La tornade avait tout balayé sur son passage. J’avais tenu bon jusque-là, mais soudain tout se désagrégeait. En classe, je regardais par la fenêtre, incapable de me concentrer. Les devoirs sur table se sont transformés en cauchemars. Des milliers de pensées vagabondaient dans mon crâne, que je n’arrivais pas à attraper ou qui s’effondraient quand je les attrapais. Et pas juste des fiches d’histoire ou de mathématiques : tout ce que j’avais peut-être oublié d’autre. Frotter mes semelles sur le paillasson, bien lacer mes chaussures, bien me laver les mains. Compter mes pas le long du trottoir, sans me tromper. Comme compter les foulées sur le dos de Vasko – mais je m’étais trompé. Je passais des heures à compter les morceaux, pour essayer de les recoller, fiévreusement. Une vraie fièvre, mes neurones étaient comme chauds et poisseux. Je finissais par tourner la tête et regarder la nuit qui tombait, derrière les vitres granitées de la salle d’étude. L’horloge tournait, au-dessus du bureau du surveillant, les autres étaient penchés sur leurs copies ; moi, ce temps-là m’échappait. Seule la nuit m’apaisait, immobile. « Bons résultats, mais travaille lentement. » Puis : « Doit se ressaisir. » Enfin : « Bilan médiocre dans trop de matières. »
Une pensée me soutenait, tout au long de la semaine : celle du dimanche. Après l’accident, mon grand-père Guède m’avait recommandé, et aussi à maman, que je continue à monter à cheval à Paris. Plus que recommandé, exhorté : « Quand on est tombé, on n’a qu’une solution : remonter. Ça te poursuivra toute ta vie sinon. » J’avais hésité, mais pour la forme ; je savais qu’il avait raison. Le nœud dans la poitrine, une fois qu’on a donné des coups de pied dedans, on ne peut plus se contenter de le démêler : il faut l’écraser, encore et encore. D’abord se donner de l’air, respirer. La réflexion viendrait ensuite – avec sa dose de coups de pied elle aussi. Les billets de confession verts, mon soulagement en ressortant, me paraissaient bien loin. D’autant que le nœud s’était sérieusement compliqué entre-temps. « Je me sens coupable parce que je n’ai pas assez travaillé, que j’ai eu des pensées mauvaises, et… ah oui, parce que je suis le fils d’un assassin. » Ou peut-être assassin. En plus, tout bêtement, j’aimais les chevaux. Même la mémoire de Vasko me rapprochait d’eux, douloureusement.
Maman avait entendu parler, par un ami, du club hippique de Chantilly ; l’enseignement y était excellent, les bâtiments exceptionnels. Rien moins que les Grandes Écuries du château où le musée du Cheval serait installé quelques années plus tard par Yves Bienaimé, qui y avait aussi enseigné. C’était un club très sélect, il fallait deux parrains pour s’y inscrire. J’en ai eu un grâce à l’ami de maman, et mon grand-père Fabre d’Estival (utile à quelque chose pour une fois) a fait intervenir une de ses relations de l’Institut auquel le domaine de Chantilly appartenait.
Les dimanches là-bas ont pris une place énorme dans ma vie. Depuis ma descente du train, ma traversée à pied de la forêt et du champ de courses dans la brume du matin, jusqu’à ma remontée dans le train à la nuit tombante, j’étais ailleurs. J’étais chez moi, un jour par semaine. Un chez-moi romantique au possible. Les bâtiments, à l’époque, étaient comme un château plein d’ombres et malcommode. Les chevaux s’entassaient dans les remises de la cour ; deux étroits manèges se succédaient dans l’aile droite, sous des voûtes hautes et sombres comme une nef de cathédrale ; le chevet de l’église Notre-Dame dominait la carrière. On n’y montait pas à cheval : on y célébrait le culte du cheval. Aucun club hippique n’a jamais dû ressembler à celui-là. En plus, il y avait un vrai parcours de cross dans la forêt, sous les arbres du parc de Sylvie. Un parc au nom prédestiné, comme la Sylvie de Nerval, dont le souvenir hantait les villages des alentours – Orry, Ermenonville, Senlis, Loisy, Chaalis. J’y galopais dans un état second, extralucide ; à mesure que le piano, le passage de route ou le parc à moutons se rapprochaient, je voyais mon avenir émerger devant moi, sur les feuilles mortes du sentier ; je l’aidais à émerger, foulée après foulée. Aventureux, brillant, triomphal. À chaque obstacle, je conjurais un peu plus le spectre de la table de La Varenne : je rééquilibrais son cheval au bon moment, je voyais de loin où il s’enlèverait, nous avalions l’obstacle en souplesse. Mon avenir : des obstacles massifs qui se dresseraient devant moi, mais je les affronterais l’un après l’autre. En projetant mon énergie vers eux, dans un corps plus grand que le mien. Pourquoi vivre sinon, si ce n’était pas pour affronter des choses plus grandes que moi – des choses que la raison, à elle seule, ne pouvait pas comprendre ? Du moins, ça a été vrai les premiers temps, avant que mes angoisses me rattrapent.
Surtout, j’ai eu la chance d’avoir un instructeur exceptionnel, Guy Courgeon. Il a été le vrai maître à penser de ma jeunesse. Il nous arrêtait dix minutes, au milieu de la reprise, en cercle devant lui, pour nous expliquer l’art équestre. Cet art à demi cérébral, mais jamais abstrait. Concret, charnel, sensuel même. Son grand front, son visage sec à la César, ses fines lunettes cerclées d’or respiraient l’intelligence. Même sa voix basse, qui nous obligeait à nous pencher vers lui, debout sur le sol, pour l’entendre, donnait quelque chose de philosophique à ces instants. Grâce à lui, j’ai compris ce qu’était l’équitation. Une leçon d’énergie, mais qui, pour porter ses fruits, demandait qu’on comprenne ce qu’était cette énergie. Les effets de mains, de jambes, d’assiette, devaient se calculer au millimètre. Rien de brouillon n’était permis.
Il nous parlait par images : le cheval comme un ressort qu’on comprime en permanence en le poussant contre le mors comme on le pousserait contre un mur. Ou comme une chaudière dans laquelle il faut sans arrêt entretenir la pression. Pour l’accélérer comme pour le ralentir, le faire tourner ou l’arrêter, le faire reculer. Et cette énergie, c’était de nous-mêmes qu’elle descendait, pour se communiquer à lui. De tout notre être, et pas seulement de nos jambes. Le cheval était un médium, une éponge qui absorbait le calme et la détermination du cavalier, comme il pouvait absorber sa nervosité. Lui-même avait un grand cheval noir, au nom qui collait bien avec lui, Théologien. Quand il nous emmenait au parc de Sylvie, il sautait comme sur une gravure anglaise, élégant et naturel. Pour moi, il était comme l’idéal du maître antique, enseignant et l’esprit et le corps à ses élèves. Aussi bien la philosophie que la chasse, ou la guerre. J’avais un ennemi à affronter, qui pouvait me terrasser – je suis souvent tombé, on ne peut pas apprendre sans tomber – ; mais je remontais aussitôt, pour l’affronter encore et encore.
Dans le train du retour, je me passais et me repassais en tête les parcours que j’avais faits. Mimant les sauts en me penchant, malgré moi, au grand étonnement de mes voisins. Je gardais mes éperons à mes bottes, ce qui est contraire au savoir-vivre équestre. Mais je restais ainsi un lonesome cow-boy, jusque dans le métro, avec de la poussière de l’Ouest à mes talons.
Chantilly était comme un cyclone qui attirait les autres jours vers lui. Ma semaine passait plus vite parce qu’elle était aspirée vers le dimanche ; mais une fois là-bas, au fil des deux années qui ont suivi, j’ai retrouvé de plus en plus de voix venues de Franklin. Aspirées elles aussi, me disant que je n’avais pas assez bien travaillé, que je ne méritais pas d’être ici. Dans la carrière, quand je m’approchais d’un obstacle, je captais le rythme du galop dans mes jambes et dans mon ventre, puis je le reprojetais au sol avec le regard, pour compter les foulées jusqu’à lui, trois-deux-une. Mais de plus en plus, la voix sévère a chassé le trois-deux-une dans ma tête, et l’a remplacé par do-mi-nus, do-mi-ne, do-mi-ni. Ou ma-jor, ma-jo-ris, ma-jo-rem. Guède, deux heures de colle ! Profitez-en pour revoir vos déclinaisons, vous en avez bien besoin !
Au cours de ces deux années, s’est infiltré dans ma tête ce qui devait me gâcher la vie : les obsessions. Mécaniques, stupides, ne se lassant jamais. Peut-être l’un des dysfonctionnements psychiques les plus sordides, parce qu’il n’est pas emporté (et parfois terrible) comme la folie : non, il fait juste de votre esprit un automate, qui répète à l’infini les mêmes gestes ou les mêmes mots. Qui ont chassé de lui tout le reste, la vie.
Pendant deux ans, j’ai passé tous mes dimanches à Chantilly, et j’y ai beaucoup progressé, malgré mes problèmes de concentration. Quand j’allais à Chantenac pour les vacances, mon grand-père Guède me félicitait. Je passais alors beaucoup de temps à La Varenne, parce que Ariane, son frère et sa mère avaient disparu de leur maison, d’autres les avaient remplacés – peut-être ces « autres gens » que leur père voyait déjà à Albi puis qu’il avait installés là.