Les Hommes sauvages : j’étais toujours attiré par ces deux statues quand nous étions en vacances à La Bastide. Et que Thérèse m’emmenait à la cathédrale d’Albi, voisine de Chantenac, notre village. Un homme et une femme en réalité, aux corps couverts d’écailles ; lui barbu, elle avec de longs cheveux blonds et flottants. Qui tranchaient avec le reste des statues du chœur. Perchés là-haut, dans cet étage supérieur où ils étaient entourés de chardons et d’églantines hérissés de piquants. De monstres, d’animaux étranges et repoussants. Relégués là-haut, visqueux sans doute, avec leurs peaux de serpent. Ce n’était pas eux qu’il fallait regarder, ou juste comme repoussoirs, pourtant ils m’attiraient à chaque fois.
Quand j’y repense aujourd’hui, c’était déjà raccord avec tellement d’autres choses. Qui allaient arriver ensuite, ou qui étaient déjà arrivées pour toi. Comme les chèvres de l’estive perchées dans les rochers, ou la fable que maman m’avait racontée sur ta mort, par peur de me dire la vérité. Et pour moi – la liste est longue, de ces autres choses. Celles qu’il fallait regarder, ou faire, mais moi je regardais à côté.
Thérèse me décrivait les sculptures du chœur, qu’elle connaissait dans leurs moindres détails. Les belles sculptures, celles de l’étage en dessous. J’y suis retourné il n’y a pas longtemps : elles sont époustouflantes. Jean, Mathias, Philippe, jeunes et beaux comme les invités d’une noce. La robe rouge de Judith, ample dans le bas et corsetée dans le haut, qui pourrait figurer dans un défilé de haute couture. L’Ange et la Vierge de l’Annonciation et leurs vêtements encore plus luxueux, avec plusieurs épaisseurs de capes et de robes, bleu, rouge, vert, doré. Et les fourrures, les manteaux, les ceintures, les bijoux, les chaussures – déjà tout le luxe à la française. Les plis des drapés sont si profonds, on se demande comment le ciseau d’un sculpteur a pu obtenir une telle souplesse, un tel naturel. On dirait que le personnage vient de bouger, sa robe de s’immobiliser ; mais elle prendra d’autres plis dans un instant, quand il bougera de nouveau. Les visages sont aussi expressifs que des instantanés photographiés dans la rue. Un grain de beauté sur le visage de Daniel, la bouche entrouverte de Baruch et ses dents qu’on voit derrière : presque de l’hyperréalisme. L’ensemble est grand comme un terrain de football, mais dès qu’on se penche sur le moindre fragment de pierre, il cache une histoire. Et un message.
L’étage noble mêle Zacharie, Siméon, Jacob et leurs longues barbes, Jérémie et son visage sévère. Avec des anges au sourire enfantin, la Vierge de l’Annonciation au visage jeune et confiant, presque une adolescente. Les vieillards sévères et les enfants joyeux sur un même rang, dans un même plan. Alors qu’en haut, c’est la végétation touffue, les animaux étranges et les Hommes sauvages ; en bas, des stalles de bois ciré, parfaitement alignées. Prêtes à recevoir d’autres hommes pendant les messes et les cérémonies. Vivants, mais sans doute aussi sévères, dans leurs aubes ou leurs soutanes noires, que Jacob ou Jérémie. Le message est clair : les animaux étranges et les Hommes sauvages ont été relégués là-haut par les Hommes sévères ; s’ils avaient voulu prendre place dans leur bel alignement, être d’abord des enfants confiants, puis avoir un jour des habits luxueux, au lieu de rester visqueux, ils auraient dû respecter leurs règles. Pour eux, c’était trop tard, mais les fidèles qui venaient ici avaient intérêt à bien se mettre le message dans le crâne. Si vous êtes innocents, mmm… à vous les belles robes et les beaux parfums. Tandis que si vous êtes coupables, Ah ! Oh ! ça va piquer, gratter, mordre, brûler ! Le même message qu’on nous donnait au collège, à Saint-Louis de Gonzague (Franklin pour faire court, du nom de la rue où était le Grand Collège) – en cours de catéchisme en tout cas. Dans les autres matières, il y avait d’autres priorités.
Un peu trop clair, quand j’y repense. Les choses trop évidentes excitent la curiosité. On se dit que cela doit être plus nuancé dans la réalité, du coup on a envie d’en savoir plus. Comme moi avec les Hommes sauvages. Je me disais qu’il devait y avoir du bon de leur côté aussi. Par exemple, ils devaient être si proches l’un de l’autre, ces deux parias, dont personne ne voulait près de lui. En équilibre sur une petite plate-forme, donc obligés de se serrer l’un contre l’autre. Romantiques à leur manière. Et aussi parce qu’ils avaient l’air tristes ; cette tristesse-là m’émouvait, plus que l’air joyeux des angelots. Un peu comme à Paris, quand on allait au cinéma avec maman, et je lui demandais toujours un film « beau et triste ».
Autre bizarrerie à mes yeux : le Christ qu’on apercevait là-haut, sur son grand crucifix. Il était nu ou presque, comme sur tous les crucifix, mais ici, cela paraissait encore plus étrange qu’ailleurs. Ces notables aux riches habits, dans cette riche cathédrale, trônaient au nom d’un homme nu. Réprouvé, supplicié. Qu’on aurait presque confondu avec les Hommes sauvages. On pouvait donc avoir été créé par Dieu, et pourtant rester toute sa vie nu et le corps couvert d’écailles. Juste parce qu’on n’avait pas fait assez attention, pas respecté le règlement. Peut-être deux ou trois fois seulement, sans être vraiment mauvais, juste étourdi ou « sauvage » – et voilà, c’était fichu pour toujours. Plus étrange encore, on ressemblait alors au Christ sur son crucifix. Avec sa couronne d’épines, qui lui faisait comme des chardons autour de la tête. Et lui non plus n’avait pas suivi le règlement des grands prêtres juifs, tout l’Évangile le raconte. Ça me troublait vraiment, j’ai retrouvé mon carnet de retraite d’avant la première communion, où je l’écris en toutes lettres. Il faut dire que chez les jésuites, à Franklin, je baignais là-dedans jusqu’au cou.
Je comprenais d’autant mieux le message que les stalles de bois me rappelaient une autre image : la salle d’audience, du Palais de justice de Paris, que j’avais visitée avec ma classe. Les mêmes boiseries, les mêmes stalles ou presque, où siégeaient les juges et les jurés, la même solennité. À l’époque, je ne savais pas encore pour toi, ta mort et le procès ; pourtant ça m’avait marqué. Ces juges devaient avoir le visage aussi sévère que celui de Jérémie ; alors que les accusés, qui défilaient devant eux, ressemblaient sans doute à cet homme et cette femme sauvages, coupables. Sauf qu’ici, on donnait juste quelques années de prison ; alors que dans la cathédrale, c’était la perpète, et une vraie perpète. Thérèse me faisait remarquer que les sculpteurs et les peintres avaient habillé les statues comme leurs contemporains s’habillaient ; ils n’avaient pas cherché à les représenter comme à l’époque de la Bible, où ils avaient vécu. Ce n’était pas nécessaire, parce qu’ils cherchaient une vérité intérieure, pas celle de l’aspect extérieur. Une vérité intérieure et éternelle. La Vierge resterait éternellement cette adolescente au visage confiant, alors que la femme sauvage garderait toujours ses longs cheveux dénoués, comme son compagnon – signe de mal, de péché, de folie.
Quand des visiteurs s’arrêtaient pour profiter de ses commentaires (elle les accompagnait de gestes passionnés, qui donnaient envie de l’écouter), ou quand un prêtre voyait son habit et venait nous parler, je n’étais pas un visiteur comme les autres ; je faisais partie des lieux ou presque, et j’en étais fier. J’avais demandé à Thérèse pourquoi elle était devenue religieuse, si elle y pensait depuis qu’elle était enfant.
– J’y pensais, oui, mais je me suis décidée assez tard, quand j’avais vingt-sept ans.
– Et pourquoi tu t’es décidée ?
– Disons que des choses sont arrivées autour de moi qui m’ont fait réfléchir. Je me suis rendu compte qu’on pouvait s’égarer dans la vie, faire de mauvais choix, un peu par hasard, même quand on avait de bonnes dispositions au départ. Et qu’ils pouvaient avoir des conséquences graves, très graves. Alors, j’ai cherché quel choix était le plus important pour moi, et ce choix était Dieu, voilà.
C’était un peu vague et j’aurais voulu avoir plus de précisions, mais elle était partie sur un autre sujet, et je n’avais pas insisté. Je sentais qu’elle ne voulait pas s’étendre dessus. Personne ne voulait s’étendre dessus dans la famille.
Les choses en question, c’étaient bien sûr les événements des Mesnuls, et ta mort. Tout ce qu’on me cachait, que j’ai appris plus tard. Les mauvais choix que tu avais faits, un peu par hasard. Alors que tu avais de bonnes dispositions au départ – d’après Thérèse en tout cas.
J’essaye d’imaginer à quoi tu pouvais ressembler avec des bonnes dispositions. Sur les photos de toi enfant, tu fais souvent la tête, pas envie qu’on te photographie. Mais les enfants qui font la tête sur les photos ne meurent pas tous tués par balles.
Aujourd’hui, je me demande ce que tu penserais de tout ça, mon vieil Estive. Si toi aussi tu avais un carnet de retraite, avec ton nom calligraphié sur la première page comme le mien. « Bruno Guède, 9e B. » Sans doute pas, non. Juste griffonné peut-être. Quand est-ce que tout a commencé pour toi ? La rébellion, les bagarres, la famille qu’on déçoit, et pour finir la mort aux Mesnuls ? Je me suis posé mille fois la question. Pour moi, ça n’a jamais vraiment commencé, je ne peux pas le dater. Ça s’est fait insensiblement, pour la famille que j’ai déçue. Comme si c’était dans nos gènes à tous les deux. Dans un petit gène particulier, têtu, buté. Qui prend une voie ou une autre, précoce ou tardive, rapide ou lente, mais pour finir, c’est lui qui gagne. Malgré les autres, les bons gènes. Un gène d’Homme sauvage, qui ne veut pas descendre s’asseoir avec les Hommes sévères. À qui les chardons et les animaux repoussants ne font même pas peur.