J’ai parlé du revolver à Hornung : est-ce qu’il avait une idée de la façon dont il aurait pu arriver chez les Ribeyrol ?
– Oui bien sûr, il y a des revendeurs spécialisés. Maintenant, tomber sur le bon, qu’il exerce encore, au moins qu’il ait gardé des archives si longtemps après… Ce serait un vrai coup de chance. Si les enquêteurs avaient fait leur travail à l’époque, ça aurait été plus simple. Pourtant, je le leur avais dit, quand ils sont venus me voir à Clairvaux. Mais pour eux l’affaire était déjà pliée, ils ne voulaient pas se fatiguer. Mais on peut essayer, si vous voulez. Déjà retrouver les références du revolver, il faut partir de là.
Il est allé ouvrir un placard, et j’ai vu des rangées de dossiers cartonnés sur des étagères. Il en a pris un, a refermé le placard, l’a apporté sur la table.
– Le dossier de votre père, m’a-t-il expliqué, et j’ai ouvert des yeux ronds.
– Vraiment ?
– Oui. Ça m’occupait à Clairvaux, j’avais du temps… Je me faisais envoyer tous les journaux qui en parlaient et je classais les articles. Vous savez, ça nous a fait un choc, à tous ceux de sa section. Déjà, revenir entier de là-bas et se faire descendre en France, par un vieux bonhomme… Mais surtout Estive, une boule d’énergie comme lui, un casse-cou, qui s’en sortait toujours… Dès qu’il y avait un bâtiment un peu biscornu, il fallait qu’il l’escalade, c’était plus fort que lui. Parfois, on patrouillait dans les rues la nuit, il montait comme un chat et il nous appelait du haut d’un toit : « Psst… » Pour mieux voir, mais aussi pour le plaisir. De nous surprendre, de grimper, d’être plus près du ciel, je ne sais pas. La première fois que j’ai entendu parler de l’histoire, j’ai pensé qu’il avait voulu faire la même chose, par jeu. Mais que l’occupant de la maison s’était trompé sur ses intentions et qu’il avait tiré.
– C’est drôle, c’est ce que ma mère me racontait quand j’étais enfant. Pas le meurtre, mais qu’il avait voulu escalader une façade pour surprendre des amis, et qu’il était tombé.
– Elle devait bien le connaître… Et quand est-ce qu’elle vous a dit la vérité ?
– Oh ça… c’est toute une histoire.
Je lui ai raconté comment je l’avais appris, et l’épisode qui avait suivi. Il m’a regardé pensivement.
– C’est étrange, ce que vous me dites…
– Pourquoi ?
– Il nous avait raconté un rêve qu’il venait de faire, un matin. Je l’avais oublié, mais ça me revient soudain. Il rêvait qu’il avait un fils, qu’il lui offrait un cheval. Mais il le mettait en selle et alors le cheval partait au grand galop. Il courait derrière pour les rattraper, de plus en plus vite. Mais il finissait par tomber, hors d’haleine, et sentait qu’il allait mourir. Là, il s’était réveillé. Ça l’avait frappé, il disait qu’il ne voulait pas avoir d’enfant. Qu’on doit se faire trop de soucis pour eux. Mais que Sylvia voudrait sûrement en avoir, et il prévoyait que ça poserait un problème.
– Oui, c’est étrange. Ça s’est passé dans l’autre sens, en quelque sorte.
J’y ai réfléchi un moment, puis je lui ai dit :
– En tout cas, je suis content que vous me l’ayez raconté. Je me suis souvent demandé comment ça se serait passé entre nous deux, s’il avait vécu. D’après ce que je connaissais de lui, je l’imaginais mal en train de pouponner. Ni, je ne sais pas, être affectueux et souriant. Il faut dire que dans sa famille, les pères ne sont guère affectueux ni souriants avec leurs fils. Là, je me dis que ça n’aurait pas été par manque d’intérêt, mais parce qu’il se serait fait trop de souci, au contraire. Je le comprends mieux comme ça.
– Vous, vous avez des enfants ?
J’ai secoué la tête, sans entrer dans les détails. Même si le contexte s’y prêtait bien, après ce qu’il venait de dire. Lui aussi aurait sans doute haussé les épaules : « Allons bon… », si je lui avais ressorti mes fantasmes sur mes problèmes de paternité. Je lui ai quand même dit que j’avais une femme. Idéale, comme tout le monde rêverait d’en avoir une.
Il m’a regardé, puis il a dit :
– Mais…
– Pourquoi « mais » ? ai-je demandé, étonné.
– Pardonnez-moi, je suis indiscret. J’ai juste eu l’impression qu’il y avait un « mais » sous-entendu dans votre phrase. Et ça m’a fait penser à lui.
– Qu’est-ce qu’il vous disait ?
– Des choses de ce genre. Qu’il avait une femme idéale, je ne me souviens pas du mot exact. Enfin une compagne idéale, puisqu’ils n’étaient pas mariés. Mais qu’il avait peur pour l’avenir. Qu’elle soit trop brillante pour lui, qu’il ne soit pas à la hauteur.
Mon vieil Estive. Les chiens ne font pas des chats, surtout les chiens à problèmes. Et tu allais leur confier ça, à des durs à cuire comme eux. Il fallait vraiment que ça te travaille.
– Quand j’ai vu la carrière qu’elle faisait… Ça ne devait pas être facile pour lui, de vivre avec quelqu’un d’aussi brillant.
– Non. Je pense que ça a été un vrai problème.
– Et pour elle ?
– C’était surtout dans sa tête à lui. Enfin, d’après ce qu’on m’a raconté.
– Pourtant il était bourré de qualités. Mais brillant, mondain, non.
– Qu’est-ce qu’il vous racontait d’autre ?
– Ils se connaissaient depuis longtemps, c’est ça ?
– Depuis toujours ou presque. Arnaud et Sylvia ne se quitteront jamais, c’est ce qu’on disait dans la famille.
– Alors, si elle l’aimait, où était le problème ?
– Sans doute qu’entre deux enfants qui ne se quitteront jamais, et deux adultes, la vie passe par là entre-temps. Et ils s’aimaient, oui, mais je pense qu’il y a toujours eu une sorte de compétition entre eux. Lui devait avoir son caractère (il a levé les yeux au ciel : « Oh ! que oui »), et elle… Elle est aimante, et brillante, et stressante.
– Vous êtes bien placé pour le savoir…
– Ce n’est pas une mère de tout repos. Ça ne devait pas être une femme de tout repos non plus. Quand ils étaient enfants, il avait toujours été le meilleur, mais la vie d’adulte, ce n’est pas pareil. Il n’était sans doute pas armé pour ça, pas comme elle.
– Armé… Drôle de mot dans son cas, mais oui. D’ailleurs, il n’aurait pas été le premier soldat à ne pas être armé pour la vie civile.
– Je pense que ça explique ce qui s’est passé, au moins en partie. Des bêtises, pour trouver de quoi être à la hauteur.
– Des bêtises, vous êtes gentil. J’aurais employé un autre mot.
– Je pense que l’argent l’obsédait. Il fallait qu’il vienne de lui, pas seulement d’elle. Et peut-être qu’il y a eu en face une sorte de piège, où il serait tombé.
– Je me souviens de certains articles. Une histoire d’amant et d’épouse dont on voulait se débarrasser ?
J’ai hoché la tête.
– Ça fait des années que j’essaye de le savoir.
Il m’a contemplé, sans oser me poser de questions. Mais la vérité aurait été trop longue à raconter. Et comme en plus je ne la connais pas, pas vraiment, ça aurait rallongé encore.
– Quel gâchis en tout cas. Parce qu’il avait une vraie valeur humaine, je vous assure. Et elle aurait pu lui apporter de bonnes choses, même dans la vie civile. Dans la jungle de la vie civile, à un pauvre soldat désarmé.
– Son père et son frère l’avaient convaincu qu’il n’avait aucune valeur. Ils ont une grande part de responsabilité là-dedans, à mon avis.
Peut-être aussi une responsabilité directe, pour Fabrice, mais je n’allais pas entrer avec lui dans ces détails-là.
– J’avais cru le comprendre, même s’il ne nous parlait pas souvent d’eux. Et quand j’ai vu comment son père le lâchait au procès, et aussi l’avocat qu’il avait choisi… Et vous au fait, vous vous en sortez bien ? m’a-t-il demandé avec sympathie. Entre une mère stressante et une famille que vous n’avez pas l’air de trop apprécier ?
– Je m’en sors grâce à ma femme, qui n’est pas du tout stressante, au contraire. Vous aviez raison pour le « mais » tout à l’heure, mais la situation n’a rien à voir. Pour le coup, c’est dans ma tête et pas ailleurs. Et je m’en sors grâce à la famille de maman, un vrai rêve à côté des autres.
– Le fameux paternel qui a l’air d’un gitan, c’est ça ?
Ça m’a fait sourire, de savoir que tu le voyais comme ça toi aussi.
– Exactement. Un sacré bonhomme. Et ils sont tous comme ça dans sa famille.
– Forcément, quand on a un bon exemple sous les yeux…
– Je suis content de ce que vous m’avez raconté sur lui. Maintenant, quand je penserai à lui, ça sera en train de faire « Pssst… » du haut d’un toit.
– Une bonne image d’Estive. Vous pouvez penser à lui comme ça, oui. Sauf que maintenant, il vous fait « Pssst… » d’un peu plus haut.
J’ai joint pieusement les mains, et il a souri.
– J’en ai une autre, si vous voulez. D’image de lui. Il s’était fabriqué une flûte en roseau, et il jouait un air dessus. Un air de l’époque, la fameuse époque « coloniale ». Soit il le jouait sur sa flûte, soit il le chantait. Enfin le premier couplet, le seul qu’il devait connaître. Pardon pour ma voix de casserole, mais ça me rappelle tellement lui.
Il s’appelait Bou-dou-ba-da-bouh
Il jouait d’la flûte en acajou
Je n’exagère pas
C’était l’plus beau gars
De toute la nouba, ah
– Ici ça paraît nul mais là-bas, surtout quand on était en bivouac sous la tente…
Il a secoué la tête.
– Bon Dieu, Estive, je n’arrive toujours pas à le croire. Il nous expliquait qu’un jour il apprendrait à jouer d’un instrument, pour faire des duos avec Sylvia. Il faisait tellement de projets pour l’avenir.
– Lesquels, dites-moi un peu…
Il a souri.
– Tous ceux que peut faire un garçon qui n’a pas de métier, pas de vocation, pas d’attaches, sauf Sylvia. Qui devait être un projet à elle toute seule.
J’ai hoché la tête.
– Je vois. Être le mari de Sylvia Guède. J’ai moi-même passé pas mal d’années à essayer d’être le fils de Sylvia Guède.
– Et vous y avez réussi ?
– Oui, hélas. C’est ensuite que ça pose des problèmes, quand il faut tout détricoter.
– Allez, a-t-il dit pour changer de sujet, on passe à la pétoire.
Il a cherché dans le dossier de mon père ce qui avait trait au revolver. Il m’a répété ce qu’il avait dit aux enquêteurs : Ozanne s’était emballé sur son appartenance à « la Coloniale », à cause des marquages qu’il portait, mais elle l’avait abusé.
– La Coloniale, c’était l’infanterie coloniale, l’infanterie de marine. En 1895, l’année de sa fabrication, elle était toujours rattachée au ministère de la Marine. C’était un revolver destiné aux marsouins, comme on les appelle. Je parie qu’il porte une ancre poinçonnée sur la calotte. Donc, il ne pouvait pas atterrir chez nous, les biffins de l’armée de terre. Ça aussi, ils auraient pu le voir, en se donnant un peu de mal. Ou si Ozanne s’en était donné un peu. Et en tirer les bonnes conclusions. Mais on était des coupables tout désignés à l’époque. Un ancien de l’OAS se serait fait emboutir à un carrefour, il aurait eu tous les torts pour lui, pas besoin de faire un constat. Pensez, on avait essayé de tuer Dieu le Père au Petit-Clamart, on devait tous être des fous furieux…
J’ai failli lui demander ce que tu avais fait pour l’OAS, mais je ne voulais pas avoir l’air de le cuisiner.
Il a feuilleté le dossier et trouvé les identifiants du revolver. Merci à la bureaucratie judiciaire. Puis, il m’a dit qu’il allait se lancer sur sa piste, qu’il me téléphonerait s’il avait quelque chose. Mais que je n’en attende pas trop, et surtout pas trop vite.
Je l’ai remercié pour son accueil.
– De rien, ça m’a fait plaisir de vous connaître. Tenez, m’a-t-il dit en me tendant un bloc, écrivez-moi votre adresse. Je vais laisser des instructions pour qu’on vous envoie le dossier d’Estive. Quand je serai monté faire « Psst… » avec lui de là-haut. Vous en ferez ce que vous voudrez, mais il vous revient.
– Merci, ça me touche beaucoup. Je le garderai précieusement.
– Oh, précieusement… Un prisonnier qui découpe des articles dans sa cellule, ce n’est pas si précieux que ça. Mais ça fait un lien entre lui et nous deux. Et si je vous ai aidé à mieux le connaître, tant mieux.
– Vous m’y avez beaucoup aidé, oui.