Quand j’ai eu dix-sept ans, maman m’a emmené sur le tournage du Cavalleria rusticana de Zeffirelli, pour les scènes qu’il tournait en extérieur, dans un village de Sicile, Vizzini, où Giovanni Verga avait situé l’intrigue de sa nouvelle, dont l’opéra avait été tiré. Elle ne chantait pas dedans, mais elle avait obtenu grâce à un ami – elle l’avait fait pour moi – que nous participions à la procession de Pâques, qui occupe une place centrale dans l’opéra.
C’était une vraie procession italienne, traversant les champs, puis suivant la grand-rue pour monter vers l’église. Tout le village y participait, costumé pour l’occasion ; mais on sentait que ce n’étaient pas de simples figurants, leur ferveur était palpable. Nous étions costumés, elle en villageoise avec un voile bleu ciel sur la tête, moi en jeune paysan coiffé d’une longue barretina noire tombant sur le côté. Ces images m’ont marqué pour toujours. Les vieux paysans qui s’agenouillaient et se découvraient le long du chemin, les étoles des prêtres et les oriflammes brodées d’or, les bannières roses et bleues qui flottaient au vent, les balcons ornés de tentures. Les femmes en châle noir, les communiantes toutes vêtues de blanc, les pénitents en cagoule rouge, blanche ou noire, dont les pointes se dressaient vers le ciel comme les lances d’une armée. Et, dominant le tout, les grandes statues de bois du Christ, sur des brancards portés à l’épaule. Du Christ mis à nu, flagellé, couronné d’épines. Ses grands yeux sombres et ses joues creuses mettant à nu, chez ceux qui le voyaient passer, les douleurs qu’ils pouvaient vivre – pourtant, il en était ressuscité.
On était loin de l’élitisme de Franklin, du sage ordonnancement de la cathédrale d’Albi. C’étaient bien les mêmes statues, les mêmes couleurs, les mêmes étoles des prêtres ; mais ici, la longue histoire de l’Église, ses saints et ses prophètes ne reléguaient pas à l’écart, sur un lointain crucifix, ce qui fait le cœur même de la foi : une douleur toujours à vif, pourquoi la souffrance et pourquoi la mort. Les Hommes sauvages, le sévère Jérémie, la Vierge confiante et les petits anges boudeurs, tous descendaient se confondre dans un même cortège. Un cortège qui n’était plus sûr de rien, qui ne cherchait plus à trier les notables et les paysans, à peine les bons et les méchants ; qui voulait seulement croire qu’un des leurs, un homme comme eux ou presque, crucifié le vendredi, était ressuscité le dimanche. Des gens qui ne voyaient pas d’autre solution, pour vivre, que d’y croire. J’ai compris cette foi-là, jusque dans ce qu’elle a de naïf aux yeux de certains : c’étaient des cœurs qui se mettaient à nu, seuls eux avaient une chance de comprendre pourquoi ils aiment. Peut-être même pourquoi ils se battaient. Un autre mystère, celui de la vie, presque aussi grand que celui de Dieu, et que la raison, à elle seule, est à peine plus capable de comprendre. Elle si vigilante, si soupçonneuse – tout, plutôt que risquer d’être naïve.
Quand le film est sorti sur les écrans et que j’ai revécu la scène, j’en ai été de nouveau transporté. Zeffirelli en avait tiré des images si subtiles, un ciel bleu pâle, une brume de poussière et d’encens qui délavait les couleurs : j’ai eu l’impression de la revivre comme si c’était un rêve. La musique de Mascagni, qui l’accompagnait, est au contraire sentimentale, populaire, inspirée de chansons villageoises ; certains mélomanes raffinés la dédaignent pour cela, mais elle me touche davantage que les opéras savants, mais si maîtrisés, de Mozart. Les deux airs qui se mêlent pendant la procession, le Regina cœli du chœur et le Inneggiamo, il Signor non è morto de Santuzza, m’ont paru aussi beaux que La Vergine degli angeli, qui mêle aussi une soliste et le chœur. Et la supplique de la malheureuse Santuzza, délaissée par son amant, et qui lance derrière un soupirail : « Réjouissons-nous, le Seigneur n’est pas mort », exprimait le cœur même de la foi : non, certaines choses ne peuvent pas mourir, pas ce qui est aussi profond que l’amour. Le cœur de la foi qui ose affronter la mort, parce qu’il y a sûrement quelque chose derrière elle, de plus fort qu’elle. L’affronter directement, personnellement, au lieu de se réfugier dans un entre-nous rassurant, même celui de l’Église. Cela n’empêche pas la raison, mais elle ne peut plus se contenter de disserter avec d’autres et comme les autres ; elle doit aller, poussée par la foi, là où elle sera vraiment seule.
Quelle chose étrange que la mort, cet instant si bref et qui projette pourtant, de là-bas, une ombre sur les longues années qui la précèdent. À peine un instant – combien de temps cela prend-il de mourir ? Je pensais souvent à toi, comment cela s’était passé ; si tu avais souffert, si tu avais eu le temps de comprendre que tu allais mourir. Mais à cette époque-là, je savais ce qui était réellement arrivé ; et la mort, à mes yeux, n’était plus seulement un bref instant pointant à l’horizon, plutôt une ombre plus épaisse que d’autres ombres qui l’avaient précédée, et qu’elle condensait en elle. Les risques que tu avais pris, les fautes que tu avais commises, mais aussi l’amour que tu avais vécu, car tout cela se mêlait dans ton histoire. Je savais ce qu’était cet amour, sur un mode différent, mais à travers la même personne, Sylvia. À cause de lui, des racines qu’il creuse en nous, si profondes qu’elles semblent percer l’obscurité des corps et déboucher sur une autre lumière, la mort ne pouvait être qu’une ombre passagère, pas une nuit définitive. Même cela, la Raison devait pouvoir le sentir et ne pas s’opposer à la Révélation. Le sentir, à défaut de le comprendre. En attendant que j’en donne une explication détaillée, dans les suppléments à mon ouvrage sur le mal de ventre.