Un après-midi, pendant les vacances de Pâques de ma deuxième année à Jouy, un groupe d’une dizaine de garçons a débarqué dans le hall. Roulant des épaules, venant visiblement d’une cité des environs. Ils ont dit à la secrétaire, assise derrière son bureau d’accueil, qu’ils voulaient faire une promenade à cheval ; elle leur a répondu que non, on ne faisait pas ça ici.
– Quoi, vous n’êtes pas un club hippique ?
– Si, mais nous ne faisons pas de promenades, ou très peu. Nous faisons des reprises en manège.
– En manège ? ont ironisé les plus jeunes. C’est quoi ici, la Foire du Trône ?
La secrétaire s’est levée, est allée jusqu’au bureau de Ménard et l’a prié de venir. Il leur a demandé ce qu’ils voulaient, et ils lui ont répété : « Faire une promenade. »
– Ah non, ça ne marche pas comme ça. Il faut d’abord travailler en manège, au moins dix ou quinze heures, ensuite on peut envisager des promenades, par petits groupes.
– Dix ou quinze heures ! On ne veut pas s’engager dans l’armée, juste faire une balade !
Ils lui ont expliqué qu’au Grau-du-Roi, l’été d’avant, pendant l’opération Banlieues Vacances, ils avaient loué des chevaux et ils étaient partis en balade.
– Mais ici ce n’est pas pareil… Ce ne sont pas des plages et des dunes, mais des routes, des voitures, des villages. On ne peut pas lâcher des cavaliers sans expérience dans la nature. Et les chevaux sont différents de ceux que vous avez montés là-bas.
– Ils ont quoi de différent ? Il faut leur faire des courbettes : « S’il vous plaît, puis-je vous monter sur le dos ? »
Comme les esprits s’échauffaient, et que Ménard n’était pas du genre patient, il les a emmenés dans l’écurie ; là, il a attrapé un licol au passage, puis il a demandé à celui qui semblait être le meneur de la bande s’il savait comment le mettre à un cheval.
– Bien sûr, on nous l’a montré là-bas… Et en cinq minutes, pas en dix ou quinze heures.
Ménard l’a conduit jusqu’au box d’un de ses chevaux personnels, Hector ; un colosse, aux allures amples en dressage mais au sale caractère. Et qui faisait un tour redoutable à ceux qui n’étaient pas prévenus : il se retournait pour les attendre la tête au fond du box, mais pendant qu’ils allaient l’y rejoindre, le licol en main, lui-même faisait un demi-tour du côté opposé ; si bien qu’ils se retrouvaient au fond du box, coincés derrière son énorme croupe, et qu’ils n’en menaient pas large. Dès qu’ils faisaient un geste, Hector repliait à demi un postérieur, comme s’il allait taper ; souvent, ils n’avaient pas d’autre moyen qu’appeler quelqu’un pour qu’il vienne le faire tourner et les libérer. Quand on était prévenu, il fallait commencer par se diriger vers le fond, pour qu’il amorce son demi-tour ; puis revenir sur ses pas et le retrouver près de la porte – à malin, malin et demi. Ménard faisait le coup à tous les nouveaux arrivants, palefreniers ou moniteurs, comme un rite d’initiation.
Il a ouvert la porte et a dit au jeune homme d’aller lui passer le licol. J’ai trouvé que ce n’était pas une bonne idée ; mais après tout, comme Ménard me l’avait expliqué un jour, ce n’étaient pas mes affaires. L’autre s’est exécuté, et Hector a fait son numéro comme prévu ; vu de face, il était impressionnant, avec ses gros yeux, ses oreilles couchées en arrière et sa crinière rasée ; on avait l’impression qu’il regardait derrière lui, qu’il guettait le moindre geste du pauvre gars, coincé là-bas, pour le taper. Ménard s’apprêtait à entrer pour le libérer, pensant que la leçon aurait porté ses fruits. Mais l’autre a fait alors, avec son jean et ses baskets, ce qu’aucun cavalier en veste et en bottes n’aurait imaginé de faire ; il a agrippé les barreaux du box, s’est hissé à la force des bras et des pieds contre la cloison, et s’est bientôt retrouvé juché en haut de la grille. Le succès a été immédiat, rires, applaudissements ; Ménard non plus n’a pas pu s’empêcher de sourire.
– Il voulait nous enfermer dans la cage du mammouth, a dit un des petits, mais on est sortis !
Puis Ménard n’a plus souri, car d’autres ont imité le jeune homme, se hissant aux barreaux et commençant à circuler là-haut. La femme de Ménard, qui était à côté de moi, m’a dit :
– Il faudrait aller chercher Abdel…
Abdel était l’un des palefreniers.
– Ah bon, pourquoi Abdel ?
Elle m’a regardé, je pourrais faire l’effort de comprendre, puis elle a haussé les épaules. À un moment, Ménard a fait mine d’attraper le pied d’un garçon qui passait devant lui ; cette fois, je suis intervenu et je lui ai arrêté le bras.
– Désolé, mais je pense que s’il tombe, ça n’arrangera pas les choses.
– Ouais, a soupiré Ménard.
Au bout de dix minutes, ils ont fini par se lasser et sont redescendus. Pour calmer les esprits, Ménard leur a dit qu’il était prêt à trouver un arrangement avec leur mairie, s’ils voulaient venir monter régulièrement ; qu’ils n’hésitent pas à en parler là-bas.
– C’est ça, on va écrire à Mitterrand pour qu’il nous arrange le coup.
Je les ai raccompagnés pendant qu’ils repartaient ; je comprenais leur frustration, d’où elle venait. Bien qu’ils aient mal interprété les explications de Ménard, qui n’étaient pas dirigées contre eux en particulier.
– Pas un sport pour nous, c’est ça ? m’a dit celui qui était ressorti du box d’Hector.
– Ah si, les Arabes et les chevaux…
– Disons qu’ici, ça n’est pas un sport pour nous.
J’ai fait un geste d’impuissance.
– Et toi, tu ne pourrais pas nous emmener en balade en douce ? Genre un jour où il ne serait pas là ? Ça nous avait bien plu là-bas.
– Moi, ça ne me poserait pas de problème… Mais je me ferais virer, et je le connais, il s’arrangerait pour que je ne retrouve pas de boulot ailleurs.
L’autre a hoché la tête.
– Encore un coup pour rien. Pour s’intégrer, c’est bien ici ? Ah bon, il faut d’abord faire des courbettes pendant dix ou quinze heures ? OK. Ah bon, c’est une soirée privée ? Et lui alors, pourquoi il entre ?
– Il entre parce que dedans ils sont entre eux. Je connais ça.
– Tu connais ça ? Mon cul, oui.
Je me suis arrêté ; le ton méprisant de l’autre ne m’avait pas tellement plu. Et c’était un problème auquel j’avais eu l’occasion de réfléchir.
– Mais oui, qu’est-ce que tu crois ? Il y a des millions de gens qui connaissent ça, pas seulement vous… Des ploucs qui se font refouler à l’entrée des discothèques, sauf qu’eux ne peuvent pas faire du testing, il n’y a pas de ligue contre le racisme anti-ploucs. Des pauvres, des malades, des timides, qui doivent se débrouiller tous seuls. Des gros, des moches, des cons, qui galèrent toute leur vie, pourtant ils sont aussi dignes de s’en sortir que les autres. Ou juste des gens qui ont un problème dans leur passé, dans leur famille, qui leur pourrit la vie. Mais ils ne peuvent même pas dire : « C’est à cause de notre race, ou de notre couleur de peau… »
– Peut-être, a répondu l’autre – qui avait visiblement eu l’occasion d’y réfléchir lui aussi. Mais les ploucs ne sont pas déjà ploucs avant de naître, ni les moches, ni les cons. C’est plutôt ça la différence, à mon avis. Nous, dès qu’on naît, on sait déjà qu’on se fera refouler plus tard dans les discothèques, quoi qu’on fasse. On montrera notre carnet scolaire au videur ? Quinze ans de courbettes, ça nous donnera le droit d’entrer ? Même pas. Tu dis que tu connais ça ; mais tu le savais déjà à ta naissance, et que ça te collerait toujours à la peau, quoi que tu fasses ?
– Oui.
– Sans blague.
– Mon père a tué quelqu’un en cambriolant une maison, avant ma naissance, et il s’est fait tuer ensuite. Je ne l’ai pas connu.
– Hein ?
– Ou plutôt non, c’est ce que le type qui l’a tué a dit à son procès, le juge l’a cru, et il a été acquitté. Ma mère ne croit pas que ça s’est vraiment passé comme ça, et moi non plus. J’espère trouver la vérité un jour.
– Ah bon…
Pourquoi est-ce que je lui en avais parlé ? Sans doute parce que, dès le début, la situation m’avait mis mal à l’aise, avec moi du côté des notables, des entre-nous. Mais c’était la première fois que je le disais à quelqu’un ; même en pension, même à l’armée, je ne l’avais raconté à personne. Et de l’avoir raconté changeait les choses, je le sentais. Je ne pouvais plus tout à fait ignorer le passé, ni ne plus penser à l’avenir. Ni me laisser porter par le présent. Comme si j’avais réveillé une vieille démangeaison, alors que je ne me grattais plus depuis des années.
À moins qu’elle n’ait déjà commencé à se réveiller avant, qu’elle n’ait saisi cette occasion pour sortir au jour. Oui, sans doute.
Quelques jours plus tard, alors que nous descendions dans la vallée, nous avons trouvé les deux retraités fidèles au poste, l’homme fusil en main. Je les ai regardés puis je me suis arrêté ; ça m’a démangé de m’arrêter. Pour qui se prenaient ces deux abrutis ? Pour qui est-ce qu’ils me prenaient ?
– Vous faites quoi avec ce fusil ?
L’homme a tapé sur le sol de la crosse.
– Le raffut de vos canassons tous les matins, on en a marre !
Pas plus de trois ou quatre fois par mois, mais je n’ai pas relevé.
– Mais un fusil, pourquoi ?
– Pour si jamais vous marchez chez nous !
J’ai poussé mon cheval, qui a mis deux pieds sur leur bout de pelouse.
– Marcher chez vous comme ça ?
Les autres ont murmuré derrière moi : « Bruno, laisse tomber… » ; la femme s’est mise à glapir : « Cette fois, on va appeler les gendarmes ! » L’homme, lui, est devenu écarlate et a tripoté maladroitement son fusil :
– Jouez pas à ça avec moi ! Vous savez pas ce que vous faites !
– Vous croyez ? Un type a menacé un jour mon père avec un revolver, comme vous, et il y a eu deux morts ! Alors vous, ne jouez pas avec ça !
Puis j’ai reculé et je suis reparti, dans un grand silence. Comme personne dans le groupe n’osait me poser de questions, je me suis arrêté plus loin, me suis retourné et leur ai dit :
– En fait, il y avait mon père parmi les deux morts. L’affaire Ribeyrol et Fabre d’Estival aux Mesnuls, il y a vingt ans, si ça vous dit quelque chose… C’était mon père, Arnaud Fabre d’Estival.
Et merde ! J’étais le fils de mon père, je n’allais pas le cacher toute ma vie comme une tare. Je me suis senti soulagé de l’avoir dit, plus encore que la première fois : c’était le fruit d’une réflexion, non pas d’une impulsion. Plusieurs du groupe s’en souvenaient, vu le bruit qu’avait fait l’affaire ; ils m’ont contemplé, cherchant visiblement comment réagir, quoi dire. Mais j’ai secoué la tête.
– Désolé. Ça m’a fait du bien de le laisser sortir. Vous êtes des gens sympas, et… voilà, c’est tout.
– Toi aussi Bruno, dit une des femmes, on te trouve tous sympa.
– Alors, c’est cool.
Marie-France me regardait, prête à en reparler ; mais j’ai secoué de nouveau la tête.
– Non, c’est tout.
En reparler, ça aurait voulu dire chercher à excuser mon père, à dire que les choses s’étaient sans doute passées autrement que ce que l’on avait pu en lire dans les journaux ; excuser mon père, comme pour m’excuser moi-même – et je ne le voulais pas. Ça aurait été comme revenir à avant, quand je le cachais, alors que je me sentais libéré de l’avoir dit ; pour un peu, je leur aurais raconté ma vie. Mais j’ai pris le galop, plutôt que leur infliger ça, et ça a été aussi efficace : « Merde aux Prussiens ! »
Comme je m’y attendais, l’homme était monté se plaindre au club ; à notre retour, Ménard m’a demandé à quoi je m’étais amusé.
– J’en avais marre de son cirque à chaque fois.
– Laisse tomber, je te l’ai dit, c’est un vieux con.
Il n’en était pas plus affecté que ça. Par la suite, tout a recommencé comme avant, les deux retraités à leur poste et moi passant sans les regarder, comme s’il n’y avait rien eu. Comme ils devaient s’ennuyer le reste du mois, à seulement pourrir la vie de leurs voisins…