Après mon bac, pour me récompenser de l’avoir eu, maman m’a offert un voyage à cheval, d’Auch jusqu’à Compostelle ; j’en ai rapporté des images qui m’ont attaché plus que jamais aux chevaux. La montée sous la pluie vers Roncevaux, à pied pour soulager les montures, puis nous avons traversé les nuages, dans une lumière rose et bleue qui s’éclaircissait peu à peu ; une fois là-haut, sous un ciel d’azur, une crête nous a fait face où paissaient des pottocks, comme au jardin d’Éden. La traversée d’une rivière en crue, et j’ai senti mon cheval se mettre à nager ; celle d’un élevage de taureaux de combat, où nous avons été escortés par des paires de cornes menaçantes, mais nous n’avions rien à craindre tant que nous restions en selle, nous a dit le guide. La campagne autour de Burgos, où nous avons eu l’impression de voyager dans des miniatures médiévales : le blé qu’un paysan battait sur l’aire, debout sur un plateau de bois tiré par un cheval de trait ; l’enclos à cochons circulaire, avec son muret de pierre, ses poutres et son toit de lauzes, sur la place d’un village de montagne ; les trois garçons que nous avons croisés, serrés sur le dos d’un même cheval, qu’ils montaient à cru, comme les quatre fils Aymon sur Bayard. Le désert de Leon, ses villages aux maisons de pisé blanchies à la chaux, aux longues rues où le vent poussait des broussailles, comme dans un western. La Galice, ses landes et ses brumes, la petite église du Cebreiro, où nous nous sommes retournés en entendant un claquement de fers sur les dalles : un des chevaux s’était détaché et il était immobile dans l’allée, attentif, curieux. Peut-être un cousin de Théologien, se demandant ce que les humains venaient faire dans ce genre d’endroit, pourquoi ils y passaient du temps. J’ai compris que oui, j’étais dans les chevaux jusqu’au cou.
À mon retour à Paris, je me suis renseigné sur l’école des Haras : la tenue d’officier, avec sa veste rouge aux boutons dorés, m’aurait bien convenu. Renseignements pris, il fallait faire d’abord math sup et math spé ; avec mon bac littéraire, la reconversion serait difficile, et j’ai abandonné l’idée. Je n’avais guère envie, à ce moment-là, de me replonger dans des manuels scolaires. Tout en regrettant à la fois que la sélection passe par les maths, comme souvent – quel rapport avec les chevaux ? – et de m’être laissé orienter vers les lettres, passivement, par simple tradition familiale. Je n’avais rien contre les lettres, mais j’aimais bien les maths aussi, et plus encore la physique et la biologie. J’étais alors retourné à Chantilly pour demander au colonel qui dirigeait le club, un ancien du Cadre noir, s’il voulait bien me pistonner pour que je fasse mon service militaire à Saumur, à l’École nationale d’équitation.
Le club avait changé de locaux, quittant les Grandes Écuries pour laisser la place au musée du Cheval, Guy Courgeon n’y enseignait plus. J’y avais fait un tour, et j’avais eu le cœur serré devant la grande cour vide, la carrière désertée, le manège où des mannequins de chevaux avaient remplacé les chevaux – c’était cela, un musée. Certes, je comprenais ce qu’Yves Bienaimé avait fait, il n’y avait pas de raison que le public ne profite pas de lieux aussi magnifiques ; et il y restait des chevaux, avec de belles démonstrations de dressage. Mais c’était quand même un musée ; d’ailleurs le dressage aussi, à mes yeux, c’était du musée, de l’équitation de salon. Entre les deux figures tutélaires de l’équitation française, d’Aure pour l’extérieur et le grand galop, Baucher pour le manège et les danses de salon, j’étais d’Auriste dans l’âme. (Même si Baucher était un personnage captivant, un civil, un homme de cirque, qui avait pourtant réussi à faire admettre, plus ou moins admettre, sa méthode par les militaires ; un homme de raison, alors que d’Aure était plus instinctif ; et il lui était arrivé ce drame, si étonnant pour un homme de spectacle, d’être grièvement blessé par la chute du grand lustre, alors qu’il se mettait en selle.) Le colonel avait accepté de me pistonner, et j’étais parti début octobre 1982 pour Saumur, devançant l’appel de deux mois ; là-bas, j’avais pu passer mon monitorat. Une fois démobilisé, en octobre de l’année suivante, j’avais trouvé, en à peine une semaine, un emploi à Jouy-en-Josas.