J’aimais ces moments avec Thérèse, mais ils étaient submergés par ceux que je passais avec maman : à l’époque, ce que j’éprouvais pour l’une et pour l’autre ne pouvait pas se comparer. Depuis, j’ai vu chez maman des choses que je ne voyais pas à l’époque ; tandis que chez Thérèse tout est si transparent, depuis toujours. Je n’en aime pas moins maman pour autant. On peut aimer un ciel parce qu’il est clair et brillant, puis l’aimer encore parce qu’il s’est chargé de nuages. L’aimer pour ces nuages.

Elle m’a fait faire ma dixième au cours Hattemer, pour une transition en douceur vers le monde de l’école : les cours n’avaient lieu qu’un après-midi par semaine, et les parents étaient invités à y assister. Ils devaient faire couvrir le reste du programme dans un cours privé ou par un précepteur ; l’institutrice en retraite est venue tous les matins rue Saint-Dominique me faire travailler. Maman s’efforçait d’être libre le jour où j’avais cours, et c’étaient des moments magiques. J’étais éperdu d’amour, d’admiration, de bonheur, de fierté.

Nous y allions à pied – l’école était rue de Londres, au-dessus des voies de la gare Saint-Lazare – en suivant deux itinéraires rituels, toujours les mêmes. À l’aller, le pont puis la place de la Concorde, la rue Royale. Nous nous arrêtions chez Ladurée, pour acheter deux minces sandwichs de pain de mie triangulaires, à la crème de tomate, enveloppés dans de la cellophane transparente. Commander autre chose aurait presque été comme demander au prêtre s’il n’avait que l’hostie à donner au moment de la communion. En hiver, quand maman avait un manteau et une toque de fourrure, des joues rougies par le froid, je regardais son ravissant profil (je n’étais pas le seul, beaucoup d’hommes la regardaient aussi), et j’étais ébloui : elle était belle, elle avait une voix électrisante, des foules l’applaudissaient sur la scène – et c’était à moi qu’elle tenait la main, avec moi qu’elle courait, qu’elle riait. Nous sautillions une foulée après l’autre, comme un cheval qui change de pied au galop, en veillant à être sur le même pied ; quand nous approchions d’un réverbère, nous nous amusions à passer chacun d’un côté, puis à feindre d’être surpris par nos deux mains restées bloquées derrière. Au cours Hattemer, je me retournais pour la regarder au fond de la salle, et je plaignais les autres d’avoir des mères aussi ternes – certaines tricotaient sur leur banc. Au retour, nous passions par les Tuileries ; cela faisait un détour, mais le jet d’eau du bassin, les marronniers et leurs feuilles à cinq grands doigts, éclatants de rose ou de blanc au printemps, recroquevillés et tavelés en automne, la frêle passerelle Solférino (disparue depuis) qui ondulait les jours de grand vent, faisaient partie du rituel. Pour la distribution des prix de fin d’année, le cérémonial était grandiose : elle se déroulait au cinéma Marignan sur les Champs-Élysées, et en allant chercher mes prix, j’avais l’impression de fouler le tapis rouge de Cannes.

Quand maman chantait à Paris, à Garnier, à Pleyel, salle Favart, elle m’emmenait parfois aux répétitions ; les salles, les coulisses et les loges faisaient partie de mon univers. La jeune fille au pair me gardait et je dévorais maman des yeux et des oreilles quand elle chantait ; l’incroyable puissance d’une voix de soprano, qui fait vibrer les murs d’une loge, me soulevait de terre. J’étais éperdu de reconnaissance qu’elle accepte de m’emmener, de s’encombrer de moi.

En réalité, comme je l’ai compris plus tard, les choses étaient plus complexes. Elle ne faisait pas que s’encombrer de moi : elle m’exhibait aussi, comme symbole vivant de son courage et son dévouement. Non que tous soient au courant de l’affaire, mais ils savaient qu’elle m’élevait seule, et ils voyaient qu’elle m’élevait bien. Elle me déguisait pour jouer ce rôle, en petit garçon de Renoir ou de Manet (j’avais d’ailleurs une reproduction du Joueur de fifre de ce dernier dans ma chambre) : chaussettes écossaises, culottes de flanelle grise, blazer bleu de chez Old England et casquette de collège anglais sur la tête. Même sans père, tout le monde pouvait voir combien j’étais soigné : je lui donnais l’aura d’une chanteuse exemplaire et d’une mère exemplaire. Par précaution, la jeune fille au pair (les jeunes filles, plusieurs se sont succédé) avait pour consigne de me garder à l’écart des autres. Et de m’éloigner de toute conversation, tenue devant moi, qui aurait pu dériver vers ce drame dont j’ignorais encore les vraies circonstances. M’exhiber, tout en me protégeant.

Quand on l’interviewait, elle me faisait souvent poser avec elle sur les photos. À la parution du journal, elle m’appelait triomphalement dans sa chambre : « Viens voir, on parle de nous… » (Ou : « Viens voir » tout court, je comprenais à demi-mot.) Je m’allongeais à côté d’elle et nous regardions les photos, lisions et commentions l’article ; je goûtais les éloges autant que les critiques m’indignaient, quand il y en avait. Bien sûr, j’étais heureux et flatté de ce « on parle de nous », et maman le disait de grand cœur ; mais je me rends compte que ça n’a pas été anodin dans mon enfance. Ça a mis dans ma conscience un mélange d’orgueil et d’anxiété qu’un jour on ne parle plus de nous. Du jour, inévitable, où on ne parlerait plus de nous parce qu’on ne parlerait plus d’elle. Il faudrait que je reprenne le flambeau, mais comment, dans quel domaine ? Ça a ouvert une faille dans ma conscience, avec d’un côté de l’ambition, abstraite mais déjà là, de l’autre de l’appréhension. Au lieu qu’une ambition concrète puisse grandir naturellement, à mesure que je m’affirmerais. Devenir un grand pianiste, un grand danseur, un grand sportif. Les ambitieux ont une carrière à construire, moi j’avais un vide à combler. Sans compter, question désagréments, qu’au collège il y avait toujours quelqu’un pour apporter le journal, et les autres se moquaient de moi : « Le petit Bruno à sa maman, maman et son toutou », etc.

Elle m’éblouissait à l’époque ; ce fardeau qu’elle m’imposait, en faisant de moi un peu plus que son fils, je m’en suis rendu compte plus tard. Sa mascotte, son faire-valoir, je ne sais pas quel mot employer. Mais comment aurais-je pu lui en vouloir ? Un drame lui était tombé dessus, qu’elle avait surmonté de façon exemplaire. L’exemplarité était une seconde nature chez elle, qui avait trouvé là une occasion unique de paraître au grand jour. À se demander si elle n’était pas devenue héroïne d’opéra par le pressentiment qu’elle serait elle-même héroïque dans la vie. Après la mort d’Arnaud, elle a manqué à peine deux ou trois répétitions, et pas une seule représentation. (Heureusement, elle n’était pas à l’affiche cette semaine-là.) Après son accouchement, elle a repris le travail avec une interruption de quelques jours à peine. Chanter pendant sa grossesse, puis rechanter après l’accouchement, ont été deux moments marquants de sa vie. Glorieux pour le premier, douloureux pour le second, mais riches d’enseignements sur le chant tous les deux. Des enseignements sur lesquels elle a beaucoup réfléchi, et qu’elle a voulu transmettre à d’autres, une fois sa carrière personnelle terminée. Sans doute pour que le drame qu’elle avait vécu ait au moins un côté positif.

Il y avait certains épisodes, de mon enfance avec elle, que j’appréciais moins. Différents en apparence, mais qui avaient un point commun : une mise en scène. De sa vie et de la mienne, liées l’une à l’autre. Quand nous allions chez Angélina, et que la serveuse nous dirigeait vers une petite table pour deux, elle en demandait toujours une plus grande. Une ronde, pour quatre personnes, où nous pourrions étaler les achats qu’elle venait de faire pour que nous les commentions ensemble. « C’est toujours ce genre de table que monsieur Lucas nous donne », lui expliquait-elle. Avec un petit bonjour de la main en direction du monsieur Lucas en question, qui faisait discrètement signe à la serveuse de satisfaire maman. Échange de bons procédés, elle s’y faisait photographier (avec moi) pour des articles.

Il y avait pire : les voyages en train quand nous allions à Chantenac. Elle marquait un temps d’arrêt, à notre entrée dans le compartiment – il y en avait encore –, en partie dans l’espoir qu’on la reconnaisse, que quelqu’un dise : « Vous êtes Sylvia Guède ? » Ça n’arrivait pas souvent, la célébrité d’une artiste lyrique n’ayant rien à voir avec celle d’une chanteuse de variétés, même si elle dégageait une aura acquise au contact de la scène et du public. Et ce n’était pas de la vanité : elle n’en avait pas, ou alors une factice, pour masquer son manque d’assurance. La vraie raison, c’est qu’elle avait besoin de mettre sa vie en scène, et c’était un besoin réel qui organisait son cerveau comme s’il avait été une scène d’opéra. Il fallait pousser les meubles du quotidien et les remplacer par des décors, enlever les habits du quotidien et les remplacer par des costumes, qu’un orchestre imaginaire accorde ses instruments. Il fallait chasser les actes banals et les remplacer par d’autres qu’elle mettait en scène. Une fois marqué son temps d’arrêt, elle regardait comment chacun était assis, et alors venait le moment que je redoutais : s’il n’y avait pas deux places de libres côte à côte, elle demandait à l’un des occupants s’il voulait bien en changer, pour que je puisse m’asseoir à côté d’elle. D’une voix courtoise et charmeuse, mais je ne savais plus où me mettre :

– Maman, s’il te plaît…

Elle se tournait vers moi et fronçait les sourcils :

– Laisse-moi faire, voyons…

J’aurais dû avoir le courage de protester, ou simplement de ressortir dans le couloir, pour l’empêcher de continuer ; mais le regard qu’elle posait sur moi me paralysait, comme si je la trahissais au lieu de l’aider. Elle n’avait pas juste envie que je sois assis à côté d’elle : elle avait besoin que les regards se tournent vers elle et de redistribuer les places pour mettre en scène le voyage. Pour un peu, elle aurait demandé à l’un des occupants de monter s’asseoir dans le filet à bagages, cela aurait été plus esthétique. Et elle avait besoin de moi comme assistant pour cela. Ce genre de scène se répétait souvent, selon l’endroit où nous arrivions, salon de thé, compartiment de train ou place au cinéma : elle n’acceptait jamais d’emblée la première solution qu’on lui proposait, elle regardait toujours s’il n’y en aurait pas une meilleure. Là encore, j’ai mis longtemps à comprendre combien cela m’avait marqué, malgré moi. Ce réflexe de ne jamais se contenter des solutions toutes prêtes, d’en chercher toujours une meilleure. De son point de vue, elle avait raison, le goûter ou le voyage étaient plus agréables ainsi. Mais pour un anxieux comme moi, c’était prendre l’habitude de vivre sur un qui-vive permanent, de toujours passer les lieux en revue, ou encore les horaires, avant de m’installer quelque part. Pousser la porte du premier cinéma venu, en regardant à peine quel film on donne, m’asseoir sur le premier siège vacant, me ferait l’effet d’une insouciance merveilleuse, d’un fruit défendu. Ceux qui ont eu une mère perfectionniste ne pourront jamais comprendre le dicton : « Le mieux est l’ennemi du bien. » Ça leur paraîtra toujours une excuse pour gens brouillons et paresseux.

Sauf ce genre de moments, la vie avec elle était pleine de (bonnes) surprises. Elle jouait aux dames avec moi, mangeait mes pions avec un rire de triomphe quand elle faisait une dame ; je m’émerveillais qu’elle s’amuse vraiment, comme elle l’aurait fait avec un adulte. Elle cachait des petits cadeaux sous mon lit le soir ; je me penchais dès que j’arrivais dans ma chambre, et je tressaillais d’émotion en apercevant le paquet et la boucle du ruban qui l’entourait. Pendant des années par la suite, j’ai eu l’envie de me pencher pour y regarder avant de me coucher. Cet endroit particulier, sombre, souvent poussiéreux, au-dessus duquel on va s’abandonner au sommeil, est resté pour moi un endroit apaisant. Alors que certains se penchent plutôt pour vérifier qu’il n’y a pas d’araignées qui monteraient leur courir sur la peau pendant qu’ils dorment. C’était, de sa part, une vraie intuition de mère aimante.

Elle entrait soudain dans ma chambre, en plein samedi après-midi : « On traverse les Tuileries et on va manger une glace chez Angélina ? », ou : « On va au cinéma ? » ; elle avait à peine fini sa phrase que j’avais déjà enfilé mon manteau. Nous allions voir des films « beaux et tristes », c’était notre formule consacrée. Comme Peter Ibbetson, L’Incompris ou Mirage de la vie. Quand nous ressortions de la salle, surtout en hiver et que la nuit était tombée entre-temps, ou qu’il s’était mis à pleuvoir, j’en étais étourdi, comme si je me réveillais après un long rêve en couleurs. Son métier faisait qu’elle était souvent absente, mais elle en rapportait des bribes d’un autre monde, artiste, passionné. L’absence de mari pour elle, et de père pour moi, elle l’avait peu à peu refermée autour de nous deux. Cela lui avait sans doute été plus facile parce que la sexualité ne semblait guère tenir de place dans sa vie : l’art la sublimait. À l’âge où les petits garçons disent : « Plus tard, j’épouserai maman », j’aurais pu dire que c’était déjà fait pour moi ; et c’était un mariage joyeux.

Elle donnait beaucoup d’elle-même à son entourage, comme une artiste se donne à son public. C’était aimant, généreux, parfois stressant. Mais il me faudrait longtemps avant de m’en rendre compte. L’amour d’une mère peut aussi être une fièvre dont on met des années à comprendre qu’on l’a contractée. Et qu’elle vous complique la vie, en voulant la garder aussi passionnée qu’elle l’était autrefois.