voie. Mais il apparut, au cours de l’année 1961, que le capitaine auquel il devait sa vocation, Hornung, en qui il avait trouvé une sorte de mentor, faisait partie des officiers putschistes d’Alger ; pire, après sa démobilisation en 1962, avec le grade de sergent-chef, le nom d’Arnaud Fabre d’Estival apparut dans plusieurs documents de l’OAS saisis par la police et les journaux s’en firent l’écho. Son père, jusque-là fier de son nom à rallonge, regretta alors de ne pas s’appeler Dupont ou Durand. Si Arnaud avait trouvé une voie dans l’armée, c’était plus par esprit d’aventure, semblait-il, que par goût de l’obéissance et de la légalité. La justice n’ayant aucun fait précis à lui reprocher, il ne fut pas inquiété ; mais cet épisode joua un rôle considérable au moment des meurtres commis aux Mesnuls.

Après l’armée, son père avait cherché parmi ses relations, et lui avait trouvé un poste de contractuel, responsable du mobilier, à la Bibliothèque nationale. Certes, ce n’était sans doute pas la voie dont Arnaud rêvait au départ ; mais avec le temps, la vocation familiale se réveillerait peut-être en lui, celle des livres, il serait titularisé comme magasinier de deuxième classe ; et même, qui sait, il irait un jour jusqu’à passer le concours de magasinier principal. Hélas, le destin ne lui permit pas de combler ces espoirs paternels, pourtant modestes.

L’enquête se focalisa sur deux points principaux : l’intrusion dans la maison et le revolver utilisé qu’on avait retrouvé sur les lieux. Une information judiciaire avait été ouverte et un juge d’instruction saisi ; les Ribeyrol auraient sans doute aimé que l’affaire soit classée sans suite, intrusion d’un cambrioleur, légitime défense, victime accidentelle, et l’on referme le dossier, mais la présence de deux cadavres ne le permettait pas. Sans parler du doute qu’avait laissé planer le procureur, sur l’heure du retour du mari à la maison, qui ouvrait la porte à un autre genre de scénario. Entre le témoignage du chauffeur, qui mentionnait avoir ramené François Ribeyrol « peu avant 22 heures », puis être reparti chez lui, au Perray tout proche, les premières constatations des gendarmes de Montfort, suite à l’appel d’Hugues au 17, puis celles du médecin légiste, arrivé dès 23 h 35, mais seulement en mesure de déterminer que les victimes étaient mortes depuis moins de deux heures, le déroulé des faits restait incertain. On retrouva la voiture d’Arnaud Fabre d’Estival, une Alfa Romeo cloquée par la rouille et les retouches de peinture, dans le village, mais rien à l’intérieur qui pût éclairer l’enquête. Elle était garée loin de la villa ; mais cela pouvait aussi bien indiquer qu’il avait voulu en visiter plusieurs, pour les cambrioler, ou qu’il venait voir Juliana mais qu’il s’était garé loin pour ne pas attirer l’attention.

Un troisième détail occupa aussi le juge d’instruction : l’heure de l’appel d’Hugues au 17, 22 h 38, qui pouvait paraître tardive, si l’on considérait que les faits s’étaient déroulés « peu après 22 heures ». Hugues était présent avec son père dans la Mercedes, qui les ramenait d’une réception à Versailles, alors que Juliana était restée aux Mesnuls avec Clara. Il avait dit bonsoir à son père devant la porte de la villa, et il allait reprendre sa propre voiture pour regagner Paris quand il avait entendu des coups de feu et s’était précipité dans la maison. La porte était fermée à clef ; François avait utilisé la sienne, il avait refermé derrière lui, puis Hugues avait utilisé, à son tour, la clef qu’il avait toujours sur lui. Interrogé sur le premier délai qui s’était écoulé, entre leurs adieux et le moment des coups de feu, il répondit « un bon quart d’heure, peut-être vingt minutes » ; et il expliqua qu’il avait flâné dans le parc avant de remonter dans sa voiture. Il avait coutume de le faire, surtout pendant une belle soirée de printemps comme celle-là ; c’était là qu’il avait passé son enfance et il aimait s’y promener, pour profiter des fleurs se succédant au fil des saisons – en l’occurrence, précisa-t-il, les iris ornant les berges de la serpentine d’eau qui traversait la propriété. Vu la taille et la beauté de ce parc à l’anglaise, cela n’avait rien d’invraisemblable. Mais, en situant donc les faits vers 22 h 15, cela laissait un second délai de vingt-trois minutes, entre son entrée précipitée dans la maison et son appel au 17, et lui était plus problématique.

Hugues expliqua qu’il s’était d’abord occupé de son père, qu’il avait trouvé hébété, en état de choc ; ensuite, il avait fait le tour de la maison, craignant que l’intrus n’ait eu des complices.

– Et Clara ?

– Bien sûr, je suis allé la voir, elle était dans sa chambre…

– Le bruit l’avait réveillée ?

– Oui, la pauvre petite, elle avait allumé la lumière mais elle n’osait pas sortir… Je l’ai rassurée comme j’ai pu puis je suis redescendu, en lui disant de m’attendre là-haut.

Après quoi, seulement, il avait appelé le 17.

– Je comprends que ces vingt-trois minutes peuvent paraître longues après coup, reconnut-il, mais pour moi, ça s’est passé très vite, j’ai… j’ai fait ce que je jugeais nécessaire.

– Mais les victimes ? Est-ce que la première urgence n’aurait pas été d’appeler les secours, pour tenter de les sauver ?

– Mais elles étaient mortes !

De fait, le rapport du médecin légiste précisait qu’elles avaient dû mourir, lui sur le coup, elle très rapidement ; néanmoins, le juge d’instruction s’étonna :

– Comment pouviez-vous en être sûr, à ce moment-là ?

– Elles ne bougeaient plus, ne respiraient plus, Juliana baignait dans son sang… c’était évident.

– Vous vous en êtes assuré ? Vous leur avez, je ne sais pas, pris le pouls ?

– Oui, je… j’ai fait ce qu’il fallait.

– On peut quand même penser que vous vous êtes davantage préoccupé de votre père et de la maison que de savoir s’il y avait encore une chance de sauver, au moins votre belle-mère, vous ne croyez pas ?

L’avocat qu’avaient choisi les Ribeyrol, maître Wouters, l’un des plus célèbres pénalistes de l’époque, qui assistait Hugues ce jour-là dans le cabinet du juge, s’insurgea vivement contre cette affirmation tendancieuse et menaça ce dernier : s’il poursuivait dans cette voie, il conseillerait à son client de ne plus répondre à aucune de ses questions.

– J’ai une décision capitale à prendre, maître, répondit le juge, et j’essaye seulement de me faire une idée précise de la situation. Précise et impartiale, croyez-le bien.

Cette décision, c’était de choisir entre deux scénarios. Croire à celui soutenu par François Ribeyrol, et qu’Hugues avait servi aux journalistes, une bagarre avec un intrus armé d’un revolver, donc la légitime défense ; dans ce cas-là, rendre une ordonnance de non-lieu, en acceptant l’idée qu’une balle perdue ait pu tuer Juliana, était envisageable. Ou bien en douter et imaginer un autre scénario, plus complexe, et qui laissait de nombreuses zones d’ombre ; mais qui conduisait vers une mise en accusation de François Ribeyrol, et vers la tenue d’un procès aux assises. Les raisons d’en douter étaient réelles : l’heure de son retour à la maison, qui avait précédé de peu les faits, et la mort de son épouse ; toutes les deux se seraient bien accordées avec la réaction d’un mari trouvant sa femme en compagnie de son amant – même si le juge ne le formulait pas aussi crûment – et tirant sur eux, suivie d’un faux témoignage. Mais cela supposait, un, qu’il n’y ait pas eu d’entrée par effraction, et deux, que le revolver appartienne à François Ribeyrol : les deux points principaux autour desquels tournait l’enquête. Autre raison de douter du récit de Ribeyrol, l’idée qu’un homme de soixante-douze ans, même costaud comme il l’était, ait pu terrasser un jeune homme de vingt-cinq ans, athlétique, et qui venait de passer cinq ans dans l’armée.

Les rapports des gendarmes, et des enquêteurs qui les avaient suivis, n’aidaient guère à faire la lumière sur les événements. Quatre balles avaient été tirées ; deux avaient atteint Arnaud Fabre d’Estival, une dans la mâchoire et une autre dans la poitrine ; une s’était fichée dans le plafond du salon ; enfin, une avait touché Juliana Ribeyrol au cou et lui avait déchiré la carotide interne, ce qui l’avait fait se vider de son sang. D’après François Ribeyrol, les choses s’étaient déroulées de la manière suivante : l’intrus était entré dans le salon par une porte latérale et avait brandi son arme en direction de Juliana, sans voir qu’il se trouvait sur le côté, dans l’ombre ; François s’était jeté sur le revolver et l’avait dévié vers le haut, en le saisissant par le canon ; c’est alors qu’une première cartouche avait été tirée, la balle se logeant dans le plafond. Juliana s’était précipitée pour lui venir en aide ; hélas, l’intrus avait alors tiré une deuxième fois, la balle atteignant la jeune femme au cou. Un tir réflexe, sans doute, dont le résultat avait dû surprendre et déstabiliser l’assaillant ; François en avait profité pour lui tordre le poignet et lui faire viser son propre menton, tout en glissant à moitié son index à l’intérieur du pontet et en appuyant sur le doigt de l’intrus, jusqu’à déclencher le tir qui lui avait fracassé la mâchoire. Il s’était écroulé ; François lui avait alors tordu le bras, désormais inerte, et lui avait fait tirer une dernière balle, qui l’avait atteint entre la quatrième et la cinquième côte sternale, et lui avait perforé le cœur.

Les enquêteurs émirent des doutes sur ce scénario pour deux raisons principales. Avec ce type de revolver, un Mle 1892 8 mm, il faut exercer une forte pression sur la queue de détente pour déclencher le tir, si l’on n’a pas fait d’abord basculer le chien vers l’arrière : le doigt doit alors l’armer, donc comprimer le grand ressort intérieur à la poignée de l’arme pour que le chien recule puis décroche, et revienne s’abattre sur la cartouche. Ils doutaient que l’index de François, juste glissé dans l’étroit pontet, ait pu appuyer assez fort sur celui de l’assaillant pour le contraindre à se tirer une balle dans sa propre mâchoire. « J’étais hors de moi, expliqua François, je ne sentais plus ma force. Je pense que… » Il réfléchit un moment, puis ajouta : « Oui, ça me revient : j’ai dû m’aider avec les doigts de l’autre main. J’ai dû saisir sa main entre les deux miennes (il mima le geste), et serrer ses doigts comme dans un étau jusqu’à ce qu’il tire. » Le juge d’instruction s’étonna qu’il ne lui donne ce détail que maintenant, après que lui-même eut mentionné l’objection des enquêteurs à son premier récit ; il s’en souvenait soudain ? Mais maître Wouters s’indigna à nouveau : tout s’était déroulé en quelques secondes, dans la confusion totale ; la peur peut donner des ailes, mais peut aussi décupler les forces, c’est bien connu. « Et il ne faut pas négliger un élément, monsieur le juge : le voyou qui s’est introduit dans la maison vient de voir Juliana mourir par sa faute, ce qu’il n’avait pas prévu, juste un cambriolage ; de plus, il se souvient peut-être, un peu tard, qu’il est né Fabre d’Estival, qu’il a servi dans l’armée, qu’il n’est pas un tueur endurci. Résultat, comme mon client vous l’a dit, il est déstabilisé, sa résistance est amoindrie. Pendant une fraction de seconde peut-être, mais mon client a su la saisir, pour ne pas subir le même sort que sa femme. » Les arguments se tenaient.

Les seconds doutes des enquêteurs venaient de la nature du quatrième tir, celui qui avait tué le jeune homme. Il avait été effectué à bout touchant, comme en témoignaient les traces de brûlure sur sa chemise ; avec une précision remarquable, comme si le tireur avait pris le temps de trouver, du bout du canon, l’espace intercostal proche du cœur ; et la balle avait été tirée perpendiculairement au cœur, alors qu’on aurait pu s’attendre à une certaine imprécision, un certain angle, s’il bataillait en même temps avec l’intrus pour retourner son arme contre lui. Tout cela ressemblait plus à une exécution calme et froide qu’à un coup tiré au cours d’une bagarre.

– Mais il s’était écroulé au sol, mon client vous l’a dit, après la première balle qu’il avait reçue dans la mâchoire ! Il n’offrait plus la même résistance !

Là encore, l’argument se tenait ; mais il pouvait aussi se retourner contre François Ribeyrol et conduire à penser qu’on sortait du cadre de la légitime défense. Dont la loi stipule, comme le fit observer le juge, qu’elle doit être « nécessaire, simultanée et proportionnée à l’agression » ; donc, qu’elle ne s’applique plus si l’agresseur est déjà mis hors d’état de nuire.

– En somme, vous reprochez à mon client de ne pas avoir feuilleté le code pénal d’une main, pendant qu’il essayait de sauver sa peau ! Sa femme venait d’être tuée sous ses yeux quelques secondes plus tôt, ne l’oubliez pas ! Je chercherai dans la jurisprudence, mais je suis sûr que lorsqu’il y a déjà eu une victime, donc que l’assaillant n’a pas hésité à tirer une première fois, la légitime défense s’applique de façon plus large : on sait ce qui risque d’arriver, ce n’est pas une menace théorique ! Vous connaissez comme moi l’article 122-6, sur la présomption de légitime défense et les deux circonstances qui la fondent, entrée de nuit par effraction dans un lieu habité, vols ou pillages commis avec violence ; non seulement elles sont présentes toutes les deux, mais il ne s’agit pas seulement de vols et de pillages, mais d’un premier meurtre !

Le juge hocha la tête.

– Je comprends tout cela, maître. Mais vous, n’oubliez pas non plus une chose : je ne suis pas là pour juger votre client, mais pour instruire l’affaire, donc pour rassembler tous les éléments à charge, et tous les éléments à décharge.

On en revenait donc aux deux fondamentaux de l’affaire : entrée par effraction ou non, et qui était en possession de l’arme au départ. Ce furent eux qui retinrent l’attention lors du procès, qui se tint à la cour d’assises de Versailles en novembre 1964.