Dans mon enfance, il y avait une occasion où mon grand-père semblait m’apprécier un peu plus que d’habitude, bien que je sois ton fils : la distribution des prix à Franklin. Elle n’était pas annuelle, il y en avait une chaque trimestre. Classements et palmarès étaient un des piliers de la pédagogie jésuite. D’interminables listes s’égrenaient d’abord, classe par classe et matière par matière ; mais c’était juste une sorte d’exercice spirituel à la Loyola, de patience pour l’assistance, en attendant le grand moment. Avec, pour moi, un petit frémissement d’entendre citer mon nom dans le haut des classements.
Oui, mon vieil Estive, ton fils a été un bon élève. Les premières années, en tout cas. Le samedi matin (il y avait aussi une séance hebdomadaire, pour entretenir l’émulation), quand le père-préfet entrait dans la salle d’études puis gravissait l’estrade, son grand cahier noir sous le bras, je collectionnais les quatre A. Et les témoignages rouges, ces signets marqués du blason de Franklin et de la devise Ad Majorem Dei Gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu. Avoir un A et un témoignage noir était rare pour moi, un AE et pas de témoignage, exceptionnel. Quant aux notes qui suivaient, E, EI, voire le gravissime I, qui sifflait dans l’étude comme un couperet de guillotine, le père-préfet marquait un instant de silence avant de les annoncer, les yeux fixés sur le coupable, et tout le monde se retournait pour le regarder.
Plus exactement, j’ai été un bon élève jusqu’en fin de quatrième. Et que j’apprenne la vérité sur ta mort, pendant les vacances. Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas sûr du rapport entre les deux.
À la fin du trimestre, après cette longue entrée en matière, venaient les résultats de l’épreuve suprême. Une sorte de décathlon qui regroupait non seulement toutes les matières, mais toutes les classes d’une même année : ceux qui y triomphaient étaient les vraies vedettes de la journée. Le cérémonial était imposant : la longue estrade, la table couverte des livres destinés aux lauréats, la rangée de jésuites en soutane assis derrière ; le père-préfet de la division concernée se levait, sa liste en main, et entamait sa longue énumération. Cent quarantième, X. Cent trente-neuvième, Y. Cent trente-huitième, Z. Tout l’esprit de Franklin était là-dedans. Une autre école aurait assuré un paisible anonymat aux cancres, se contentant de commencer par le dixième, voire le vingtième. Non, il fallait commencer par les derniers, pour faire retentir ad majorem la gloire des premiers, et que le suspense monte progressivement. Quand on en arrivait à « Septième, X. Sixième, Y. », on aurait entendu une mouche voler dans la salle. Surtout dans les rangs des parents, assis derrière nous. Qui, pour beaucoup, avaient mis leurs fils à Franklin pour qu’ils s’entraînent à monter sur le podium.
Je naviguais entre les dixièmes et les vingtièmes, et cela paraissait suffire à mon grand-père. À le rassurer peut-être, en me comparant à toi. Pendant ces séances, d’être innocent et sincère plutôt que coupable ne suffisait plus ; premier plutôt que cent quarantième l’éclipsait. On était dans un autre univers, plus terrestre que spirituel. En y repensant aujourd’hui, je ne revois plus des bons pères, comme on appelle les jésuites, accueillant des bons élèves sur l’estrade : plutôt des P-DG de grandes entreprises intronisant un de leurs proches à la table d’un conseil d’administration. Et, devant des patrons interrogés à la télévision, sur les énormes bonus qu’ils ont reçus, et ne voyant visiblement pas où est le problème, je crois revoir d’anciens condisciples, redescendant de l’estrade avec leurs prix dans les bras ; leurs visages gardent quelque chose de lisse et d’enfantin. On leur a donné des bonus parce qu’ils ont bien travaillé, comme on leur donnait des prix autrefois ; quel mal y a-t-il à cela ?
Les classements étaient ensuite reproduits, avec d’autres échos du trimestre, dans le journal du collège. Une épaisse brochure sur papier glacé, avec pour titre Entre nous. Qui devait se comprendre familièrement, comme un clin d’œil entre amis : « Entre nous, tu sais que… ». Et non pas comme l’entre-soi que des sociologues soupçonneux y auraient vu. J’ai vu qu’ils ont changé le nom depuis, pour un Franklin plus neutre. Quelqu’un a dû le leur conseiller, à cause du soupçon. J’allais aux pages rapportant les palmarès, et quand j’y trouvais mon nom, j’avais l’impression de faire partie de ce nous. Malgré l’anxiété qui me rongeait, et le Malin tapi dans ma poitrine.
Sur un de mes bulletins, le père-préfet avait écrit : « Ses absences n’ont même pas l’air de le gêner, à se demander à quoi les cours lui servent. Mais pourquoi se prend-il tellement au sérieux ? » À cause de mes absences, et des angines à répétition qui les provoquaient. Je ne me prenais pas au sérieux, le sérieux me prenait. Pour essayer de les éviter, elles et leurs causes profondes. Mon médecin ne comprenait pas pourquoi elles revenaient si souvent ; il n’était pas partisan de m’enlever les amygdales, bien que chaque fois il ait dit qu’il faudrait peut-être en passer par là. En réalité, elles n’avaient rien à voir avec mes amygdales : mes angines venaient de l’organe qui commande tout chez moi, l’estomac. Des reflux acides que j’avais au cours de la nuit, qui me réveillaient parfois en sursaut, la gorge me brûlant, puis me piquant, tandis que ma fièvre montait. Contre eux, mon médecin me prescrivait d’ignobles grains de charbon à mâcher, qui me faisaient la bouche toute noire – mais il ne les mettait pas en rapport avec mes angines. Je n’ai compris ce rapport que quinze ans plus tard, quand ils ont cessé, et mes angines avec eux.
Angines, angoisses – même racine aurait dit mon grand-père, ango, serrer. J’essayais de les combattre par un régime empirique, qui empruntait à la médecine, à la morale, et même à l’esthétique. Dans un apparent fouillis, mais qui avait sa logique. Charbon à mâcher le matin ; ouate Thermogène le soir, que maman m’appliquait sur la poitrine quand mes angines dégénéraient en bronchites, et qui me brûlait ; sérieux, pour rester dans les premiers, et tâcher de ne pas mettre mon grand-père hors de lui, en voulant mettre les bébés dans les poubelles ; et confession hebdomadaire. Le dessin publicitaire (dû à Cappiello, et datant de 1909) qui ornait les boîtes de Thermogène, jouait un rôle dans cette logique. Un homme au corps vert, renversé en arrière, s’en appliquait une grande brassée sur la poitrine et crachait des flammes. Il avait des airs de Lucifer, mais par un heureux hasard, son corps était du même vert que les billets de confession qu’on donnait au surveillant au début de l’étude du soir, dans l’attente d’être appelé par le père qu’on avait choisi. Entre ces deux verts, il y avait les flammes rouges que crachait le Thermogène de Cappiello, celles que mon Lucifer intérieur crachait certaines nuits, le charbon noir que je devais mâcher, qui aurait pu résulter de la combustion de ces flammes. Les mots que je crachais parfois, par exemple mettre un bébé dans la poubelle, eux aussi noirs comme du charbon ; ou ceux que j’avais peur de cracher, bien plus noirs encore. J’avais d’ailleurs lu dans un roman l’expression « lave-toi la bouche », au sens de veille à ce que tu dis, et elle m’avait marqué. Pour résumer, le Thermogène vert était un peu le double visible du Lucifer invisible qui crachait, en moi, de la mauvaise bile ou des mauvaises paroles ; mais il avait un antidote, le vert des billets de confession.
D’autres personnages complétaient, dans mon esprit pétri de religion, cette sarabande à la Jérôme Bosch : les Hommes sévères d’Albi d’un côté, parmi lesquels j’aurais voulu prendre place ; le Possédé de Gérasa d’un autre côté, que je craignais. Celui dont le Christ fait sortir les démons, puis les fait entrer dans des porcs qui se jettent dans le vide. L’histoire m’avait frappé – elle est digne d’un roman de Stephen King : « Comme Jésus descendait de la barque, aussitôt un homme possédé d’un esprit mauvais sortit du cimetière à sa rencontre ; il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus l’attacher, même avec une chaîne ; en effet, on l’avait souvent attaché avec des fers aux pieds et des chaînes, mais il avait rompu les chaînes, brisé les fers, et personne ne pouvait le maîtriser. Sans arrêt, nuit et jour, il était parmi les tombeaux et sur les collines, à crier, et à se blesser avec des pierres… » Je me demandais parfois si je n’avais pas un possédé au fond de moi, un diable au corps au sens propre. Mon grand-père lui aussi semblait parfois le croire, et cela déteignait sur moi ; peut-être que la façon dont on veillait de près sur moi, à cause du secret de famille, y jouait aussi un rôle. Un possédé qui pourrait sortir de moi, au pire moment.
Quand nous étions dans la chapelle, j’avais peur de me mettre à crier : « Jésus est un idiot » ; parfois si peur que je me plaquais une main sur la bouche. Ou encore de lancer de toutes mes forces mon missel dans un vitrail, au moment le plus sacré, celui de l’élévation. Je n’aurais trouvé aucun plaisir à ces provocations, elles m’auraient fait horreur ; mais c’étaient des « pensées mauvaises », de celles qu’on confesse. Ou encore « pensées impures » à l’adolescence : on n’avait pas besoin d’entrer dans les détails, le prêtre était censé comprendre et absoudre. Quand j’y repense, j’ai sans doute eu tort de ne jamais lui parler de « Jésus est un idiot », ou du missel dans le vitrail. Il aurait sans doute souri, m’aurait dit que bien des gens étaient comme moi. Et qu’il n’y avait rien d’inquiétant dans cette peur d’un acte gratuit. Il y avait chez moi un jeu mental entre la pensée mauvaise et la confession ; chacune avait besoin de l’autre, la faute et sa délivrance. Cela devenait presque une addiction, d’abord la brûlure des acides, ensuite le plaisir du baume. Quand je ressortais du bureau du confesseur, j’éprouvais un grand soulagement intérieur. Un sentiment de propre et de pur, presque mystique. La confession avait une aura supplémentaire : on nous avait affirmé qu’on pouvait choisir le confesseur qu’on voulait, jusqu’au père-recteur, l’autorité suprême de Franklin. Je ne me le serais jamais permis, mais elle semblait ainsi transgresser toutes les hiérarchies.
C’était faux, bien sûr. L’absolution donnée par le confesseur pardonnait les mauvaises pensées, pas les mauvaises notes. Sitôt l’acte de contrition terminé, les hiérarchies reprenaient leur place, les classements aussi. Angine et angoisse avaient la même racine, mais aussi angustus, le chemin resserré qui mène vers l’augustus de la place de premier. Celui qu’il fallait suivre pour être vraiment aimé par les bons pères. « Heureux les pauvres en esprit », lit-on dans l’Évangile des Béatitudes ; heureux peut-être, mais ailleurs qu’à Franklin. Le père-préfet nous le rappelait lors de la lecture des notes hebdomadaires ; il accompagnait les plus mauvaises de commentaires ironiques, comme : « Vous savez, X. (un malheureux cancre), l’agriculture offre des carrières intéressantes, pensez-y. » Plusieurs riaient dans l’étude – pas tous, et pas X. Une mise en condition mentale, sans doute, pour les hautes fonctions auxquelles nous étions destinés, et la cruelle compétition que nous rencontrerions en chemin. Si nous y accédions, nous y servirions la plus grande gloire de Dieu ; cela justifiait qu’on nous bouscule un peu. Une saine émulation, quel mal y avait-il à cela ?
Il y avait que « Dixième… Neuvième… Huitième… » étaient des cimes glorieuses pour certains, mais « Cent vingtième… » ou « Cent trentième », avec les parents qui écoutaient derrière, pouvaient être un gouffre traumatisant pour d’autres. Voire pour les mêmes, à quelques années d’intervalle, surtout celles de l’adolescence et ses montagnes russes mentales. Émulation allait avec stress, et stress allait avec angoisse, selon le tempérament de chacun. J’ai vu un élève s’évanouir devant moi, un autre avoir une crise d’épilepsie. Dans les deux cas, c’était à la chapelle pendant la messe : la messe, c’était ne pas faire de bruit, rester immobile pendant près d’une heure, choses que le stress n’apprécie pas.
Être innocent et sincère suffisait de moins en moins, à mesure qu’on approchait du bac, et du taux de réussite que l’établissement voulait conserver. Les vertus morales craquaient sous la pression de la vieille loi de la cour de récréation, comme de la société en général, que les jésuites adaptaient au monde des adultes, en à peine plus policé : apprenez à vous faire respecter dans la vie – mais pas par les injures ou les coups de poing, par les diplômes, c’est bien plus efficace. N’essayez pas d’être des petits caïds, c’est mal, mais surtout, c’est bête : devenez plutôt des grands banquiers. Alors, vous pourrez vraiment vous moquer des sous-fifres, et des ouvriers agricoles. Bien sûr, les jésuites ne pensaient pas cela, mais on aurait pu s’y tromper.
Aujourd’hui, je vois plus clair dans ce fouillis physico-moral, et pas seulement pour les causes de mes angines. Deux questions ont dominé ma vie : « Qu’est-ce que tu faisais aux Mesnuls ce soir-là » et : « Pourquoi est-ce que j’ai toujours mal au ventre quand je réfléchis ? » Notamment à ce que tu faisais aux Mesnuls ce soir-là, mais à bien d’autres choses encore. Ces questions m’ont gâché la vie, et ça encore, bon ; mais elles en ont surtout gâché une autre, hélas. Elles m’ont conduit à réfléchir et méditer des jours entiers, ainsi qu’à lire une foule d’ouvrages et de revues, débordant de loin les rapports de la réflexion et du mal au ventre. À bâtir un vrai modèle de la conscience qui les explique et qui va bien au-delà. Un modèle dont je suis, pour l’instant, l’unique bénéficiaire. Mais qui sait, peut-être qu’un jour je réussirai à le diffuser. À coups d’encarts publicitaires, à la fin du Carnet du Jour des quotidiens. Pourquoi réfléchir donne-t-il mal au ventre, et comment l’éviter, par Bruno Guède. Augmenté d’aperçus sur différentes questions scientifiques. En vente chez l’auteur, etc.
Ce qui ne donne pas mal au ventre : la confession, le pur et le blanc. Les réponses toutes prêtes du catéchisme, et celles des interrogations écrites. Où l’on ressort telles quelles les questions de cours, comme on ressortirait des fiches d’un tiroir. Puer egregiae indolis, facile à retenir, et mon grand-père qui est satisfait. Les Hommes sévères d’Albi qui vous prennent dans leurs rangs si vous donnez les bonnes réponses au catéchisme. Devenir prêtre. Croire, sans avoir besoin d’y réfléchir jusqu’à avoir mal au ventre.
Ce qui donne mal au ventre : les devoirs sur table. Quand de ressortir des fiches d’un tiroir ne suffit pas. Qu’il faut construire une démonstration en maths, un plan en français ou en histoire. Qu’on doit ouvrir plusieurs tiroirs en même temps, faire la synthèse de plusieurs fiches. Mais alors elles se mélangent, elles se brouillent, elles finissent par s’effondrer, comme un château de cartes. Ça donne mal au ventre parce qu’on essaye de les retenir et de les redresser. Au lieu de les laisser filer, comme la vie le voudrait. Voyant ça, le Possédé de Gérasa en profite pour briser ses chaînes et faire la sarabande dans vos neurones.
À l’époque, quand je voulais croire, au chœur d’Albi, à l’Évangile, je retombais toujours sur le même problème : Heureux les pauvres en esprit, d’accord, mais ailleurs qu’à Franklin. Et pourtant, c’est écrit dans l’Évangile. La même contradiction. Que voulait dire « Les premiers seront les derniers » ? Seront les cent quarantièmes ? Quel chemin tortueux pouvait l’expliquer, quel dessin caché dans le tapis ? Est-ce que je devais passer ma vie à redresser des fiches qui se mélangeaient, celle de la Raison, qui veut des réponses immédiates ? Ou bien à accepter la Révélation, dont les réponses viendront plus tard ?
Heureusement, j’ai eu une autre image de la religion, quelques années plus tard. Qui ne ressemblait ni à celle de Franklin, ni à celle du chœur d’Albi. Qui mettait les Hommes sévères et les Hommes sauvages sur un même plan. Donc aussi toi, mon vieil Estive, et moi ton fils.