Arnaud et elle se connaissaient depuis qu’ils étaient enfants, et ils semblaient faits l’un pour l’autre. Arnaud était le plus Guède des Fabre d’Estival, rêvant plus d’aventures et de grands espaces que de livres ; Sylvia était la plus Fabre d’Estival des Guède, aimant la musique et la littérature ; chacun des deux offrait à l’autre ce qu’il ne trouvait pas suffisamment chez lui. Les Fabre d’Estival étaient une lignée de professeurs qui avaient acheté La Bastide dans les années 1930 et y venaient pour les vacances ; les frères, sœurs et cousins de Sylvia (deux familles vivaient à La Varenne et dans ses dépendances) étaient agriculteurs depuis toujours. Ou plutôt des gentlemen farmers, qui avaient une bibliothèque, un piano, et qui envoyaient leurs enfants à la faculté – même si plusieurs d’entre eux revenaient ensuite travailler sur la propriété. Le père de Sylvia avait fait des études d’agronomie à Toulouse et il y avait rencontré sa femme, une jeune Anglaise dont les parents avaient fui leurs brumes natales pour le soleil du Languedoc. Jane avait importé à La Varenne le chutney, les Christmas carols, la Marmite à tartiner, et donné des prénoms anglais à ses cinq enfants. Qui venaient s’ajouter à leurs six cousins, pour former une troupe compacte, solidaire, et sale. Tous les matins, l’institutrice de Chantenac essuyait la morve au nez des petits Guède qu’elle avait dans sa classe, et les obligeait à se brosser les ongles.

Arnaud devenait un vrai Guède pendant les vacances, s’écorchant les genoux comme eux, marchant pieds nus comme eux, et s’enfonçant parfois un clou rouillé dans le pied – alors que Fabrice et Thérèse, le futur musicologue et la future chartiste, restaient à La Bastide. Les terres de La Varenne étaient vastes ; en plus des champs et des pâturages, il y avait des landes et des bois où ils passaient leurs journées à vagabonder.

Mieux encore pour Arnaud, il y avait un club hippique où venaient monter des gens d’Albi, et que Robert (tout le monde l’appelait Rob), le père de Sylvia, dirigeait. Il avait l’air d’un gitan, montant en chemise à carreaux et chaps de cuir aux jambes son cheval personnel, un colosse au caractère difficile et à la rare robe léopard, des cercles orange et bruns sur fond blanc. Il buvait, criait sur ses chevaux et sur son palefrenier, lui arrachait sa fourche des mains pour lui montrer comment on pouvait – comment lui pouvait en tout cas – soulever une botte de paille d’un seul geste ; à l’occasion, il se servait des dents de la même fourche pour punir un cheval récalcitrant. Il regardait en ricanant son moniteur, breveté par la fédération, et la stagiaire qui le secondait, apprendre aux élèves les règles de l’équitation académique ; « Foutaises de Saumur ! » grommelait-il avec dédain. Il faisait trottiner ses chevaux comme dans une arène de corrida, et il aurait sans doute échoué à l’examen du premier degré (leur nom à l’époque). Mais il enfourchait n’importe quel poulain à débourrer et, un bon nombre de ruades et de sauts de mouton plus tard, il avait commencé à lui faire entrer dans le crâne quel destin l’attendait, être la plus noble conquête de l’homme. La plus confiante aussi, parce qu’il le faisait sans brutalité. Arnaud regrettait de ne pas l’avoir pour père et le considérait, naturellement, comme son futur beau-père ; tout le monde partageait cette opinion autour d’eux, Sylvia et Arnaud étaient promis l’un à l’autre.

Ça ne les empêchait pas de se disputer sans arrêt ; elle était capricieuse, il était coléreux, chacun des deux considérait que l’autre devait lui obéir. Jane m’a raconté qu’un jour maman lui a fait une scène parce qu’il était en retard. Ça lui arrivait souvent, il suffisait qu’un cousin l’appelle et il oubliait l’heure. Ce jour-là, comme il avait prévu qu’elle lui en ferait une, il a cru bon de sortir un miroir pour qu’elle voie à quoi elle ressemblait quand elle était rouge de colère ; folle de rage, elle le lui a arraché des mains et l’a violemment frappé avec, au point de le casser sur son front. Il lui en était resté une cicatrice sur l’arcade sourcilière. Je la lui ai montrée un jour, sur une photo de lui, en faisant mine de ne pas savoir ce qui l’avait causée. Elle a juste eu comme commentaire : « Qu’est-ce que tu veux, ton père aimait prendre des risques… » D’un ton détaché, sans sourire. C’était vrai (et drôle) dans un sens, même si c’était un peu sommaire comme explication. Et ça en disait long sur la façon dont elle voyait leur relation.

Ils se disputaient comme un couple qui sait qu’il restera ensemble quoi qu’il arrive ; même les scènes les plus violentes, les motifs qui auraient pu paraître les plus graves n’étaient que provisoires entre eux. Les épisodes des bagarres et celui de la pharmacie, Arnaud arrêté par la police, n’avaient pas spécialement troublé Sylvia. Il avait un fond de voyou en lui, elle le savait et l’acceptait ; s’il le fallait, elle saurait l’arrêter avant qu’il aille trop loin. C’est pourquoi, si sa mort en elle-même la plongea dans un gouffre de stupeur et de détresse, elle tâcha de ne pas trop s’interroger sur ses vraies circonstances. Quoi qu’il ait fait, c’était pour eux deux qu’il l’avait fait : cambrioler la maison, ou bien céder aux avances de Juliana Ribeyrol, mais dans l’espoir de lui soutirer de l’argent, ou des objets d’art qu’il pourrait revendre. Elle n’avait aucune idée de comment il l’avait rencontrée ; mais il sortait de son côté, quand elle allait à des soirées trop mondaines pour lui, et elle ne cherchait pas à savoir où, s’il n’avait pas envie de le lui dire. Elle avait confiance en lui, en tout cas confiance dans leur amour mutuel ; à ses yeux, il était comme une morale supérieure à toutes les autres. Même si elle l’avait surpris avec une autre femme dans les bras, elle aurait pensé qu’il y avait une raison à cela, qu’il la lui expliquerait et qu’elle la comprendrait. Ils s’étaient promis l’un à l’autre depuis qu’ils étaient enfants, et qu’ils parcouraient les landes de La Varenne ensemble ; aucune des choses qui arrivent chez les adultes ne pourrait les séparer – aucune sauf une, qu’elle n’avait pas imaginée. Au début, elle s’interrogea, puis cessa de le faire quand elle comprit qu’elle deviendrait folle si elle continuait : c’était arrivé et elle ne devait plus penser qu’au présent et à l’avenir. Qui avaient largement de quoi l’occuper, entre sa carrière en plein essor, moi qui allais naître et les ressources de son caractère. D’autres n’auraient pas surmonté l’épreuve comme elle l’a fait. Et pourtant, elle aimait vraiment Arnaud, pour la vie ; ce n’était pas qu’un amour de jeunesse, que la maturité aide à oublier.

Elle l’aimait mais elle le connaissait, et son goût pour l’aventure qui pouvait le rendre imprévisible ; elle avait même plus ou moins redouté qu’un problème n’arrive – pas celui-là, avec son issue fatale. Il détestait son travail à la Bibliothèque nationale, ne rêvait que de le quitter ; et il lui répétait sans arrêt qu’il voulait trouver de l’argent pour eux deux. Mais « trouver de l’argent » pour quelqu’un comme lui, ce n’était pas épargner mois après mois. Elle avait beau lui dire que l’argent n’avait pas tant d’importance, il ne l’écoutait pas ; pire, il vivait comme un défi le fait qu’elle commence à gagner correctement sa vie, avec ses contrats de chanteuse. Il y avait toujours eu une compétition entre eux qu’il avait longtemps remportée ; il montait mieux qu’elle à cheval, il avait affronté le danger en Algérie, il conduisait la BSA et elle montait derrière. Mais soudain, c’était elle qui gagnait, à la fois de l’argent et les premières mentions de son nom dans les journaux. Tandis que lui n’avait guère de perspectives d’avenir, sauf apprendre laborieusement un métier, avec un maigre salaire à la clé pendant longtemps. Pas même de retourner dans l’armée, son implication dans l’OAS lui en ayant fermé les portes.

Elle voyait combien il souffrait de la situation ; mais elle rêvait de chanter depuis qu’elle était enfant, que sa mère et sa tante emmenaient la famille à des matinées d’opéra au Capitole de Toulouse. Elle en rêvait depuis aussi longtemps qu’elle connaissait Arnaud, et c’étaient les deux piliers de sa vie. La compétition qu’il y avait entre eux, son caractère aventureux à lui, les aléas du métier qu’elle avait choisi étaient aussi ce qui les liait, y compris les risques. Elle avait confiance dans les ressources d’Arnaud, il finirait par trouver sa voie ; il fallait juste qu’il accepte que ce soit elle qui gagne, le temps qu’il la trouve.

Elle avait fait le Conservatoire, logeant dans un foyer d’étudiantes à Paris, puis elle avait obtenu ses premiers engagements, pendant qu’Arnaud était en Algérie et complotait contre la République. En réalité, il se moquait de l’Algérie française comme de la République ; c’était les circonstances qui l’avaient voulu, l’influence de baroudeurs comme Hornung, et le parfum d’aventure qui les entourait. Sylvia le savait et ne lui en voulait pas : Arnaud détestant l’autorité (même s’il s’était fait à la discipline militaire), elle imaginait mal qu’il ait eu comme motivation de maintenir le joug de la France sur les Algériens. Et autant elle s’accommodait d’un baroudeur, sans trop de réflexion derrière, autant un colonisateur convaincu lui aurait posé un problème. Les images de combattants et d’attentats, de sang versé des deux côtés, la choquaient, celles de femmes algériennes criant leur détresse la faisaient vivement réagir : « C’est insupportable, quand est-ce qu’on les laissera vivre en paix dans leur pays ? » Elle voyait la politique comme une affaire d’hommes, souvent aussi orgueilleux ou déraisonnables qu’ils le sont dans les opéras, mais elle s’indignait quand des femmes en subissaient les conséquences.

Ensuite, ils s’étaient installés dans un petit deux pièces, où ils vivaient depuis un an et demi. Leurs parents les pressaient de se marier, Sylvia le souhaitait elle aussi, mais Arnaud voulait attendre d’être « digne » de ce mariage. L’idée que les amis et connaissances de Sylvia le regarderaient comme un raté, tant qu’il se regarderait comme un raté, le hérissait. Elle lui proposait qu’ils se marient dans l’intimité, mais il la connaissait, avec son goût des mondanités, ça aurait été pour elle un mariage au rabais, et il n’en voulait pas non plus. Elle allait jusqu’à cacher les articles de journaux où son nom commençait à apparaître et se rendait sans lui aux dîners et aux soirées où il aurait été mal à l’aise. Alors qu’elle aurait été fière d’y arriver à son bras, beau comme il était. Beau mais aussi sauvage, comme elle me le dirait plus tard.

Mariage ou pas, maman m’a raconté qu’ils voulaient avoir un enfant ; elle pensait d’ailleurs que de la voir enceinte accélérerait la décision d’Arnaud. Aux approches de la fin mars 1964, elle a commencé à avoir des doutes ; hélas, elle ne lui en a pas parlé tout de suite. Ses cycles n’étaient pas toujours réguliers, les tests rapides de grossesse n’existaient pas encore, elle voulait être sûre avant de lui annoncer une telle nouvelle. Le début d’avril 1964 est donc resté à jamais marqué, pour Sylvia, par trois choses : elle était enceinte (elle en eut la confirmation dans le courant du mois), elle ne l’a pas dit tout de suite à Arnaud, et il a trouvé la mort aux Mesnuls. Si elle lui en avait parlé, sans attendre d’en être sûre, il ne se serait peut-être pas lancé dans une aventure absurde et dangereuse, s’il s’était agi d’un cambriolage. Mais quoi qu’il ait fait, elle n’en était pas responsable : ses parents ont réussi à l’en convaincre, non sans mal au début.

Quelques journées ont concentré pour elle des choses qui arrivent normalement dispersées : la vie, le hasard, le non-dit, le crime, la mort. Voire qui n’arrivent jamais pour certaines. Mais sur une scène d’opéra, elles surviennent toujours, et en quelques heures à peine ; cela a joué un rôle dans la manière dont elle a surmonté l’épreuve.

– Je m’étais consacrée à la scène, comme on dit, mais la scène a pris ça au pied de la lettre, m’a-t-elle raconté plus tard. « Tu m’es consacrée », comme on le dit pour une nonne. Plus toi arrivant par là-dessus, je n’ai pas eu le temps de souffler. Le lendemain de l’enterrement, j’ai eu mon premier rendez-vous chez le gynéco. Pas mal comme raccourci, non ?

Comme souvent, j’ai été frappé par la liberté avec laquelle elle en parlait. Comme si ça ne l’atteignait pas, ou plus. Mais une autre fois, elle m’a dit : « J’ai compris que je deviendrais folle si je continuais à me poser des questions. » Et ce n’étaient pas des paroles en l’air, on le sentait. Elle a trouvé en elle les ressources pour couper court à la crise qui la guettait, et son métier l’y a sans doute aidée. La force du destin, La Forza del destino : elle s’est retrouvée plongée dans un opéra de Verdi. D’ailleurs, Arnaud était un paria aux yeux de certains, comme Don Alvaro l’est pour le père de Leonora ; et il avait commis comme Don Alvaro, ou peut-être commis, un meurtre accidentel. De plus, il y a dans La Force du destin un air qu’elle rêvait de chanter un jour : La Vergine degli angeli, l’un des airs les plus purs et les plus fascinants pour une soprano comme elle. Elle s’est réfugiée dans un monde intérieur, où l’art, le rêve et la réalité se confondaient, plutôt que de se forcer à regarder cette réalité en face. De toute façon, quelle réalité peut-on regarder « en face » ? Des corps, des costumes, des décors ? La réalité ne se résume pas à cela pour un artiste.

Maman serait désormais la Vierge de l’ange qui allait naître, m’a-t-elle dit un autre jour. Je n’ai pas vraiment accroché – c’était too much, une de ses expressions. Mais ce jour-là, il y avait une grande tension entre nous. Et elle me l’a dit au cours d’un long déballage où elle retraçait toute l’histoire de nos deux vies sur un mode largo, grave, même larghissimo. Je devrais dire de nos trois vies, la tienne aussi. Plus que nos trois vies en fait, la vie au sens large. Celle dont j’ai découvert plus tard qu’on passait des arrangements avec elle, et que cela nous concernait, nous trois comme les autres.

 

Ce que maman ne m’a pas raconté, mais Jane si, c’est que Fabrice l’accompagnait parfois aux soirées où Arnaud ne voulait pas aller. Fabrice le musicologue, qui n’était pas du tout sauvage, au contraire. Fabrice, le propre frère d’Arnaud. Qui lui aussi connaissait Sylvia depuis toujours, mais qui n’était pas promis à elle, pas plus qu’elle à lui. Fabrice, le frère également de Thérèse : mais elle non plus, quand elle me racontait l’histoire de la famille, ne me parlait jamais de ces soirées où il accompagnait Sylvia. Rien qu’en repensant à ce détail, cette omission, anodine en apparence, j’ai compris que ça cachait un coin de nuage. Thérèse a non seulement une mémoire hors du commun, mais comme historienne elle se sent tenue de restituer tous les faits. Et elle croit en Dieu, dans la famille, dans l’amour, dans la vérité. Mais parfois plus dans la famille et dans l’amour que dans la vérité, quand celle-ci risquerait de les écorner… Après tout, même hors du commun, une mémoire a le droit d’avoir des défaillances.

C’est aussi Jane qui m’a raconté l’histoire de la serre de La Varenne. Une ancienne serre, désaffectée depuis longtemps, et que la végétation avait peu à peu envahie. Plusieurs vitres étaient cassées, mais d’autres tenaient encore. Elle disparaissait sous un enchevêtrement de branches, qui y entraient de l’extérieur, et de pousses sortant de l’intérieur. Plus bon nombre d’orties, de ronces, et parfois de serpents, affirmait-on, qui venaient se chauffer sous les vitres restantes. En réalité, il y avait surtout des arums tachetés, ces étranges plantes qui dressent en l’air leurs grappes de baies rouges et qu’on appelle herbes-à-serpent. Ce n’était pas l’endroit le plus accueillant du domaine, et les petits avaient interdiction d’y aller ; bien sûr, cela amusait les plus grands, notamment Sylvia et Arnaud. Surtout – comme par hasard –, les rares fois où Fabrice accompagnait son frère à La Varenne, pour voir Sylvia.

Il y avait une certaine rivalité entre les deux frères à son sujet. Pas réelle ni fondée, mais c’était la plus belle des cousines Guède, Fabrice était l’aîné des deux Fabre : il aurait trouvé normal que Sylvia s’intéresse plus à lui qu’à Arnaud. C’est l’expression que Jane a employée quand elle m’a raconté l’histoire… « il aurait trouvé normal que… ». Et s’il ne le montrait pas, cela perturbait Arnaud, chat écorché comme il l’était. D’autant plus que Fabrice jouait du piano – il en faisait étalage à La Varenne, où il y en avait un, chaque fois qu’il le pouvait –, et qu’il se destinait à une carrière dans la musique, comme Sylvia. Il ne savait pas encore sous quelle forme, pianiste ou enseignant, la pratique ou la théorie.

– Sylvia ne jouait pas tout à fait franc-jeu, m’a dit Jane. C’était Arnaud qu’elle aimait, bien sûr, et c’était aussi Arnaud qui l’aimait sincèrement ; de la part de Fabrice, c’était plus une question d’amour-propre que d’autre chose. Mais il était plus cultivé qu’Arnaud, et pas seulement en musique, il lui en mettait plein la vue quand ils étaient tous les trois ensemble. Ou, pire encore pour Arnaud, quand ils étaient avec d’autres gens. Sylvia voyait bien que cela l’humiliait, mais elle était flattée, et Fabrice lui apportait un certain type d’échanges qu’elle ne pouvait pas avoir avec Arnaud. Elle savait qu’elle était belle et elle aimait qu’on la courtise. Donc, elle faisait mine d’écouter avec admiration Fabrice, que cela encourageait à continuer. D’ailleurs, il était plus discoureur que musicien. Entre nous, il jouait bien du piano mais sans plus. Sans passion, comme un bon élève. Alors qu’entre ta mère et ton père, c’était une vraie passion. Celle qui ne s’explique pas, qui peut parfois heurter ou blesser. Mais heureusement qu’elle existe.

Ni Jane ni Rob n’appréciaient guère Fabrice ; Arnaud leur ressemblait bien davantage. Il était coléreux, parfois immature, mais il n’avait pas certains défauts de Fabrice. Comme d’être envieux, et aussi de prendre plaisir à humilier. Fabrice aurait été capable d’humilier son frère sans relâche – il y a des gens comme ça, à qui ça ne suffit jamais. Comme s’ils étaient nés avec en eux un trop-plein de mépris à déverser. Alors qu’Arnaud suivait son chemin sans trop se préoccuper des autres. Jane n’aimait pas que sa fille joue de la rivalité entre les deux frères, elle trouvait ça malsain, mais elle la connaissait : si elle lui avait fait une remarque, ça aurait risqué d’avoir l’effet inverse. La renforcer dans son attitude, y ajouter l’attrait du fruit défendu. « Elle aime être au centre de l’attention générale. Bon, vu le métier qu’elle fait… »

Pour se venger, quand Fabrice venait à La Varenne, Arnaud s’arrangeait parfois pour qu’ils retrouvent Sylvia dans la vieille serre, avec ses ronces et ses serpents. Fabrice était plus cultivé, mais aussi bien plus poltron qu’Arnaud. Comme il ne voulait pas avoir l’air de se défiler vis-à-vis de Sylvia, il venait, mais il mettait des pantalons, des bottes et des chemises à manches longues. « Pourquoi pas un manteau ? » lui disait-elle pour le taquiner. À quoi il lui répondait sèchement qu’il n’avait pas envie de se faire griffer par les ronces, ni mordre par une vipère, et que beaucoup de gens auraient fait comme lui.

– Pas nous, en tout cas, disait Sylvia en prenant la main d’Arnaud, et ils déambulaient dans la serre, jambes et bras nus. Sous les yeux vexés de Fabrice, qui restait prudemment à l’entrée.