Ta mort, mon vieil Estive, avait chamboulé bien des vies. Y compris la plus inattendue, parce qu’il ne s’était jamais intéressé à toi jusque-là : celle de ton père, Guillaume. Dès la fin de l’année 1964, à peine deux mois après le procès, il s’était lancé dans une grande histoire de la décolonisation. Très éloignée de sa spécialité, la langue et la littérature latines ; mais il sut tracer, habilement, des parallèles entre la fin de l’Empire romain et les fins des empires coloniaux européens au vingtième siècle, pour justifier son entreprise. Il le fit avec sérieux, habitué qu’il était à travailler sur des textes d’historiens latins, et il apprit, pour l’occasion, à se plonger dans des archives ; heureusement, celles qu’il devait consulter étaient récentes, bien écrites et bien classées, n’exigeant que de la méthode et de l’attention. Quant aux parallèles qu’il traçait, c’était une suite de banalités enrobées de multiples précautions, de mutatis mutandis et de rappels des différences entre les deux époques. Pour qu’on ne l’accuse pas de tout mélanger, et mieux encore, qu’on admire sa maîtrise intellectuelle : il « prenait des risques » mais il savait les dominer, comme seuls peuvent le faire les grands esprits, capables de dégager les grandes lignes de l’Histoire. Le tout couvert par le poncif, imparable, selon lequel elle se répète, elle commet toujours les mêmes erreurs ; donc, il faut inlassablement les dénoncer, pour le bien des générations à venir. Lui aussi avait reçu une vocation à sa manière. Même si elle était moins désintéressée que celle de sa fille, Thérèse.

C’était une histoire orientée politiquement : les bienfaits à court terme de la colonisation, l’ordre et le progrès économique qu’elle apporte, se payaient toujours à long terme. Elle nuisait à la civilisation des colonisés, mais aussi à celle des colonisateurs, par l’orgueil, le militarisme et la corruption. Une vraie plaidoirie de maître Ozanne. À la sortie de son livre, ses collègues universitaires ironisèrent sur le mal qu’il s’était donné pour tenter d’effacer les trois lettres OAS qui entachaient le nom de Fabre d’Estival.

Mais ils n’ironisèrent pas longtemps, car le hasard voulut que son livre sorte en mars 68 ; en quelques semaines, avec Mai 68, il devint presque un héros. Qui avait courageusement su tirer de son drame familial des leçons universelles, en phase avec l’actualité. Il fut désormais considéré comme un homme de gauche, écrivit d’autres livres dans la même veine, et des journaux le sollicitaient quand ils voulaient l’avis d’un intellectuel « de haute volée » sur des questions d’actualité internationale.

Mais cette promotion sociale et les nouvelles relations qu’elle lui donnait firent qu’il gardait un œil méfiant sur moi. Le père avait failli ruiner sa carrière, il avait durement œuvré pour s’en relever ; qui sait si le fils n’allait pas recommencer ? Qui sait si je n’avais pas hérité, sous mes allures dociles, de l’égoïsme et de l’ingratitude d’Arnaud ? Je ne portais pas son nom, c’était une menace en moins, mais j’habitais sous son toit. Cela se traduisait par des petits détails, mais je sentais bien qu’il me surveillait de près. Réagissant au moindre écart, ce qu’il ne faisait pas avec les enfants de Fabrice. Cela ajoutait au poids confus que je sentais peser sur moi, en raison du secret de famille. Qui transpire toujours, malgré (ou à cause) des efforts qu’on fait pour l’étouffer.

Un jour, alors que nous étions à La Bastide, il avait invité un couple et leurs enfants, en vacances dans la région. Maman avait fait venir quelques-uns de mes cousins, ses neveux, pour qu’ils jouent avec eux dans le parc. C’était rare qu’ils y viennent, je les voyais en général chez eux, à La Varenne voisine. L’un d’eux m’a dit à un moment : « Ici, c’est toi le propriétaire », et je l’ai claironné plusieurs fois, sans penser à mal : « Je suis le propriétaire, je suis le propriétaire ! » Après leur départ à tous, Guillaume m’a pris à part et m’a dit, furieux :

– À quoi ça ressemble, de crier « Je suis le propriétaire » devant tout le monde ? Tu crois vraiment qu’on crie cela chez nous ? Pourquoi pas : « Je suis riche, j’ai des domestiques », etc. ?

Le couple en question était des gens de gauche, ces nouveaux amis de mon grand-père, et il y avait vu un signe de ce qui le menaçait peut-être : un second Arnaud qui lui ferait honte lui aussi, qui ruinerait son image sociale. (Alors que ses invités n’avaient sans doute même pas fait attention à mes paroles.) Un fils OAS, un petit-fils bourgeois et prétentieux, alors que lui-même publiait aujourd’hui des tribunes dans Le Monde : on aurait dit que l’un et l’autre s’étaient juré de nuire à sa carrière. Je l’ai regardé, atterré, ne sachant pas quoi répondre ; je l’avais dit sans réfléchir, et j’essayais au contraire, quand il y avait des invités, de me faire bien voir par eux et par mon grand-père, de faire partie du « chez-nous » familial. Mais je n’avais pas compris qu’on ne devait plus se vanter d’être propriétaire. J’étais un peu comme un colon qui se serait prévalu de ses terres et de ses boys devant des militants tiers-mondistes.

J’arrivais parfois à m’intégrer à ce chez-nous, comme le jour où un collègue latiniste est venu déjeuner rue Saint-Dominique. Ils ont cité des phrases en latin, puis se sont même mis à parler en latin. « Pullus optimi saporis », a dit l’invité (j’ai compris sans peine la phrase : « Ce poulet est délicieux »), et mon grand-père a commenté, un doigt en l’air comme un professeur dans sa classe : « ou optimo sapore ». « Tout à fait, optimi saporis ou optimo sapore, c’est un fondamental ! » s’est exclamé l’invité. Ma grand-mère m’a fait un clin d’œil, mi-ironique mi-agacé ; mais j’ai voulu me mêler à la conversation, et j’ai cité la règle de grammaire à laquelle ils faisaient allusion, « Puer egregiae indolis ou egregia indole ». « Bravo, digne petit-fils de son grand-père », a dit l’invité en faisant mine d’applaudir, et j’en ai été très fier.

Mais ce n’était pas toujours le cas, loin de là. Quelques années plus tôt, un couple d’universitaires était venu rue Saint-Dominique ; ils avaient un bébé et parlaient de ce que cela changeait dans leurs vies, comme les voyages qu’ils ne pouvaient plus faire. La veille, mon grand-père avait acheté une nouvelle poubelle qui s’ouvrait avec le pied et se refermait automatiquement, au lieu d’en retirer le couvercle à la main ; « Au moins, avait-il dit, elle sera toujours bien fermée, ça ne sentira pas. » Là aussi, j’avais voulu me mêler à la conversation, et j’avais cru bon de dire en riant, bêtement (mais je n’avais que huit ans) : « Vous n’avez qu’à mettre le bébé dans la poubelle, quand vous partez en voyage… » Après leur départ, mon grand-père m’avait fait une scène, hors de lui : « Tu te rends compte de ce que tu as dit ? Est-ce que tu te rends compte ? » insistait-il, comme un juge tenterait de faire comprendre l’énormité de son crime à un psychopathe endurci. « Et à un de mes collègues en plus ! Tu imagines ce qu’on va raconter sur moi ? » Mille fois, par la suite, j’ai essayé de me justifier mentalement, comme s’ils étaient devant moi : « Je ne voulais pas dire dans la poubelle pour le jeter ! Juste pour qu’il soit dans un endroit bien à l’abri, jusqu’à ce que vous reveniez ! »

Malgré mes efforts pour ruiner sa carrière, Guillaume l’a menée brillamment – jusqu’à être élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Les promenades pour se rendre à pied aux séances, par la rue de Solférino puis les quais de la Seine, furent dès lors les moments les plus heureux de sa semaine. En passant devant le siège du Parti socialiste, il pensait avec condescendance à ses collègues latinistes, restés prisonniers de la vieille Sorbonne. Eux pouvaient rêver, au mieux, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres – cette autre vieille Sorbonne, en plus prestigieux. Alors qu’aux Sciences morales et politiques, il y avait des hommes politiques, des grands patrons, des grands journalistes, on y côtoyait l’actualité. Quant à Arnaud, et moi aussi désormais, nous étions des ratés, qui ne lui avaient valu que des problèmes. Il avait dû se donner bien du mal pour qu’on ne le confonde pas avec nous, sous prétexte que nous lui étions apparentés.

Quand je me retourne vers mon enfance, deux images s’en détachent particulièrement : le mépris de mon grand-père, et le « Viens voir, on parle encore de nous ! » de maman. C’étaient les Hommes sévères que j’essayais le plus de persuader que « Je ne voulais pas dire dans la poubelle pour le jeter » ; mais Zacharie, Baruch, Mathias, Siméon me paraissaient alors trop loin, avec leurs prénoms trop étranges, pour que j’aie une chance d’être admis parmi eux. « Les pères ont mangé des raisins verts, et les fils en ont eu les dents agacées. » Encore une histoire d’Évangile et de vigne, même si celle-là n’est pas vierge, et de faute qui se transmet, sans qu’on ne puisse rien faire contre. Juste parce qu’on est né dans la mauvaise vigne, à l’étage où ça gratte, ça pique, ça brûle. Où il ne reste qu’à espérer qu’on trouvera une femme semblable à vous, aux longs cheveux dénoués elle aussi, qui acceptera de se serrer contre vous sur une petite plate-forme. À perpétuité.