Le lendemain de « Je suis le propriétaire » – j’avais treize ans et je sortais de quatrième –, j’ai eu besoin de me changer les idées. Besoin d’échapper aussi bien à La Bastide, où je devais me méfier de moi-même, qu’à La Varenne, où je devais me dépasser. Deux choses très différentes à vivre, mais dans les deux cas, le Bruno Guède de base n’allait pas. Pourtant, il devait bien y en avoir un qui allait, tel quel, au naturel.
Je suis allé chercher du pain à la boulangerie, mais j’ai fait un grand détour dans le village. Avec tout ce qui s’agitait dans ma tête, il ne m’en fallait pas beaucoup pour être dépaysé ; prendre d’autres rues, c’était presque comme si je prenais le train. Le paysage qui défilait, le tacatac des roues qui le rythmait, je le remplaçais en marchant au bord du trottoir, en ne mettant qu’un pied dans chaque dalle, et en comptant mes pas jusqu’au carrefour d’après. Dix-sept pas devant une épicerie solitaire, avec son store rouge et son étal de fruits. Vingt-quatre pas le long d’une école de filles puis école de garçons, sa grille et sa cour vide pendant les vacances. Quarante-cinq pas : une usine désaffectée, sa façade jaunie, son fronton sculpté des mots « Ateliers de construction mécanique ». Ses vitres crevées, sa cour où de l’herbe poussait entre les pavés.
Dix-sept, 24, 45 : tous les nombres avaient pour moi une musique et une couleur différentes. Je me demandais parfois si un autre Bruno en moi, plus net, plus carré, ne les préférait pas aux mots. Surtout à des vieilleries comme puer egregiae indolis ou ad majorem Dei gloriam. Un autre Bruno dont les pensées ne s’effondreraient pas aussi facilement, parce qu’elles seraient plus carrées. Comme une démonstration en maths, par rapport aux subtilités de la grammaire ou de la poésie. C’étaient peut-être ces vieilleries, d’être obligé de m’intéresser à elles, et aux livres poussiéreux qui les contenaient, qui me faisaient faire des gaffes – exprès. Oublier exprès les règles de politesse, parce que j’aurais bien voulu oublier aussi les règles de grammaire qui comptaient tant pour mon grand-père, et à Franklin. Tout ce que je disais devait respecter des règles aussi subtiles que celles distinguant le datif de l’ablatif ; sinon, j’aurais fait des « barbarismes ». L’autre Bruno était sans doute un barbare, qui allait au coiffeur, qui montait sur les chevaux à son grand-père. Quelle chance il avait.
Les nombres aussi pouvaient avoir un côté vieux livres, mais pas ceux qu’on trouvait dans la nature : eux étaient vivants. Les cristaux de neige, les alvéoles des abeilles, leur géométrie parfaite. Ou les fractales de Mandelbrot, ces structures torturées, imbriquées les unes dans les autres à l’identique, et qui se prolongeaient à l’infini, comme si l’on plongeait dans un miroir : une découverte toute récente, dont notre prof de maths nous avait parlé. On aurait dit des visions de LSD, des tableaux psychédéliques (on en trouvait dans toutes les boutiques de posters à l’époque, avec des couleurs flashy) ; et pourtant elles existaient vraiment, dans la nature, par exemple les feuilles des choux romanesco. On trouvait des nombres dans les choux, dans les engrenages des moteurs, dans les machines-outils des ateliers, et ils n’avaient rien de poussiéreux. Si je sautais la grosse table à cheval, avec la bouffée d’oxygène et de sang que cela enverrait dans mon cerveau, je pourrais peut-être visualiser toutes les fractales à l’infini, sans rien perdre de mon acuité mentale. Comme un calculateur surpuissant, qui ne se fatiguerait jamais. Connaître les règles de grammaire latine me paraissait bien peu de choses à côté.
Le 45 des Ateliers des constructions mécanique me plaisait, et je me suis demandé pourquoi. En général, je n’aimais pas la table des 5 : trop ordonnée, trop militaire cette troupe qui quadrillait les tables de multiplication, avec sur la tête soit le 5 comme un képi, soit le 0 comme un béret. Du coup, les autres nombres me paraissaient porter des coiffes ou des chapeaux tous différents, comme les saints du chœur d’Albi. Puis j’ai compris que je l’aimais à cause des 45 tours, qui eux n’avaient rien de militaire. Le 45 tours des Ateliers de construction mécanique aurait pu être de Johnny Cash – j’avais plusieurs disques de lui dans ma chambre et sa voix me fascinait, si grave, si profonde. L’histoire d’un ouvrier alcoolique et bagarreur, mais qui rencontrait sa June Carter et se mettait à marcher droit, à walk the line, comme moi le long du trottoir. L’autre Bruno, celui qui n’avait pas peur des barbarismes, était peut-être un futur ouvrier alcoolique et bagarreur. Loin, très loin du petit collégien de Franklin. Du puer egregiae indolis, « un enfant au caractère excellent ». Mais voilà, je n’étais ni ouvrier, ni alcoolique, ni bagarreur, et je ne me voyais guère le devenir, même en forçant ma nature. Même en essayant de ressembler à la photo de mon père sur sa BSA. Maman, nos films beaux et tristes ou la Vierge des anges me tiraient trop fort dans l’autre sens, celui du rêve et des sentiments.
En poursuivant mon chemin, j’ai pris une rue du village que je n’avais encore jamais parcourue. J’ai longé un haut mur de pierre, avec des tessons de verre scellés au sommet, contre les intrus ; le propriétaire ne devait pas être commode. Puis je suis arrivé à une grille à deux battants, et je m’attendais à voir un chien accourir en aboyant ; en fait, c’est une fillette que j’ai vue au travers. Elle devait avoir dans les treize ans, comme moi. Elle était assise sur la pelouse, devant une grande maison d’un étage, plus une rangée d’œils-de-bœuf sous son toit de tuiles. Assise sur une petite chaise, avec une petite table en face d’elle, et trois autres chaises vides sur les trois autres côtés. Sur la table, il y avait quatre assiettes, quatre verres et une cruche de cuisine.
Elle parlait à des invités imaginaires, et je me suis arrêté pour la regarder, intrigué. Elle leur proposait à boire l’un après l’autre, puis mimait leur réponse : « Oui. » En y mettant une nuance différente à chaque fois : un « Oui » poli pour le premier invité, en inclinant la tête ; plus empressé pour le second, et elle s’est saisie de son verre, comme s’il le lui tendait. Elle l’a pris d’abord de la main droite, puis s’est interrompue dans son geste, pour ne pas s’embrouiller dans les rôles qu’elle jouait. Elle a reposé le verre puis l’a repris de la main gauche, là c’était lui ; ensuite, elle a pris la cruche de la main droite pour le servir, là c’était de nouveau elle. Il y avait un vrai liquide dans la cruche, et elle a rempli son verre jusqu’à la moitié.
Elle était habillée comme en ville, avec un cardigan, une jupe plissée écossaise, des socquettes blanches dans des chaussures vernies, même des gants. Brune, avec quelque chose d’italien dans le visage, les cheveux coupés au carré, des yeux verts. Et un demi-sourire sur les lèvres qu’elle adressait à chaque invité et qu’elle gardait ensuite ; un sourire à la fois simple et mystérieux qui donnait envie de s’approcher et de lui demander ce qu’elle voyait. Elle s’est servie elle-même, en a bu une gorgée, puis a repris son sourire face aux invités invisibles.
Ensuite, elle a relevé les yeux et m’a vu à travers la grille ; elle n’a pas eu l’air étonnée, presque comme si j’étais un invité de plus qu’elle attendait. Elle a simplement hoché la tête, comme pour me dire : « Oui, tu peux venir. » J’étais si surpris que j’ai failli me retourner pour voir si elle ne s’adressait pas à quelqu’un d’autre qui serait arrivé derrière moi ; mais non, c’était bien moi qu’elle regardait. Alors, j’ai poussé le portail, sans réfléchir. La Bastide, les rues du village, la boulangerie où je devais aller, tout s’était effacé dans mon esprit. Même la boue que j’avais peur d’avoir aux semelles, quand j’arrivais à La Varenne, je n’y ai pas pensé. Il n’y avait aucun bruit dans la maison, elle semblait être seule.
Je me suis approché de la table et je lui ai demandé :
– Pourquoi tu as des gants ?
– Oh oui… On est allées à la pharmacie avec maman, et je dois toujours en mettre quand on sort. Après, j’ai oublié.
Elle les a enlevés et les a posés sur la table devant elle.
– Ta mère, elle est où ?
– Elle doit être couchée dans son lit. Elle a sa migraine, une migraine terrible, a-t-elle dit en fermant les yeux pour mimer ce que sa mère ressentait.
J’ai regardé la chaise en face d’elle, je n’osais pas m’asseoir ; mais elle a hoché de nouveau la tête en souriant : « Oui », et je me suis assis.
– Tu peux boire, si tu veux, m’a-t-elle dit en me montrant le verre devant moi.
Je l’ai contemplé en me demandant quelle boisson c’était ; mais elle s’est trompée sur la raison de mon hésitation et elle m’a dit : « Il n’a pas encore bu dedans. » Je ne me suis pas demandé de qui elle parlait : c’était l’invité invisible, bien sûr, qui n’avait pas encore bu.
– Mais c’est quoi ?
– De la grenadine.
Ça ne ressemblait pas à de la grenadine, c’était blanc et trouble, avec des pépins dedans. J’en ai bu une gorgée et j’ai fait la grimace, tellement c’était acide ; en plus, ça laissait une saveur âcre sur la langue et sur le palais qui ne s’en allait pas.
– Tu n’aimes pas ? m’a-t-elle demandé d’un air inquiet.
– Si, mais… ce n’est pas la même grenadine que je bois d’habitude…
Elle a eu une moue hésitante.
– Oui, moi aussi je trouve que ce n’est pas la même… Pourtant, je l’ai faite avec des vraies grenades.
Elle s’est retournée et m’a montré, au coin de la maison, un arbre à gros fruits orangés, avec une sorte de queue au bout.
– Maman nous a dit que c’étaient des grenades. Il y en avait chez elle quand elle était petite, et qu’elle était si heureuse avec ses parents. Elle était tellement heureuse avec eux, on ne peut même pas s’imaginer.
J’en ai rebu une gorgée, puis je lui ai dit :
– En fait si, c’est très bon.
Un sourire lui a envahi le visage, elle en écarquillait les yeux :
– C’est vrai, tu aimes ?
– Oui, j’aime vraiment.
Elle a eu l’air si contente que je m’en suis voulu d’avoir fait la grimace la première fois. Je lui ai répété, d’un ton convaincu :
– J’aime vraiment, je t’assure.
– Alors c’est bien, m’a-t-elle dit d’un air soulagé.
Puis elle a regardé les autres invités, qui sans doute aimaient eux aussi ; j’avais fait planer un doute autour de la table, mais les choses étaient rentrées dans l’ordre. J’en ai été soulagé moi aussi, comme si je prenais désormais place au milieu d’eux.
Elle m’a contemplé quelques instants en silence, avec ce demi-sourire qui ne la quittait pas. Comme si j’étais déjà un familier, avec qui on n’a pas besoin d’alimenter la conversation. J’étais captivé par ses manières, à la fois simples et assurées ; comme si elle savait tout, de la façon dont on doit se comporter. Alors que moi, j’hésite si souvent. Qu’elle savait tout mais naturellement, non comme une règle qu’on lui aurait apprise. Puis elle a tourné les yeux vers un pommier, de l’autre côté de l’allée centrale.
– Tu les as vus ? C’est l’heure où ils sont tous là.
Une petite maison d’oiseaux en bois y était suspendue, par une cordelette noire, à une branche basse. Ses parois, inclinées en forme de V, étaient en plastique transparent, et on devait la remplir en soulevant son toit. Elle était pleine de graines, qui s’étalaient au fur et à mesure sur la planchette qui lui servait de plancher, par de longues encoches pratiquées dans le bas des parois.
– Avec mon frère, on prend l’escabeau et on met des graines dedans. Comme ça, ils viennent manger, et nous, on peut les regarder.
J’aimais beaucoup les oiseaux, surtout les petits ; ceux qu’on appelle des « oiseaux du ciel », de cette expression belle et naïve à la fois. Maman les aimait aussi, et elle m’avait appris à les reconnaître.
– Tu connais leurs noms ?
Elle s’est tournée vers moi, les yeux brillants.
– Non… Toi, tu les connais ?
Je les lui ai nommés, les uns après les autres. Un verdier était solidement installé au milieu de la mangeoire, et dès qu’un intrus s’approchait, il le menaçait de son gros bec. Le reste du temps, il piochait furieusement dans les graines, comme s’il en cherchait une en particulier dans leur assortiment. Pour une qu’il mangeait, il en faisait tomber dix au sol, malgré le rebord saillant de la planchette, censé les contenir dans la rainure où elles s’étalaient. D’ailleurs, des plantes bizarres, très différentes des herbes communes de la pelouse, poussaient au pied du pommier – sûrement des graines qui avaient pris racine. Des pinsons sautillaient au sol, attendant cette manne qui leur tombait du ciel. Ils étaient si délicats, rose et gris clair ; quand ils s’envolaient, c’était dans le déploiement inattendu du blanc de leurs ailes.
J’ai vu qu’elle chuchotait les noms après moi, « verdier », « pinson », sans doute pour les mémoriser. Elle avait l’air si sérieuse que j’ai été étonné, et fier, qu’elle m’écoute avec autant d’attention.
Une jolie mésange huppée, sa tiare de grand prêtre sur la tête, descendait prudemment de branche en branche, hésitant visiblement à affronter le verdier. Une sittelle est soudain arrivée, flèche orange et grise au profil comme dessiné en soufflerie, aux couleurs des futurs trains à grande vitesse dont les journaux montraient alors des photos, ses lunettes noires de star hollywoodienne sur les yeux. Elle s’est accrochée au bord de la planchette, a passé la tête en dessous comme pour vérifier la solidité des attaches, s’est rétablie pour attraper une graine dans le bac, puis est repartie de son vol puissant, le tout en à peine trois secondes. Deux tourterelles gris perle, leur collerette noire de clergyman anglais autour du cou, observaient la scène de plus haut. Elles semblaient étrangères à toute cette animation ; ce n’étaient déjà plus des « oiseaux du ciel », plus le même format, ni la même vivacité. L’une des deux a basculé en avant, comme si elle avait bu, avant de se rétablir sur la branche.
– Je vais les apprendre à mon frère, m’a-t-elle dit, quand il reviendra de sa colonie de vacances.
Colonie de vacances… Je n’y étais jamais allé, mais je m’en faisais une idée plutôt sombre. J’avais du mal à l’imaginer elle, dans un grand dortoir ou un grand réfectoire, au milieu de dizaines d’autres filles et d’autres garçons. Si délicate, avec ses gants et ses souliers vernis.
– Vous devez y aller tous les deux ?
– Pas moi, seulement Julien. C’est papa qui veut, il dit que ça lui fait du bien d’être avec d’autres garçons pendant les vacances.
– Et il aime y aller ?
– Non, a-t-elle murmuré tristement.
Elle a joint les deux mains et s’est frotté le dos de la gauche avec son pouce droit.
– Les autres se moquent de lui, même les moniteurs.
– Il préfère être ici ?
– Mon frère ?
Elle a eu l’air étonnée, comme si la réponse allait de soi.
– Oh oui…
Bien sûr ; j’aurais dû le comprendre tout seul. Je n’ai pas osé lui demander ce qu’ils faisaient quand ils étaient tous les deux ; la petite table devant laquelle elle jouait seule, son « comme ça on peut regarder les oiseaux », m’ont fait craindre que la question l’embarrasse. Comme l’aveu pénible qu’ils n’avaient guère de distractions. Mais elle y a répondu d’elle-même :
– On joue tous les deux, ou on lit, ou on va à la pharmacie avec maman, et aussi au marché, ou on joue au rami avec elle… Et on fait des vêtements pour mes poupées, on achète des tissus au marché et mon frère leur fait des robes magnifiques, plus tard il sera un grand couturier…
Je lui ai demandé si elle avait des cousins, et elle m’a de nouveau regardé avec étonnement.
– Des cousins ? Oui c’est vrai, on en a.
– Tu ne les vois pas souvent ?
– Oh non, jamais. Papa est fâché avec ses sœurs, a-t-elle expliqué en baissant la voix, et je me suis demandé si son père était dans la maison.
Comment pouvait-on passer des vacances, sans avoir l’équivalent de La Varenne près de chez soi ? D’un autre côté, cela devait vous ôter un poids ne pas être obligé de se mêler à d’autres quand on n’en avait pas envie. Pourtant, je n’aurais pas voulu qu’on me l’enlève. Elle n’avait pas l’air triste tout à l’heure quand je l’avais vue à travers la grille et qu’elle jouait seule. Peut-être parce qu’elle était une fille, qu’elle était moins obligée que les garçons de se mêler à d’autres ?
Elle m’a demandé si j’avais envie de visiter la maison, et je lui ai répondu que oui, ça me ferait très plaisir. Alors que je craignais (mais je ne le lui ai pas dit) de tomber sur l’homme fâché avec ses sœurs qui mettait des tessons de verre en haut de son mur.
– Il y a un endroit que j’aime beaucoup, tout en haut.
Nous nous sommes levés ; une fois debout, elle était plus petite que je l’aurais cru. Ma surprise a dû se voir dans mes yeux, parce qu’elle m’a demandé avec une moue inquiète :
– Tu trouves que je suis petite ?
– Non, pas du tout, me suis-je empressé de répondre en feignant l’étonnement.
– Moi, je trouve que je le suis. Au collège, je suis la plus petite.
De nouveau, elle a joint les mains et s’est frotté le dos de la gauche avec son pouce droit.
– Mais tu es si…
Je cherchais comment la réconforter ; j’avais envie de dire « si belle », elle était si fine et jolie, mais je n’osais pas. Au bout de quelques secondes à peine, elle a retrouvé son sourire et m’a dit : « Tant pis, ce n’est pas grave. »
Nous nous sommes dirigés vers la maison, y sommes entrés. Un couloir traversait le rez-de-chaussée ; au passage, j’ai aperçu deux grandes pièces plongées dans la pénombre, à droite et à gauche. Celles dont j’avais vu que les volets étaient mi-clos depuis le jardin. Tout était silencieux ; ça ressemblait plus à l’atmosphère de La Bastide qu’à celle de La Varenne.
Nous avons monté l’escalier ensemble. À l’étage, le parquet imprégnait le couloir de son odeur de bois. Il n’était pas ciré, mais on devait le laver à l’eau et y passer la paille de fer, parce qu’il n’y avait aucune tache et qu’il était gris pâle. Elle a mis un doigt sur sa bouche, sans doute à cause de sa mère, qui devait se reposer dans une des chambres ; puis elle m’a fait signe de la suivre jusqu’à un autre escalier qui montait au grenier.
Au bout du couloir, aux abords de la fenêtre, le papier peint à petites fleurs était délavé selon un arrondi subtil ; on pouvait presque y suivre la course du soleil quand il passait d’est en ouest. J’ai pensé que ce serait amusant de calculer l’ellipse que les deux courbes dessinaient sur les murs, de trouver où étaient ses deux foyers, d’essayer de la corréler avec l’orbite de la Terre ; et son centre, était-il à l’intérieur du couloir, ou plutôt dehors, derrière la fenêtre ? En tout cas, il avait dû falloir beaucoup d’années pour que le soleil fasse ainsi pâlir le papier peint. Beaucoup d’années où le couloir avait peut-être été vide, la maison silencieuse, comme ils l’étaient aujourd’hui. Les fenêtres avaient des espagnolettes, il y avait de grosses prises de courant rondes en porcelaine, à l’ancienne, au-dessus des plinthes.
Nous avons monté l’autre escalier sur la pointe des pieds en veillant à ne pas faire craquer les marches ; l’odeur de bois y était encore plus forte que dans le couloir. Après une petite porte ronde, restée ouverte, les combles étaient plus clairs qu’on aurait pu s’y attendre grâce aux œils-de-bœuf. De grandes toiles d’araignées les recouvraient, y ajoutant un délicat maillage ; on aurait presque dit des mini-vitraux dont les verres n’auraient pas encore été posés, où il n’y aurait eu qu’un fin sertissage de plomb. Un long meuble à étagères était rempli de vieux livres, aux reliures toutes semblables. Il y avait aussi un mannequin de couturière, une cantine militaire verte, une rangée de cadres en bois doré, debout les uns contre les autres. Ils étaient de profil et d’ici on ne voyait pas ce que le premier tableau représentait ; juste un trou sombre à un endroit de la toile, et la lumière qui se reflétait de biais tout autour, sur le vernis écaillé. Et encore deux malles de voyage cloutées de cuivre, un fauteuil d’osier, un paravent de toile, des piles de Plaisirs de France et de Mon jardin et ma maison.
Elle s’est approchée d’un des œils-de-bœuf, et je l’ai suivie. Celui-ci ne portait pas de toiles d’araignées, elle les avait sans doute retirées. Juste devant nous, une peupleraie longeait le Tarn. Nous étions à la hauteur de son épais feuillage qui captait le moindre souffle de vent et palpitait en continu, comme une ville suspendue en l’air et pleine d’animation.
– On dirait qu’il y a une foule de gens qui vivent dedans, ai-je chuchoté.
Elle s’est tournée vers moi, les yeux brillants.
– Oui, moi aussi je trouve qu’on dirait ça ! Souvent, je viens ici et je les regarde, toutes ces familles, les gens n’arrêtent pas d’aller les uns chez les autres, ils se connaissent tous…
Au loin sur la gauche, on devinait la présence d’Albi. À une nuance à peine perceptible dans le ciel bleu, plus blanche, ou plus chaude. Mais c’était peut-être parce que je savais qu’elle était là. Nous avons contemplé un moment le spectacle, mais nous avons dû faire un bruit, ou peut-être était-ce tout à l’heure en passant dans le couloir, parce qu’une voix féminine est montée de l’étage. Elle a tourné la tête pour mieux entendre ; la voix a recommencé, plus fort, mais plaintive :
– Ariane ?
J’ai retenu mon souffle en me demandant s’il s’agissait bien d’elle ; de qui d’autre sinon, puisqu’elle ne m’avait parlé que d’un frère, pas d’une sœur ? Mais j’aime tant ce prénom, Ariane, ça m’a paru inespéré qu’elle puisse le porter. Quand elle s’est approchée de la porte et s’est penchée dans l’escalier pour répondre : « Oui », cette confirmation m’a rendu très heureux.
– Tu peux venir ? a dit la voix plaintive.
Nous avons commencé à descendre l’escalier en veillant à poser nos pieds sur chaque marche en même temps pour ne faire entendre qu’un seul bruit de pas. C’est vite devenu un jeu, nous échangions des mimiques comme si nous faisions de grands efforts, retenions nos respirations. Je lui ai pris la main, sans y penser, pour mieux coordonner nos mouvements. Une fois dans le couloir, je l’ai lâchée, puis je lui ai fait signe que je sortirais sans bruit de la maison. Elle a articulé un « au revoir » silencieux, puis a attendu à la porte d’une des chambres, pour l’ouvrir, que je sois arrivé au niveau de l’autre escalier.
En retraversant le jardin, quand je suis passé devant la table et les chaises, je n’ai pu m’empêcher de murmurer aux invités invisibles : « Ne partez pas, elle va bientôt revenir. » Pour qu’elle ne se retrouve pas seule après. Quand je suis ressorti dans la rue et que j’ai eu refermé le portail, j’ai éprouvé une impression étrange de décalage avec la réalité ; un peu comme en ressortant du cinéma après un film « beau et triste ».
– Il devait y en avoir du monde, à la boulangerie…, m’a dit mon grand-père quand je suis arrivé à La Bastide.
J’avais complètement oublié d’aller acheter le pain, alors que j’étais sorti pour ça. Comme explication, je lui ai raconté ce que j’avais fait, qui j’avais rencontré, et il a hoché la tête.
– Jolie histoire… Tu as rencontré Perséphone, en quelque sorte.
– Perséphone ?
Il m’a raconté le mythe, les six pépins de grenade qu’elle mange imprudemment aux Enfers, les six mois d’hiver qui en résultent. La ressemblance était frappante : non seulement Ariane m’avait fait boire du jus de grenade, il y en avait même des pépins dans mon verre, mais sa maison ressemblait à l’hiver, à une saison triste. La voix plaintive de sa mère, couchée dans son lit ; son père fâché avec ses sœurs, ses cousins qu’elle ne voyait jamais. Pourtant, elle n’avait pas l’air triste. Et elle y mettait de la vie, une sorte de vie, avec ses invités invisibles. Je m’y étais senti bien, naturellement, comme ça ne m’arrivait pas souvent. Dès le début, quand elle m’avait souri et que je m’étais approché de la table, je m’étais senti en confiance. Pas un instant, je n’avais eu peur de la décevoir.
J’ai aussi raconté la scène à maman, et elle m’a regardé pensivement.
– C’est charmant… Je pense que tu as de la chance d’avoir rencontré une jeune fille comme elle. Tu iras la revoir ?
– Oui, je crois…
– Vas-y, tu me raconteras. Ou non, oublie, tu ne me raconteras pas. Enfin, tu feras comme tu voudras.
Mon Dieu, Ariane. Quand je pense que ce jour-là, j’ai fait un détour par hasard. Que par hasard, tu jouais sur la pelouse. Des hasards ? Alors la naissance, la vie, la mort en sont aussi. Puisque tu es plus qu’elles trois pour moi. Que rien d’autre n’a jamais compté ni ne comptera jamais que toi.
Le lendemain, je suis retourné là-bas. À la même heure, dans l’espoir de la trouver de nouveau dans le jardin. La table et les chaises y étaient bien, mais pas elle. Je suis resté derrière la grille, n’osant pas sonner.
Je n’ai pas eu longtemps à attendre : elle est sortie de la maison peu après mon arrivée. Peut-être qu’elle me guettait derrière une fenêtre ? J’ai voulu penser que oui. Elle m’a souri comme la veille, puis elle est venue jusqu’au portail. Pendant qu’elle s’approchait, elle gardait les yeux baissés, comme on le fait quand on marche vers quelqu’un et qu’on ne le fixe pas en continu pour réserver le plaisir des retrouvailles au dernier moment. Elle m’a paru encore plus jolie que la veille : avec ses cheveux bruns et courts, ce sourire qui lui éclairait le visage quand elle relevait la tête et que nos regards se croisaient, elle avait une expression si claire, justement. Même le fait qu’elle soit petite lui allait bien ; on ne voyait que ses yeux et son sourire, comme si toute sa personne se concentrait dedans.
Nous nous sommes dit bonjour, puis sommes restés quelques instants à nous regarder à travers la grille.
– Tu… tu passais juste dans la rue, ou tu es venu exprès ?
– Je suis venu exprès.
Elle a de nouveau hésité, puis elle m’a dit :
– En vrai, je regardais par la fenêtre pour voir si tu viendrais. Là-haut, c’est ma chambre, a-t-elle ajouté en me montrant une des fenêtres de l’étage, la plus à droite.
Elle a ouvert la grille et je l’ai aidée en la poussant. Puis je suis entré, et je lui ai demandé s’ils habitaient là toute l’année.
– Non, juste pendant les vacances.
– Sinon vous habitez où, à Paris ?
– À Paris, oui. Et vous ?
– Nous aussi, à Paris.
– Tu veux qu’on s’asseye comme hier ?
– Oui, d’accord…
Elle n’avait pas refait de grenadine, mais je lui ai dit que ça n’avait pas d’importance. Puis je lui ai proposé qu’on regarde de nouveau les oiseaux.
– Oui, il y en a peut-être d’autres !
J’avais espéré qu’il y aurait un chardonneret, ils sont si jolis avec leur tête rouge et leurs ailes jaunes. Mais il n’y avait que des pinsons et des mésanges.
– Celle qui est en train de manger, c’est une mésange bleue. Tu vois, elle est bleue au-dessus de la tête, et aussi sur les ailes.
– Oui, je vois où elle est bleue.
Je lui ai nommé les différentes variétés de mésanges en lui expliquant comment les reconnaître. La bleue, la noire et la charbonnière qui se ressemblent, mais la charbonnière a du jaune et un peu de bleu elle aussi ; la petite nonnette – il y en avait une de posée sur une branche –, la mésange huppée comme la veille, celle à longue queue qui est différente des autres, plus brune. Elle ne quittait pas la petite maison des yeux, comme si elle les y dessinait mentalement. Je lui ai parlé de la sittelle, qu’on avait vue la veille, et du grimpereau. Deux acrobates qui s’accrochent aux troncs, mais la sittelle l’emporte largement, bien plus belle et plus scénique – elle aime s’accrocher la tête en bas, on se demande pourquoi. Et aussi des bouvreuils.
– J’espère qu’on en verra, ce sont les plus beaux. Ils ont des couleurs… Leur tête et leur bec sont noirs, leur bec est brillant comme s’il était ciré, leur gorge et leur ventre sont rouge-orange, on dirait des oiseaux tropicaux.
– Moi aussi, j’espère qu’on en verra.
– Pense à regarder sous les buissons, c’est là qu’on les voit en général. Comme les buissons là-bas, lui ai-je dit en lui désignant le fond du jardin. Ils sont souvent deux, monsieur et madame.
– Monsieur et madame Bouvreuil… J’espère qu’ils s’entendent bien.
– Ceux que j’ai vus en avaient l’air, oui. Ils ont un gros ventre, monsieur marche devant madame et ils se dandinent un peu, comme ça…
J’ai gonflé et balancé le torse pour imiter leur dandinement, et elle m’a regardé en riant.
– Le gros ventre, ils l’ont tous les deux ?
– Oui. Mais c’est seulement le mâle qui l’a rouge-orange.
– Je regarderai là-bas.
– Il y a aussi les étourneaux, mais eux… Ils sont beaux, noirs avec des points blancs, on dirait une nuit étoilée. Mais ils arrivent en bande et ils chassent les autres, pas sympathiques.
Elle m’a regardé, admirative.
– Tu les connais tous…
– Maman m’a appris à les reconnaître. On a nous aussi une petite maison où on leur met des graines. Il y a aussi les chardonnerets, on les appelle des chardonnerets élégants, tu verras pourquoi. Et les rouges-gorges, les bergeronnettes, elles sont toujours au sol et elles ont une longue queue qui bouge tout le temps. Je les trouve tous si sympathiques.
– Sauf les étourneaux.
– Sauf les étourneaux, c’est vrai.
– Ta mère, elle fait quoi ?
– Elle fait… le rossignol.
Elle m’a regardé sans comprendre, et j’ai souri.
– Elle est chanteuse d’opéra. Il y a des airs qui imitent le rossignol, un de Stravinsky, un autre de Saint-Saëns, elle me les chante parfois.
– Ta mère est chanteuse d’opéra ?
– Oui, lui ai-je dit en contemplant ses yeux brillants, son enthousiasme. Elle m’a dit que j’avais de la chance d’avoir rencontré une jeune fille comme toi. « Une jeune fille », ça lui ressemble tellement – elle n’aurait pas dit une fille tout court, ça ne se dit pas, ni une petite fille, ç’aurait été condescendant. Mais ça te ressemble à toi aussi. Vous êtes si fines et jolies toutes les deux. Vous êtes si…
Dire que la veille je rêvais d’être un ouvrier alcoolique et bagarreur. De quelque chose qu’on puisse rêver un jour, il y en a toujours une autre qui la fait paraître médiocre, ou trompeuse, le lendemain. Je n’étais sans doute pas près de savoir qui était le Bruno Guède de base. Peut-être juste un caméléon, qui changeait sans arrêt de goûts et de couleurs.
Mais bon, va pour le caméléon. J’aimais les couleurs qu’Ariane me faisait prendre.