Ma tante Thérèse n’était pas comme Hornung : elle croyait aux histoires de la paix. Comme elle croyait en Dieu, dans la famille, dans l’amour. Même dans les gens, c’est dire. Elle t’avait aimé, mon vieil Estive, comme une grande sœur sage peut aimer un jeune frère difficile. Elle avait essayé de jouer le rôle que ne pouvaient jouer ni ton père, que tu exaspérais, ni ta mère, plus indulgente mais accaparée par son travail à Necker. (À l’époque, une femme chef de service dans un grand hôpital, c’était rare.) Ta mort, une fois le premier choc passé, a été comme une révélation pour elle, éclairant un choix sur lequel elle s’interrogeait depuis longtemps. Elle a décidé d’être religieuse, mais avec une condition : pouvoir s’occuper de moi de temps en temps. Jouer auprès de son neveu le rôle qu’elle n’avait pas pu jouer auprès de son frère. Elle a demandé à être admise chez les Filles de la Charité et de pouvoir vivre, après ses deux années de noviciat, dans la maison mère de la rue du Bac (où se trouve la chapelle de la Médaille miraculeuse, et où la Vierge est apparue à Catherine Labouré). Qui était proche de la rue Saint-Dominique où j’habitais avec maman et mes grands-parents paternels.
Elle a expliqué à ses supérieures ce qui était arrivé et leur a proposé de se consacrer, avec sa formation de chartiste, à étudier et faire connaître l’histoire de leur ordre. Si elles étaient d’accord, elle n’irait pas sur le terrain comme les autres sœurs, dans des missions, des écoles ou des hôpitaux, mais elle travaillerait à sa manière à leur rayonnement spirituel. Elle demandait, comme faveur spéciale, de pouvoir me consacrer quelques journées par mois, et de m’accompagner parfois près d’Albi pour les vacances. Elle s’est montrée convaincante, ses supérieures ont accepté, et elles n’ont pas eu à le regretter. Elle a bientôt entamé l’écriture d’une série de livres, d’abord autour de leur ordre et de son fondateur, saint Vincent de Paul ; puis, plus largement, sur l’aide que des religieux ont apportée aux galériens, aux pauvres, aux malades, aux infirmes, aux prisonniers, aux réprouvés au cours des siècles. Elle y mettait à la fois toute sa sensibilité et tout son sérieux de chartiste ; ses livres ont eu du succès, c’étaient des sujets profondément humains – sans compter ses droits d’auteur, qu’elle reversait à sa communauté, et qui bénéficiaient à son action de charité.
Après ta mort, quand Sylvia leur eut dit qu’elle était enceinte, les Fabre d’Estival lui ont proposé de venir vivre avec eux rue Saint-Dominique ; ils y avaient deux appartements communicants, situés sur le même palier, et Élisabeth, pédiatre, pourrait l’aider à prendre soin de l’enfant à naître. J’ai souvent repensé à ces quelques semaines, ce chantier que tu laissais derrière toi, la famille qui essayait de réparer. À ta décharge, tu ne savais pas que tu allais être père. Le second appartement, où leurs enfants avaient grandi, était disponible : ton frère aîné Fabrice était marié et vivait ailleurs ; quant à Thérèse, elle a été trop heureuse de me laisser sa chambre. C’était sans doute Élisabeth qui l’avait suggéré, m’a dit plus tard maman, heureuse d’avoir son petit-fils, ou sa petite-fille, avec elle ; mais Guillaume n’a pas dit non, et elle lui en était reconnaissante. De même qu’elle lui était reconnaissante de s’être associé à une action en justice pour que je sois reconnu comme étant ton fils. De nombreux témoignages ont été fournis au juge, attestant de votre relation et de votre vie commune ; personne ne s’y est opposé, et il a délivré l’acte de notoriété qui l’entérinait. Mais maman n’a pas voulu que je prenne ton nom, connaissant tes déboires familiaux. Elle ne l’a même pas évoqué, et Guillaume s’en est bien gardé. Il avait été forcé de reconnaître les bêtises de son fils, il a accepté de reconnaître le fils de son fils (donc j’hériterais un jour de lui, et ce n’était pas rien), mais me donner en plus son nom – il avait déjà suffisamment regretté que tu le portes.
Pour me protéger, que je ne risque pas d’apprendre la vérité par hasard, maman ne m’a pas mis à la maternelle. Le procès et ton nom qui avait beaucoup circulé étaient encore frais dans les mémoires. Même si je ne le portais pas, je savais que c’était celui de mes grands-parents, et aussi que tu t’appelais Arnaud. Si j’entendais parler d’un Arnaud Fabre d’Estival, mort quatre ou cinq ans plus tôt, justement comme toi – sauf qu’il n’était pas mort accidentellement, comme on me l’avait dit, mais tué par balles… Le risque n’était pas grand, mais il l’était encore moins si je ne sortais que pour aller à l’opéra avec maman, au square Sainte-Clotilde ou aux Tuileries avec la jeune fille au pair qui s’occupait de moi. Une institutrice en retraite est venue rue Saint-Dominique m’apprendre à lire et à écrire.
Quand Thérèse était là, nous passions du temps assis devant la fenêtre, à regarder les passants dans la rue. Ces moments sont restés très vivants dans ma mémoire, ils ont beaucoup compté pour moi. Il y a des influences qui, si on les avait suivies, auraient décidé différemment de nos vies. Celle-là aurait fait la mienne plus studieuse, plus contemplative. Mais elles sont combattues par d’autres influences qui nous tirent vers ailleurs. Elle me parlait du Paris d’autrefois, des rues étroites, des maisons en encorbellement qui bouchaient le ciel ou presque, étage après étage. Des marchands ambulants, des chèvres ou des cochons, des montreurs d’ours, des cris de chaque métier. Elle me montrait des miniatures médiévales, et l’Histoire m’apparaissait comme une bande dessinée, pleine de charme et de bonhomie. Elle me racontait les histoires des quatre fils Aymon juchés sur le cheval Bayard, de saint Louis recevant le contenu d’un pot de chambre sur la tête, à l’époque où on les vidait par la fenêtre. Du Grand Ferré, un hercule, qui tua un jour quatre-vingt-cinq Anglais avec sa hache, mais qui but ensuite de l’eau trop froide et en mourut. Du pitoyable Jean sans Terre, le mauvais frère de Richard Cœur de Lion, mort d’une indigestion de petits pois. (Elle avait sans doute eu accès à des documents top secret, car je n’ai pas retrouvé cette information par la suite. Les historiens officiels parlent de maladie infectieuse, sans doute pour ménager le prestige de la royauté.) Du Roi Pêcheur et de la Reine Lépreuse, de Perceval et Lancelot qui n’ont pas trouvé le Graal, alors que le preux Galahad l’a trouvé. Je baignais avec elle dans la chevalerie, à la fois familière et aventureuse, et ça a joué un grand rôle dans mes goûts futurs. J’ai toujours eu la nostalgie de l’époque où les rois s’appelaient Pépin le Bref, Charles le Chauve ou Louis VI le Gros, et détesté le pompeux Roi-Soleil. Comme tout ce qui est pompeux, d’ailleurs.
J’aimais ces après-midi, à la fois paisibles et stimulants pour l’esprit. Comme j’aimais Thérèse, son sourire, ses enthousiasmes. Elle était petite, elle entendait mal, elle avait longtemps été très timide, m’a dit maman, qui l’avait connue enfant. Et pourtant, elle faisait partie de ces gens que rien ne semble pouvoir abattre. Plus tard, j’ai rencontré un historien réputé, très présent dans les médias, et j’ai eu la curiosité de lui demander ce qu’on pensait d’elle dans le cénacle des historiens. Si on parlait parfois d’elle, et comment. Cela m’intriguait, il y avait une telle différence entre ces vedettes des médias et elle si discrète – pourtant, elle faisait le même métier qu’eux, avec le même sérieux, et les mêmes gros tirages.
– Non, m’a-t-il dit d’un air distrait. Ou alors pour ironiser sur son physique.
J’ai eu l’impression de mieux comprendre. Elle n’attendait peut-être rien de gens capables de faire de telles réflexions, et ça devait lui faciliter les choses. Pourtant, ça n’expliquait pas sa force de caractère.