Le psychologue de l’hôpital était venu me voir, après ma sortie du coma, et il m’avait aidé à comprendre. Les scaphandres brillants et la lumière clignotante, c’étaient sûrement les casques des pompiers et le gyrophare de leur camion, quand ils étaient venus à La Varenne après ma chute. La grande lumière blanche, les blouses blanches et vertes, c’étaient les chirurgiens et les infirmières du bloc opératoire. J’étais tombé aussitôt dans le coma, puis on m’avait anesthésié pour m’opérer d’un hématome cérébral ; mais j’avais dû entrevoir les deux scènes, quand mes paupières battaient, et elles s’étaient gravées dans mon inconscient. D’autres patients lui avaient raconté le même genre de rêve. L’autre planète où ils voulaient m’emmener, et je leur résistais, c’était la mort que je sentais proche de moi. Quant à l’énorme corps noir, couché par terre et secoué de sursauts, c’était Vasko qui essayait de se relever, que j’avais entrevu lui aussi. Il avait fallu l’abattre sur place.
Le psychologue m’avait permis de comprendre la scène, mais ça n’avait rien changé au cauchemar ; mon inconscient tenait à ce que je m’en souvienne. La mort comme une autre planète, que j’avais frôlée de près, et surtout le craquement. Horrible, déchirant au sens propre – il me déchirait les entrailles. Vasko avait heurté le bord de la table, s’était mal réceptionné, et j’avais entendu son antérieur droit se briser net : je devais l’entendre et le réentendre sans fin. Me souvenir de son grand corps noir, couché au sol, ne jamais oublier ce que j’avais fait. Ça arrivait que des chevaux meurent, en steeple ou en cross : mais ils avaient été entraînés pour ça, engagés par des gens responsables, les risques étaient minimisés. Alors que je l’avais lancé stupidement vers cette table, trop grosse pour lui ; pire, je l’avais gêné dans son saut. Il s’était enlevé une foulée plus tôt que je le croyais, et j’étais resté une fraction de seconde pendu aux rênes. Lui bloquant l’encolure vers le haut, l’empêchant de plonger vers l’avant. Je les avais relâchées ensuite, en serrant les genoux pour ne pas basculer en arrière, mais je sentais déjà que la chute était inévitable – la malchance avait fait le reste.
Mon grand-père Guède était venu me voir à l’hôpital quand il avait su que j’étais sorti du coma. J’avais ouvert les yeux, je voyais, j’entendais ; je savais pour Vasko, c’est la première question que j’avais posée. Mais je ne pouvais pas bouger, à peine parler. J’avais entendu sa voix bourrue qui faisait sortir tout le monde de la chambre, puis il avait surgi dans mon champ de vision.
– Je ne vais pas rester longtemps, mon garçon, il paraît que je ne dois pas te fatiguer. Mais il faut que je te dise une chose, ou plutôt que je te répète la chose que je t’ai déjà dite : c’est ce que tu avais de mieux à faire. Je te l’ai dit ce jour-là et je te le redis aujourd’hui. Je sais ce que tu dois penser pour Vasko, mais tu comptes beaucoup plus que lui pour moi. Et si le pauvre bougre t’a aidé malgré lui, il n’est pas mort pour rien. Comme ton père comptait déjà beaucoup pour moi. Vous êtes deux drôles de lascars tous les deux, et on va dire (un sourire a frémi sur ses lèvres) que c’est parfois dangereux de se trouver sur votre chemin. Mais vous êtes deux drôles de lascars comme on n’en croise pas tous les jours, et je suis content pour ma fille qu’elle vous ait croisés.
Ses paroles m’avaient fait un bien fou : je faisais encore partie de la famille, on ne me reniait pas. Au contraire : la faute que j’avais commise était un signe de vitalité, pas que j’avais des pulsions mauvaises en moi. Quelle différence avec mon autre grand-père, prêt à me renier pour bien moins que ça… Il y avait deux sortes de familles : une où l’on s’entraide quoi qu’il arrive, même quand on massacre un de vos chevaux ; l’autre où l’on vous tolère tout juste, à condition qu’on ne pose pas de problèmes. Ni juste qu’on ait des problèmes. Mon père avait dû beaucoup en souffrir lui aussi, et je comprenais qu’il ait filé à La Varenne dès qu’il le pouvait. Voire qu’il se soit lancé dans la première aventure venue. Il n’avait aucun avenir chez les Fabre d’Estival, il y serait toujours un canard boiteux, un fils ou un frère qu’on renie. Pas Thérèse, la bonne Thérèse ; mais elle ne pouvait qu’excuser et prier, et Arnaud ne voulait sans doute pas qu’on l’excuse, ni qu’on prie pour lui. Pas non plus Élisabeth – mais Arnaud ne devait pas être un fils facile à vivre pour une mère. Guillaume et sûrement aussi Fabrice, le sage et carriériste Fabrice, lui avaient montré la porte du doigt. Guillaume ne s’était intéressé à lui que pour démontrer que cet OAS, ce voyou, cet assassin pour finir, n’avait rien à voir avec lui, grand intellectuel de gauche – bien qu’il ait découvert seulement à cette occasion qu’il était de gauche.
En fait (j’ai eu le temps d’y réfléchir à l’hôpital, et la réaction de mon grand-père Guède m’a beaucoup éclairé), on pouvait à peine parler de famille pour les Fabre d’Estival hommes. C’était juste une lignée de professeurs qui se transmettaient le flambeau d’une génération à l’autre. Il devait y en avoir beaucoup comme ça, depuis la nuit des temps. Des paysans, des artisans, des commerçants qui apprenaient le métier à leurs fils pour qu’ils les aident, puis qu’ils leur succèdent un jour – comme les animaux apprennent à chasser à leurs rejetons. Les sentiments, c’était le rayon des bonnes femmes. Le fait qu’eux soient des intellectuels faisait illusion ; en réalité, ils menaient leur boutique comme des épiciers mènent la leur, sauf qu’ils y vendaient du savoir plutôt que de l’huile ou des pâtes. Pourtant, les sentiments, quand ils sont là, la solidarité, même envers ceux qui posent des problèmes, sont ce qui distingue les familles humaines des familles animales. Mon grand-père Guède n’avait rien d’une « bonne femme », pourtant il avait des sentiments pour les autres. Ce n’était pas un intellectuel, mais je lui faisais plus confiance qu’à Guillaume pour comprendre la complexité de la vie.
Ses paroles m’avaient montré que j’avais une famille, derrière maman, prête à me soutenir ; mais elles n’avaient pas effacé la culpabilité. Maman non plus ne pouvait pas l’effacer : elle vivait dans un monde où l’aventure, la faute et la tragédie tenaient la première place, elle avait retrouvé ça chez Arnaud, et elle le confortait chez moi. « Oui mon chéri, me répétait-elle, c’est terrible, mais maintenant c’est fait, n’y pense plus. » Je retenais : « C’est terrible », et j’y pensais toujours. Il fallait que ce soit impardonnable, de même qu’il avait fallu que je saute cette table ; de même qu’il fallait, dans mes cauchemars, que je répare le grand corps noir qui tressaillait. Il faut allait avec faute, faute allait avec il faut, la force du destin le voulait.
Mais au fond, pourquoi aurais-je vécu sinon ? Sans ces « il faut » comme des grosses tables de terre et de rondins à affronter ? Pour tenir la caisse de l’épicerie ? Je n’en avais pas et je n’en aurais peut-être jamais ; faire carrière ne me motiverait jamais assez, comme déjà mon père avant moi. Dit autrement, plus lucidement (?), je me découragerais trop vite. Nous étions tous les deux des Don Alvaro, ou peut-être des Don Quichotte, égarés dans la vie réelle. Comme Johnny Cash qui racontait des histoires d’ouvriers alcooliques et bagarreurs, mais qui était en réalité un incurable romantique. Sa plus belle chanson à mes yeux, Give My Love to Rose, était une romance pour faire pleurer Margot – une Margot taularde et tatouée, mais malgré tout une romance. Jusqu’à un cheval comme Othello, penserais-je plus tard quand je le connaîtrais : pourquoi aurait-il vécu, s’il n’avait pas vu une menace peut-être mortelle, cachée au sommet d’un talus ? Mais nous n’étions pas des écervelés pour autant, car cette menace existait bel et bien : la dame à la faux qui projetait son ombre de là-bas. Dont nous ne pouvions pas détacher les yeux, parce qu’elle donnait plus de prix aux années qui la précédaient. La peur de mourir et le plaisir de vivre allaient ensemble. Même pour Othello – aucun autre cheval n’en montrait plus que lui, de peur (souvent feinte) et de plaisir (non feint).
Les hommes et les chevaux étaient faits pour affronter ensemble la dame à la faux ; chevaliers du Moyen Âge pour la version brillante, Don Quichotte et Rossinante pour la version grinçante. Un petit corps qui se greffe sur un grand corps, jusqu’à fusionner avec lui, et quand on redescend de la selle, on se demande où sont passées nos jambes. Dans mes cauchemars, le grand corps de Vasko couché au sol était à moitié le mien, le craquement dans sa jambe me traversait comme une décharge. Oui, le pauvre bougre m’avait peut-être aidé malgré lui. Quelque chose s’était extirpé de moi, une masse sombre qui pesait en moi depuis des années, sans que je sache où ni pourquoi ; maintenant, elle était devant moi et je savais pourquoi. Comment aurais-je digéré, sinon, les révélations sur la mort de mon père ? Cela avait été la méthode brutale, un traumatisme en remplaçant un autre, à deux heures d’intervalle, et elle avait été désastreuse en apparence. Mais qui pouvait dire si la méthode lente et compréhensive, le dialogue, peut-être une psychothérapie aurait été plus efficace ? Qui sait si elle n’aurait pas ancré encore plus profond en moi cette masse sombre, cette culpabilité confuse, au lieu de l’en faire brutalement ressortir ? Cette impression d’être un paria, parce que je n’avais pas de père, parce qu’il aurait fait figure de paria à Franklin, parce que j’avais des pensées mauvaises. Je n’avais pas voulu cette chute, bien sûr, mais j’avais voulu prendre un grand risque, mon inconscient l’avait voulu – peut-être pour savoir enfin, voir enfin la masse sombre devant moi. La chute avait peut-être été un acte manqué, qui sont des actes réussis pour l’inconscient. Lancer mon missel dans le vitrail, un acte gratuit, lancer Vasko vers sa mort, un acte manqué. J’avais un grand répertoire d’actes, suivis d’adjectifs en tout genre.
Maman avait passé des jours entiers à l’hôpital, s’occupant de moi, m’aidant à manger. Dès treize heures, début des visites, j’entendais le tintement familier de ses bracelets dans le couloir. Rien qu’à ce bruit ténu, l’univers aseptisé qui m’entourait, carrelage et lino, devenait chaud et soyeux. Elle me parlait de mon père, et de ce qu’on m’avait caché jusque-là sur sa mort. Mais en termes vagues – son côté tête brûlée, l’argent qu’il voulait « trouver » pour eux deux. Elle secouait la tête, mi-attristée mi-indulgente. Il aurait fallu que je lui soutire davantage d’informations, mais j’étais trop faible pour ça. Les détails précis sur le revolver, le cambriolage ou Juliana, je les ai appris plus tard. Mais elle me parlait d’Arnaud et d’elle, de leur relation, comme elle ne l’avait encore jamais fait ; je l’écoutais, les yeux mi-clos sur l’oreiller, et ça me suffisait. Le dénouement de l’histoire comptait moins que ce qui l’avait précédé.
C’est plus tard que j’ai résolu d’en savoir plus. Est-ce qu’ils s’étaient aimés enfants, et qu’après ç’avait été trop tard pour faire marche arrière. Ou peut-être était-il un personnage hors normes, dont la vie avait été à la hauteur de son destin tragique ? Ce qu’elle ne m’avait pas dit alors, j’aurais sans doute du mal à l’obtenir d’elle. Mais il y avait sûrement d’autres moyens.
Maman m’avait apporté une lettre d’Ariane à l’hôpital. Elle était allée la voir, trois jours après l’accident pour lui expliquer pourquoi je n’étais pas revenu, la rassurer. Et que je trouve une lettre d’elle à mon réveil.
– Elle est très jolie…, m’a-t-elle dit, et j’ai souri dans mon demi-sommeil.
Elle lui avait raconté ce qui était arrivé avec ménagement. Je dormais encore – elle avait employé ce mot, dormir, plutôt que coma –, les médecins ne voulaient pas me réveiller tout de suite, mais ils n’étaient pas inquiets pour ma santé. Elle avait vu ses lèvres trembler et compris qu’elle faisait le rapprochement avec ce que son père avait dit. Mais elle lui avait aussitôt expliqué que c’était de sa faute à elle, qu’elle aurait dû me révéler plus tôt une triste histoire concernant la mort de mon père. Qu’Ariane ne devait pas s’en vouloir, ni en vouloir à son père. Elle leur avait raconté la mort d’Arnaud, à elle et à Julien. L’enquête, le procès, les points d’interrogation qui restaient, en résumant le tout. Ils la regardaient, catastrophés, sans dire un mot.
– Je crois qu’ils t’aiment beaucoup tous les deux.
– Moi aussi, ai-je murmuré.
Puis elle avait suggéré à Ariane de m’écrire une courte lettre qui me ferait sûrement plaisir. Si elle voulait le faire tout de suite, elle attendrait pour que je la trouve à mon réveil. Le papier à lettres était joli, avec des fleurs, et l’enveloppe aussi. J’ai reconnu son écriture soignée ; la même que sur le mot qu’elle gardait dans son sac à main. Elle me disait :
« Je suis très triste de ce qui t’est arrivé.
J’espère que tu n’as pas trop mal, et que tu guériras vite.
J’espère que nous nous reverrons aux prochaines vacances.
Je t’embrasse.
Ariane. »
Maman lui avait dit que je ne pourrais sans doute pas venir la voir avant la fin août – sûrement pas, en fait. Ne connaissant pas ses parents, elle n’avait pas osé lui proposer de l’emmener à l’hôpital. Elle avait attendu, peut-être en parlerait-elle d’elle-même – mais la sœur et le frère étaient trop intimidés pour ça.
– Vous reviendrez ici à Noël ?
– À Noël ?
– Oui, pour que Bruno vienne vous voir…
– Ah oui… Peut-être, enfin je ne sais pas, ça dépend si papa…
– En tout cas, vous vous reverrez sûrement, à Noël ou une autre fois, leur avait-elle dit d’un ton encourageant.
– Ou une autre fois…, avait murmuré Julien.
J’avais souri : c’était tout lui, essayant de visualiser mentalement cette « autre fois ».
– Drôle de petit garçon, m’avait dit maman. Il fait si sérieux pour son âge…
Pendant qu’elle s’éloignait dans la rue, elle avait senti qu’ils la suivaient des yeux, de derrière la grille. J’ai imaginé la scène et j’en ai eu le cœur serré. Ça avait duré quoi, mes visites là-bas, à peine plus d’un mois ? J’ai deviné que ce mois-là resterait unique dans ma vie. Même si on se revoyait, à Noël ou une autre fois, ce ne serait plus pareil. Pourquoi avais-je fait cette chose absurde avec Vasko ? J’avais été emporté par une tornade, partie des Mesnuls treize ans plus tôt, et qui m’avait projeté jusque dans ce lit d’hôpital.
Il n’y avait pas que ce mois qui resterait unique, mon enfance aussi. Elle était terminée.