À l’époque, j’étais déjà dans les livres, comme je l’avais dit à Hornung, mais pas encore traducteur : je préparais des manuscrits. Corriger les fautes, bichonner les phrases, clarifier ici ou là. J’avais rencontré un historien renommé, plein d’humour et de malice. Je m’étais bien entendu avec lui ; il m’avait complimenté sur mon travail, m’avait demandé d’où je venais, et je n’avais pu m’empêcher de lui parler de mon grand-père, un de ses confrères, et donc aussi de mon père.
– Ça alors… Quelle histoire épouvantable, je m’en souviens parfaitement… Je connais bien votre grand-père, un homme éminent.
« Éminent », dans sa bouche, à laquelle un petit sourire était accroché en permanence, pouvait être interprété de différentes manières ; mais comme chez moi la culpabilité n’était jamais loin, était héréditaire, j’ai soupiré :
– Ça a été une épreuve pour lui…
– Fabre ? Je veux dire votre grand-père ? Ça a été la chance de sa vie, oui !
Il s’est amusé de mon étonnement.
– Imaginez un peu, il serait resté un obscur latiniste sinon, et regardez où il en est aujourd’hui, à une marche de chez les Quarante ! Il a compris très vite quel parti il pouvait tirer de l’« épreuve », comme vous dites, en faisant appel à Ozanne, ensuite son histoire de la décolonisation a été une intuition géniale, et Mai 68 par là-dessus, bingo, il a raflé la mise ! Pardon si je vous choque…
– Non, pas du tout…
– Vous n’imaginez pas combien on l’a jalousé à l’époque : il a fait ce que tous les universitaires rêvaient alors de faire, tuer le fils, tuer le contestataire ! Mieux, marcher sur sa dépouille, s’en servir comme d’un tremplin pour sa carrière ! Sauf ceux qui sont passés avec armes et bagages à l’ennemi, pour qui Mai 68 a soi-disant été une divine surprise, un peu comme l’invasion de la France pour Maurras… Lui, c’était bien mieux, c’était Laïos tuant Œdipe ! Ce petit effronté d’Œdipe auquel le prêtre dit, vous savez, « Tu n’avais rien appris de nous, tu n’avais reçu aucune leçon », pourtant il se permet de déchiffrer l’énigme du Sphinx. Hep là ! Mais tu dois tout apprendre de nous, pour qui tu te prends ! Le savoir, c’est nous, huit cents ans de Sorbonne, pas des petits soixante-huitards sortis de rien ! Laïos tue Œdipe, ensuite il peut reprendre ses interminables laïus comme avant, tout rentre dans l’ordre. Je ne comprends pas comment on a pu dire du bien de son histoire de la décolonisation, qui n’est qu’une interminable bouillie pour les chats. Mais il a été malin, il l’a sortie au bon moment, et c’est tout ce qui compte. Je ne vous choque toujours pas, j’espère ?
– Au contraire, je vous écouterais comme ça pendant des heures.
– Il faut comprendre que « malin », dans le jargon des universitaires, c’est un mot révélateur : nous ne disons jamais qu’une idée est intelligente, mais qu’elle est très maligne, comme on le dit d’une campagne de publicité. Je me suis toujours demandé s’il fallait y voir un aveu caché ou non. « Vous savez, ce n’est pas vraiment intelligent, c’est juste malin. Ça va faire du bruit pendant deux mois et ça va alimenter ma bibliographie, celle qu’il faut réalimenter tous les ans, publier ou mourir. » Un livre malin, puis un pensum – qu’on donne à ses amis en disant « C’est un pensum », comme s’ils n’allaient pas s’en apercevoir tout seuls –, un livre malin, ça vous garde la tête hors de l’eau.
J’étais captivé et il a continué, amusé :
– Vous voulez que je vous livre, en exclusivité, une idée maligne sur laquelle je travaille ?
– Oui, s’il vous plaît.
– Quand je dis que je travaille dessus, c’est un grand mot, mais elle m’amuse. Le titre : Groucho, Chico, Harpo ; et le sous-titre : Structure des sociétés indo-européennes. C’est toujours comme ça qu’il faut procéder, un titre accrocheur et un sous-titre sérieux, tous les publicitaires le savent. Les Marx Brothers, on croit que c’est juste pour rire, en réalité, c’est un avatar de plus d’un très vieux schéma qu’on retrouve dans toutes les sociétés indo-européennes jusqu’à aujourd’hui et que le grand Dumézil nous a révélé : Jupiter, Mars et Quirinus, le prêtre, le soldat et le paysan. Pour le suivre à la trace au fil de l’Histoire, il suffit de remplacer le prêtre par le magistrat, l’administrateur ou l’homme politique, le soldat par le banquier, l’homme d’affaires ou le grand patron, le paysan par l’artisan ou de nouveau le patron, le petit patron qui a du mal à boucler ses fins de mois, on trouve toujours comment faire coller la réalité aux idées quand on cherche un peu. Donc, nous avons Groucho, grand prêtre de la parole et des mots, Chico qui s’occupe des stratégies, de trouver des engagements pour les trois frères, et Harpo l’homme de la campagne, le muet, qui joue de la harpe comme Orphée joue de la lyre. Vous n’êtes pas convaincu ? Attendez la suite. Quel est l’un des mots les plus célèbres de Groucho ? Peut-être le plus typique de son humour corrosif, radical, qui ne respecte aucune institution, surtout les sérieuses ? « Je ne resterai pas un jour de plus dans un club assez indigne pour me compter parmi ses membres. » Là aussi, on croit que c’est pour rire ; en réalité, c’est la critique la plus radicale qu’on ait jamais faite des trois religions monothéistes, celles qui ont succédé à Jupiter, Mars, Quirinus et leurs amis. Leurs cultes à eux étaient sélectifs, on était choisi par d’autres membres, initié pendant des années, au bout du compte on était sûr qu’on était digne d’être là, comme les autres membres en étaient dignes. D’ailleurs, le premier quidam venu n’aurait rien compris aux formules ésotériques qui se murmuraient dans les temples. Aujourd’hui, les temples sont ouverts à tout le monde, il faut juste s’acquitter d’une formalité comme le baptême ou la bar-mitsva, et chez les musulmans même pas, la seule formalité exigée, c’est de naître. Du coup, tout le monde peut se dire : « Ils m’acceptent, un indigne pécheur comme moi ? Mais alors peut-être lui aussi, et lui encore, et combien d’autres encore ? Et ils voudraient que j’y croie, que j’aie envie d’y rester ? » Groucho nous ramène à Jupiter, Apollon et les autres, quand les religions étaient encore des vraies religions, donc à Dumézil, donc à la structure des sociétés indo-européennes. Saupoudrez ça, farcissez-le plutôt, de grosses notes en bas de page, renvoyant aux sous-séries QSXII et MPXXXII des archives de Plougastel, pour le côté sérieux, et le tour est joué. Alors ?
– Magnifique.
– Merci… Mais nous ne disons jamais magnifique, à propos des livres de nos collègues, nous disons brillantissime. Magnifique ça fait un peu trop sincère, comme si on le pensait vraiment. Alors que brillantissime, c’est comme brillant, le minimum exigé entre collègues, plus un petit « issime » du bout des lèvres. Celui qu’on articule quand on sourit en même temps.
Toi, tu étais quoi là-dedans, mon vieil Estive ? Mars ? Il faut avoir la vocation pour ça, j’imagine. Hornung l’était peut-être, mais pour toi, ç’avait dû être une question d’occasion plus que d’autre chose. Tu aurais fait ton service cinq ans plus tard et tout aurait été différent – un an à attendre la quille, rien de plus. Plutôt Quirinus, quand tu as été recasé par ton père comme agent d’entretien à la Bibliothèque nationale ? Mais alors le schéma est bancal, s’il n’y a pas de case pour les gens comme toi. Et mon grand-père, si fier de ses livres, des grandes leçons qu’il avait tirées du passé… il n’aurait pas été jupitérien, juste malin ?
Mais encore une fois, c’est Hornung qui perd le plus dans l’affaire. L’homme qui croyait à l’Histoire, parce qu’il croyait qu’il allait en écrire un petit paragraphe. Non seulement, c’était un mauvais paragraphe, mais celui qui le disait était lui-même un mauvais historien. D’après un autre historien. Ces querelles érudites nous emmènent loin de l’adrénaline, la fièvre, la trouille. À se demander dans quelle sous-série des archives de Plougastel elles se rangent.
Parfois, je me demande comment ça se serait passé si tu avais vécu. Est-ce qu’au moins tu aurais tué Guillaume ? Œdipe tuant Laïos, ce qui est plus dans l’ordre des choses ? Tu parles, maman ne l’aurait pas permis – elle est très attachée aux convenances.
Pour la réponse d’Hornung, sur le revolver, elle a été longue à venir, très longue. J’ai cru qu’il avait oublié, ou qu’il était mort. Mais avec le temps, je recevrais le renseignement. Le temps de repasser toute ma vie en revue ou presque. Et ce qui l’avait précédée, mais qui se confondait avec elle.