Quelque temps plus tard, une femme d’une trentaine d’années est venue un jour au club ; elle n’était jamais montée à cheval, souhaitait prendre quelques leçons particulières et voulait les prendre avec moi, a-t-elle dit à la secrétaire. D’habitude, la monitrice des enfants s’occupait des débutants pour leurs premiers pas en longe ; mais elle avait entendu parler de moi en bien. Quand elle est revenue pour sa leçon, je lui ai demandé par qui ; elle ne connaissait pas son nom, l’ami d’un ami d’un ami, m’a-t-elle répondu avec un geste vague ; comme si elle ne pouvait pas retenir les noms de tous les gens, elle en voyait tellement. Elle était brune, très belle, très bien faite, étonnamment bien habillée pour une débutante ; avec tout l’équipement, pantalon à fond renforcé, bottes en cuir haut de gamme, et même une veste de concours noire et un chemisier blanc. Tout neufs. Pourquoi pas ? Elle avait peut-être eu envie de prendre des leçons d’équitation pour acheter une belle tenue d’équitation – c’était une motivation comme une autre. En tout cas, elle avait sûrement de l’argent. Ceux que nous avons croisés, en allant à l’écurie, se retournaient sur son passage.

Elle est restée dans l’allée pendant que je lui préparais son cheval, ne faisant même pas mine de s’intéresser à la manière dont on mettait la selle et le filet ; elle n’était visiblement pas venue pour ça. Elle me faisait penser aux élégantes de la Belle Époque qui prenaient juste quelques leçons d’équitation dans un manège chic de Neuilly pour pouvoir monter ensuite dans l’allée du Bois. Pourtant, je voyais bien qu’elle m’observait du coin de l’œil et je me demandais pourquoi. Une lady Chatterley en quête d’un garde-chasse ? Je doutais que l’ami d’ami en question ait pu lui dire qu’il y avait ici un moniteur beau comme un Apollon, et plein d’attentions envers ses élèves femmes. Une fois sortie de l’écurie, elle a allumé une cigarette, d’une marque que je ne connaissais pas, longue et sophistiquée, avec un briquet en or – alors que l’entrée du manège était à dix mètres à peine. J’attendais qu’elle l’ait finie, quand elle m’a demandé d’un air surpris, et vaguement agacé, ce que j’attendais ; j’ai vu qu’elle l’avait laissée tomber au sol, au bout de trois bouffées à peine, sans prendre la peine de l’écraser. Mon premier réflexe a été de l’écraser, puis je me suis retenu ; garde-chasse peut-être, mais pas homme à tout faire.

Quand je lui ai fait saisir la selle des deux mains, replier la jambe gauche, et que je l’ai soulevée pour l’aider à monter, elle n’a fait aucun effort, ou peut-être n’avait-elle aucune force dans les bras ; j’ai dû la hisser littéralement là-haut. Mais son postérieur, que j’avais eu juste au-dessus de la tête, paraissait agréablement ferme. Elle s’est assise, a pris les rênes à l’envers comme tous les débutants ; j’ai aimé le contact de ses mains – elle avait négligé les gants dans sa tenue d’écuyère – quand je les ai touchées pour remettre les rênes dans le bon sens. Fermes et froides, pas moites le moins du monde. Elle-même ne montrait pas le moindre signe de nervosité, pas plus que d’excitation d’ailleurs. Je lui ai fait prendre une bonne position, puis j’ai mis le cheval au pas, ensuite au trot au bout de quelques tours. Elle était ballottée sur la selle, malgré mes instructions, qu’elle essayait de suivre ; mais elle ne semblait pas en souffrir. Quand je lui ai demandé si ça ne la secouait pas trop, elle m’a répondu :

– Non, c’est plutôt marrant.

Au bout d’une dizaine de minutes, à ma grande surprise, elle a désigné la longe et m’a dit :

– C’est obligé, ce machin-là ?

– Vous voulez que je vous lâche dans le manège ?

– Oui, on verra bien…

J’ai décroché la longe et je l’ai suivie de près, au pas. Mais elle m’a demandé bientôt :

– Et pour trotter, comment ça marche ?

– Vous écartez les jambes et vous donnez des coups de talon.

Elle l’a fait et le cheval a pris le trot, s’éloignant de moi. Il était de tout repos, il repasserait au pas, dès qu’elle arrêterait de le solliciter. Mais elle n’a pas arrêté, même quand elle a commencé à glisser sur le côté.

– Arrêtez les coups de talon ! ai-je crié en courant pour la rattraper.

Trop tard, elle tombait déjà, sans faire aucun effort pour se retenir ; j’ai juste eu le temps de la recevoir dans mes bras pour amortir le choc.

– Ça va ? lui ai-je demandé, mi-amusé, mi-ennuyé par son comportement.

Elle s’est remise lentement d’aplomb, ou plutôt elle m’a laissé la remettre d’aplomb.

– Vous ne m’aviez pas prévenue qu’on pouvait tomber comme ça…

– Désolé, j’ai oublié.

– Vous êtes toujours là pour rattraper ceux qui tombent ?

– Seulement celles qui tombent. On nous apprend ça à Saumur.

– Saumur, voyez-vous ça…

Je lui ai demandé si elle voulait remonter tout de suite, ou attendre un peu ; mais elle m’a dit que non, ça suffisait pour une première séance.

– Vous voulez arrêter ?

– Oui.

J’ai failli lui dire qu’on ne lui compterait qu’une demi-leçon, vu le peu de temps qu’elle avait duré ; puis j’ai pensé que non, ça ferait homme à tout faire.

Nous avons regagné la porte du manège, mais elle s’est arrêtée là ; visiblement, le dessellage ne l’intéressait pas plus que le sellage. Je l’ai vue mettre la main dans sa poche ; elle n’allait quand même pas me glisser la pièce ? Mais non, elle a sorti un mince étui d’argent à cartes de visite et m’en a donné une.

– Vous passez prendre un verre à la maison ce soir ?

– Moi ?

– Oui, pour vous faire pardonner de ne pas m’avoir prévenue.

– Eh bien… oui, avec plaisir.

– Quelle heure ?

– Sept heures ? ai-je dit, sans prendre le temps de réfléchir à quel jour de la semaine on était ; je me ferais remplacer par mon collègue si j’avais une reprise à donner.

– C’est entendu, à ce soir. Et merci pour la réception en douceur. Heureusement que je ne suis pas un homme.

– Ç’aurait été dommage, en effet, lui ai-je dit, et elle m’a regardé avec un sourire amusé.

Pendant que je ramenais le cheval à l’écurie, je m’étonnais encore. Les adolescentes qui avaient le béguin pour leur moniteur, c’était une chose ; mais elle, j’avais du mal à comprendre. À comprendre pourquoi, et aussi comment. Que ma réputation de séducteur s’étende jusqu’à Sceaux – l’adresse sur la carte de visite –, et monte jusqu’à une femme comme elle, c’était difficile à croire. Ou alors, elle avait beaucoup d’appétit, il lui fallait des proies tous les soirs, avec des rabatteurs qui les lui signalaient, et qu’elle allait capturer ensuite ; mais ça n’existait sans doute que dans l’imagination fiévreuse des lycéens. De plus, elle n’en avait pas l’air.

Le soir venu, j’ai téléphoné du club, commandé un taxi pour six heures et demie, puis je suis rentré me changer, et j’ai mis la seule tenue habillée que j’avais. Une fois dans le taxi, j’ai demandé au chauffeur si on trouverait un fleuriste encore ouvert sur le chemin.

– On va regarder.

– Ou un caviste, je ne sais pas, j’ai réfléchi tout haut.

L’autre m’a regardé dans le rétroviseur et m’a demandé :

– C’est pour une première visite ?

– Une première, oui.

– Alors, je vous conseille plutôt les fleurs. Il vaut mieux garder le champagne pour la deuxième, ça fait progression, vous voyez.

– D’accord. Et les dessous sexy pour la troisième.

Il a ri.

Nous avons trouvé un fleuriste en chemin, et il m’a accompagné dans la boutique pour m’aider à choisir un bouquet. Une fois là-bas, quand je suis descendu du taxi, il m’a souhaité bonne chance.

– Vous me rappelez ma jeunesse… On fait semblant d’en rigoler entre hommes, mais là, juste entre nous : quelle angoisse, pas vrai ?

– Je ne sais même pas comment je vais articuler un mot au début.

– Allez, un peu de cran…

C’était une très belle maison, entourée d’un jardin, qui donnait sur le parc du château. Dès qu’elle m’a ouvert la porte, j’ai pensé que je n’aurais pas trop à me soucier des bêtises que je pourrais dire. Elle avait peut-être commencé à boire sans m’attendre, en tout cas, elle semblait d’humeur espiègle.

– Vous avez laissé votre cheval au groom ?

– Oui, il…

– Mais quelle splendeur, vraiment ! m’a-t-elle interrompu en me prenant mon modeste bouquet des mains. Vous n’auriez pas dû…

Elle m’a fait la bise comme à un vieil ami, puis elle m’a précédé jusque dans la cuisine. Elle portait une robe légère ajustée à la taille, qui la rendait encore plus mince et élancée que ce matin, des talons hauts ; dans le couloir sombre, avec la pièce éclairée au fond, ça lui faisait une silhouette légère comme une ombre chinoise. Dans la cuisine, vaste et blanche, aux meubles de bois moulurés, elle m’a dit de prendre un vase dans un placard et s’est dirigée vers l’évier. Comme je ne trouvais pas quel placard, elle s’est retournée pour me l’indiquer, et je l’ai vue pour la première fois en pleine lumière – l’entrée n’était éclairée que par de discrètes appliques. Non seulement elle était belle, brune, élégante, mais elle avait fait des frais pour moi, de maquillage et de coiffure. Je continuais à ne pas très bien comprendre, mais son cœur s’est accéléré.

Une fois les fleurs disposées dans le vase, elle me l’a tendu, puis a repris le couloir en laissant tout allumé derrière elle. J’ai failli éteindre, par réflexe, puis je me suis arrêté : encore un réflexe d’homme à tout faire. Mais elle faisait des économies d’électricité dans le reste de la maison ; une fois de retour dans l’entrée, nous avons pris un autre couloir, tout aussi sombre que le premier. Il nous a conduits au salon : une grande pièce basse de plafond, accueillante, avec des bow-windows, d’épais tapis au sol et des lumières tamisées. Plusieurs cartons d’invitation garnissaient le bord d’un grand miroir, coincés entre le verre et le cadre ; une sorte de planning du mois, version mondaine. On n’apercevait que des arbres par la fenêtre, ceux du jardin puis du parc au-delà. Elle m’a désigné une table où poser le vase, s’est assise dans un long canapé, s’est déchaussée et a replié ses deux jambes sur le coussin. Puis elle m’a montré une table roulante, avec une bouteille de whisky, des verres et un seau à glace ; il y avait d’autres bouteilles, sur le plateau inférieur.

– Je vous conseille ça, sans glace ni rien. Il y a autre chose si vous voulez, mais ça c’est mieux.

Elle a repris son propre verre, presque vide, qu’elle avait posé par terre, et je l’ai servie, une nappe ambrée au fond du large et gros verre ; puis je me suis servi et assis dans un fauteuil qui faisait face au canapé. Le whisky avait une odeur et un goût prononcés, lourds, épais.

– Alors ? m’a-t-elle demandé. Laphroaig. Toute la brume et la tourbe écossaises. Des vraies vacances à la ferme, ça devrait vous plaire.

– C’est vrai… Il sent un peu comme le goudron qu’on passe sur les sabots des chevaux.

– J’en bois toujours une dose quand je rentre d’une fête, ça me lave de cette saleté de champagne qui vous monte à la tête. Ça me remet les pieds sur terre.

Heureusement que j’avais écouté le taxi.

– On est tous comme ça, a-t-elle repris, à quatre ou cinq heures du matin. L’heure où on rêve de tout laisser derrière soi, d’enfiler des bottes pour aller marcher dans l’herbe. Vous, vous l’avez fait, je me trompe ?

– C’est un peu ça, oui. Mais je ne suis pas passé par la case fêtes et champagne.

– Une mauvaise. Surtout le côté « Allez-y directement, sans repasser par la case départ ».

Elle a pris son long paquet de cigarettes, en a sorti une, a fourragé entre deux coussins pour récupérer son briquet qui y avait glissé, l’a allumée.

– Les malheurs d’une fille riche et gâtée, c’est ce que vous devez penser, j’imagine.

– Non…, ai-je répondu, un peu perdu devant la tournure de la conversation.

Elle a aspiré une longue bouffée, puis m’a regardé dans les yeux et a murmuré :

– Mais j’ai tout vu, vous savez. Clara a tout vu. Alors, depuis…

Je l’ai contemplée, interdit ; repensant aux deux fillettes – « On a tout vu » – quand j’étais ressorti de la sellerie, mais la situation n’avait rien à voir. Et pourquoi Clara ? Je ne me souvenais plus de son prénom que j’avais lu dans le cahier, mais ce n’était pas Clara.

Alors elle a repris, les yeux dans le vague :

– La petite Clara n’était pas dans sa chambre, comme ils l’ont dit. Elle a entendu du bruit, elle est descendue dans le salon et elle a tout vu.

Il m’a fallu un moment pour réaliser ; je me suis extirpé du fauteuil en écarquillant les yeux.

– Quoi ?

– Ah, quoi, c’est tout le problème. Je vais vous décevoir, mais il fallait que je vous le dise.

– Je ne comprends pas…

– Pardon, je vais trop vite. J’ai donné un faux nom au club. Clara Ribeyrol, c’est le vrai.

– Mais comment vous avez su que je…

– Vous l’avez dit à quelqu’un, qui l’a dit à quelqu’un, qui l’a dit à quelqu’un, qui me l’a dit à moi. Je ne connais pas le nom du premier quelqu’un, ou de la première, l’ami d’un ami d’un ami. Je ne savais pas jusque-là que vous existiez. Et tout d’un coup, j’ai su non seulement que vous existiez, mais que vous étiez à dix kilomètres d’ici. Je me suis renseignée, d’ailleurs ça n’a pas été facile, de faire le lien entre Bruno Guède et les Fabre d’Estival. Votre grand-père n’insiste pas trop sur votre père ni sur vous dans ses bios, on dirait.

– Pas trop, non.

– J’ai su aussi pour votre mère, et j’ai été bluffée. Je l’ai déjà vue sur scène. Alors, il fallait que je vous rencontre.

J’ai fermé les yeux, me suis rassis sur le large accoudoir du fauteuil club, pour essayer de digérer un peu tout ça ; puis je les ai rouverts, un de ses mots me revenant en mémoire.

– Mais, me décevoir, pourquoi ?

Elle a fait un grand geste du bras, désignant le salon, ou la maison elle-même.

– À cause de tout ça. J’ai promis il y a longtemps, j’ai repromis depuis que je ne dirais jamais ce que j’ai vu. En échange, j’ai tout ça. Sinon, pfuit… plus de carrosse, juste une citrouille. Et ils le feront, vous pouvez me croire. Ils ont de quoi le faire et ils le feront. Ils ont tout verrouillé, blindé, devant le notaire.

J’ai froncé les sourcils, essayant de relier ce qu’elle disait à ce que je connaissais déjà ; mais alors elle s’est penchée vers moi.

– Écoutez-moi : je vais vous décevoir, parce que je ne peux pas vous dire ce que j’ai vu, je l’ai promis ; mais je n’ai pas promis de ne pas dire ce que je n’ai pas vu. Et je n’ai pas vu ce qu’eux ont dit qu’il s’était passé. Vous comprenez ?

– Ça ne s’est pas passé comme ils l’ont…

Elle a secoué la tête.

– Non.

J’ai soupiré ; un énorme poids bougeait dans ma poitrine, ancien, profond voulait se soulever, n’était pas sûr d’y croire tout à fait : mon père, le jeune homme sur la BSA, l’amoureux de ma mère depuis qu’ils étaient enfants, n’était donc pas un assassin, peut-être même pas un cambrioleur ? Je ne me trompais pas en le pensant, et maman non plus. Mais alors quoi, et comment ?

– Mais le revolver, le…

Elle a secoué la tête.

– Je suis vraiment désolée, Bruno.

– Je ne comprends pas : si j’allais, je ne sais pas, voir la justice, est-ce qu’il n’y a pas prescription ? Vingt ans après ?

– Si, je pense que si, mais ça ne leur suffit pas. Ça ne doit jamais remonter à la surface, question d’image, mais pas seulement. Je suppose que ça bousculerait trop de choses si on commençait à tirer sur le fil.

Puis, plus doucement :

– Vous savez, on est les deux orphelins dans l’histoire. Votre père, et ma mère… Ton père et ma mère, on ne va pas continuer à se dire vous.

Elle a posé un pied par terre, s’est penchée jusqu’à la table roulante pour prendre la bouteille et se resservir ; puis elle me l’a tendue, mais j’ai secoué la tête, absorbé par ce qu’elle venait de dire. Oui, sa mère à elle et mon père à moi, les deux morts de l’histoire ; je ne l’avais pas encore réalisé.

– Les autres s’en sont finalement bien sortis, a-t-elle poursuivi en baissant encore la voix, comme si quelqu’un pouvait l’entendre. Peut-être qu’ils ne sont pas mécontents de ce qui est arrivé, au fond. Et ils n’ont pas du tout envie que quelqu’un tire sur le fil – pas toi, mais pas moi non plus. Mais ils savent que je ne le ferai pas, que je n’en ai pas le courage. Trop à perdre de ce qu’ils m’ont donné. Ou laissé.

Oui, je comprenais maintenant, me souvenant de certains articles que maman avait gardés. L’affaire avait peut-être arrangé les héritiers Ribeyrol, aux dépens de Juliana et de Clara. Voire, les héritiers Ribeyrol avaient peut-être arrangé l’affaire, au moins manœuvré pour tirer profit de la situation. Il y avait eu cette actrice, racontant qu’Hugues avait pressé son père de partir plus tôt de Versailles. Et des insinuations, selon lesquelles il savait ce que François trouverait en arrivant chez lui. Ils comptaient peut-être là-dessus, lui et sa sœur, pour rallumer la flamme paternelle. Qu’il comprenne de quel côté étaient les vrais Ribeyrol, fidèles, aimants : pas du côté de l’aventurière et de la bâtarde.

J’avais du mal à croire que je l’avais devant moi ; que cette femme belle et mondaine était la petite Clara qu’on avait photographiée devant son école, dont le sort émouvait le public. Mais ça changeait tout : je ne voyais plus du tout la même personne.

– Toi, c’est différent, m’a-t-elle dit. Tu ne représenterais pas cette menace-là pour eux, mais tu en représenterais une autre. Plus devant la justice peut-être, mais pour la réputation, l’honneur, l’image. Donc le commerce. Une bien plus grave encore, qui ne doit surtout pas ressortir. Et tu n’aurais pas les mêmes raisons que moi de ne pas tirer sur le fil. Pas la même dépendance, ni la même lâcheté.

– Ne dis pas ça…

– Je me rattrape un peu aujourd’hui, grâce au hasard. Un tout petit peu, mais ça compte quand même.

J’aurais voulu poursuivre sur le sujet, essayer de la réconforter, mais une question me brûlait les lèvres, même si je pensais qu’elle ne mènerait à rien.

– Et si je te promettais que… de le garder pour moi ? Juste pour savoir ?

Elle a souri.

– On ne se connaît même pas depuis une heure, Bruno. Et quand on dit à quelqu’un « J’ai promis de ne pas le dire, mais je te le dis malgré tout », lui faire promettre de se taire ne ressemble à rien.

– Et… ça ne pourrait pas venir de quelqu’un d’autre ?

– Non. Seuls ceux qui étaient là le savent, Hugues et mon père. Et moi. Peut-être Étiennette, et encore, je ne suis pas sûre qu’ils le lui aient dit. Nous n’en avons jamais parlé ensemble ; en fait, nous ne parlons jamais ensemble, je ne la vois jamais. Leur avocat leur a dit dès le départ qu’il ne voulait pas savoir la vérité, seulement ce qui était utile pour la défense de mon père. Il a même ajouté : « Comme tous les bons avocats », paraît-il. Mon père me l’a raconté un jour, il trouvait ça très amusant. Donc : « Clara, si ça ressort un jour, ça ne peut venir que de toi. » Alors, quand quelqu’un m’en parle, je fais comme s’il y avait des micros. D’ailleurs, il y en a peut-être ici, c’est possible.

Je l’ai contemplée : sa mère qui était morte ce jour-là, je me suis souvenu qu’elle avait neuf ans ; son père qui était déjà âgé, plus de soixante-dix ans ; sa demi-sœur qu’elle ne voyait jamais ; son demi-frère qui la surveillait, la faisait écouter, menaçait de tout lui reprendre…

– Je ne pense pas que tu sois lâche, non. Je pense qu’on a beaucoup perdu dans l’histoire tous les deux, mais toi plus que moi sans doute, quand je t’écoute.

– Mais regarde-toi, et regarde-moi. Que sont-ils devenus, vingt ans après ? Tu donnerais la palme à qui ? De l’énergie, la combativité ? L’autonomie ?

– Ça ne peut pas se comparer, Clara. J’ai eu une mère pendant tout ce temps-là, présente, aimante. Ça aide beaucoup pour devenir autonome. Et pas un vieux père, qui…

J’ai hésité, et elle a souri.

– Qui est toujours vieux, encore plus. Mais toujours vivant. Et qui obéit toujours à son fils, depuis ce jour-là.

– J’ai aussi une vraie famille qui me soutient, le côté Guède, en tout cas.

– Pas l’autre, apparemment.

– Non. Enfin si, ma tante.

– Et dans ton club, tu te la coules douce ? Tu gagnes beaucoup en faisant tourner des empotées comme moi et en les rattrapant quand elles tombent ?

J’ai souri à mon tour.

– Non… mais je me la coule douce dans un sens, crois-moi. Et ça aussi, c’est grâce aux Guède, au père de maman. C’est lui qui m’a appris le cheval. Je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui, sans eux.

– En somme, tu t’es laissé vivre pendant que moi je me battais.

– Disons qu’on a vécu tous les deux.

– Et dire qu’on ne le savait pas, ni toi ni moi, pendant toutes ces années…

Nous nous sommes regardés, frappés par la même pensée au même moment. Qu’elle et moi savions, maintenant seulement ; mais c’était comme si nous savions depuis longtemps, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. Partager ce souvenir-là, c’était comme si tous les autres s’engouffraient dans la brèche pour ne plus faire qu’une même histoire à deux. Nous étions passés du vous au tu, puis du tu à autre chose, en accéléré. En foudroyant, même.

– Viens…, a-t-elle murmuré, en tapotant le coussin du canapé.

Je me suis relevé, le cœur battant, suis allé m’asseoir à côté d’elle. Nous nous sommes embrassés, doucement, les yeux fermés ; je ne voulais pas en perdre une miette, pas une larme. J’avais l’impression d’embrasser une sœur en tristesse et en tendresse, les deux confondues, l’une s’épanchant dans l’autre. Elle avait dix ans de plus que moi, mais à ce moment précis, nous avions vingt ans tous les deux, les vingt ans qui s’étaient écoulés depuis. Nous nous sommes embrassés longtemps, sans dire un mot, nos lèvres effleurant chaque parcelle des lèvres de l’autre. Elle a de nouveau reposé un pied au sol, s’est penchée devant moi pour prendre la bouteille, son corps souple et mince que j’ai caressé au passage, puis elle s’est resservie et m’a resservi aussi. Nous avons bu ensemble, cette chose lourde, plus tranquillisante qu’excitante, elle avait raison. Ensuite, nous avons reposé nos verres par terre et nous sommes pris les mains en nous regardant dans les yeux ; d’abord paume contre paume, puis nos doigts se nouant. Je l’ai attirée vers moi, l’ai embrassée de nouveau ; puis j’ai dégagé mes doigts des siens et l’ai déshabillée, sans qu’elle bouge d’un pouce, se laissant faire. Lentement, délicatement, pour ne rien perdre de sa peau soyeuse – et aussi pour lutter contre le vertige qui m’avait gagné. Quand nous avons eu fait l’amour une première, puis une deuxième fois, elle m’a murmuré, allongée contre moi :

– Peut-être qu’on peut repasser quand même par la case départ. Tout effacer, tout recommencer. Ou plutôt non : tout recommencer sans rien effacer, juste les rides en surface. Comme ces crèmes miracles qui sont censées régénérer les cellules de la peau. Tu crois qu’on peut régénérer aussi les cellules de la tête ?

– Je ne sais pas. Celles du sang oui, paraît-il. On prend des cellules de moelle osseuse sur quelqu’un, on les greffe sur quelqu’un d’autre, et elles lui fabriquent un sang tout neuf. J’ai lu un article là-dessus, on appelle ça des cellules embryonnaires. Elles, oui, sont restées à la case départ, elles peuvent faire des petites adultes capables d’aller partout, d’aller dans les veines.

– Celles du sang…, a-t-elle dit rêveusement. Ma mère et ton père ont déjà mélangé leur sang.

Elle a fait glisser un doigt le long de mon dos.

– Tu serais prêt à me donner un peu de ta moelle osseuse ?

– En fait, tu m’as attiré ici pour me vampiriser…

Elle m’a mordu le cou.

– Mmm, le sang frais d’un petit jeune de vingt ans, j’en raffole…

Puis elle a transformé la morsure en un long baiser qui m’aspirait la peau, et j’ai ri.

– Je vais être obligé de mettre un foulard demain, mes élèves vont être jalouses sinon.

– Tes élèves… Je comprends pourquoi tu dis que tu te la coules douce. Le harem de monsieur. Elles papillonnent toutes des yeux devant toi, je parie.

– Tu ne peux même pas imaginer.

– Surtout avec : « On apprend ça à Saumur. » J’ai bien remarqué comment tu le plaçais, l’air de rien.

– Je m’arrange toujours pour le placer, oui.

Elle s’est allongée sur le dos et a murmuré :

– Je crois que je pourrais, avec toi, tout perdre, si ça valait la peine. Tout perdre, donc tout balancer aussi. Ne rien effacer mais le laisser sortir, ça serait une bonne façon de l’effacer.

Je me suis soulevé sur un coude et l’ai regardée.

– De mieux en mieux. Vampire, et maintenant du chantage. Je te dis tout si…

– Je parle sérieusement, tu sais. Sortir le matin dans l’herbe et dans la boue, mais pas parce que je me serais couchée tard, parce que je me serais levée tôt. Sortir avec toi dans l’herbe et dans la boue.

– Tu devrais passer voir ma piaule avant de dire ça. Te doucher dans le froid le matin, te glisser dans des draps froids et humides le soir.

– Mais si on s’y glisse tous les deux ? C’est différent, non ?

– Peut-être, au début sans doute. Moi, ça ne me dérange pas, mais toi…

– Tu me prends pour une poule de luxe, incapable de quitter son boudoir ?

– Pas du tout, Clara. Une poule, pas du tout. Mais tu es tellement un luxe, pour moi, que je n’arrive pas à t’imaginer vivant dans une chambre comme la mienne.

– Ça serait si étrange, tu imagines, la fille de et le fils de ensemble ? Tu pourrais l’imaginer ?

– Je ne sais pas. En rêver oui, sauf que c’est un rêve qui a l’air réel en ce moment. Mais…

– Mais ?

– Comme tu le disais, on se connaît depuis même pas une heure, et…

– Ah non, ça fait bien trois heures maintenant, et en plus on a pris de l’avance. D’ailleurs, je ne serais pas contre en reprendre un peu, a-t-elle murmuré en se serrant contre moi.

Plus tard dans la nuit – nous avions aussi repris du whisky entre-temps, surtout elle –, elle s’est relevée brusquement du canapé. Je l’ai suivie des yeux, qui traversait rapidement le salon, nue, la tête haute et une main sur la bouche, mais d’une démarche assurée (alors que ma tête à moi tournait). Elle a fermé la porte derrière elle, et j’ai entendu encore une autre porte qu’elle prenait soin de refermer elle aussi. Quand elle est revenue, au bout de quelques minutes à peine, son haleine sentait la menthe fraîche ; elle m’a souri, s’est agenouillée au-dessus de moi, a recommencé à me caresser. Comment pouvait-on faire l’amour, aller vomir, puis recommencer à faire l’amour ? Combien de fois devait-elle l’avoir fait pour que ça devienne aussi naturel ? Vu comme ça, nous n’avions plus tout à fait vingt ans tous les deux, plus la même vie ni le même passé. Mais, à cet instant, je n’aurais voulu qu’une chose : plonger dans sa vie à elle, pour encore plus de tendresse et de tristesse. Encore plus de cette jouissance profonde, poignante, comme je n’en avais jamais connu. Peut-être que nous allions tirer les rideaux, fermer les volets pour que cette nuit ne prenne jamais fin. Si nous avions été sur une scène d’opéra, il y aurait eu un poison caché dans une bague : je l’aurais bu avec elle, sans me demander pourquoi, ni si c’était passionné ou seulement idiot.

À mon réveil, le jour inondait le salon. J’ai regardé ma montre et sursauté, me suis levé pour appeler le club, mais la secrétaire m’a rassuré : mon collègue me faisait dire de ne pas m’inquiéter, il assurait le travail avec la monitrice.

– Prends ton temps…, m’a-t-elle dit d’un ton ironique.

Mon collègue savait où j’étais, il avait dû comprendre en ne me voyant pas rentrer – il y aurait des sourires entendus à mon retour.

– Je ne vais pas tarder.

– C’est ça.

Quand je me suis retourné vers le canapé, Clara m’a souri. Un beau couvre-lit de patchwork, aux tons jaunes, orange et verts, lui couvrait à demi le corps ; je m’étais levé si vite, pour téléphoner, que je n’y avais pas fait attention. Avec ses cheveux sombres et sa peau claire, sa poitrine à nu, et ce couvre-lit, on aurait dit un tableau de Klimt.

– Je n’avais même pas senti que tu nous recouvrais, lui ai-je dit. Juste que j’étais bien au chaud.

Elle m’a détaillé du regard.

– Tu es plutôt beau mec au naturel, dis donc.

– Vraiment ?

– Je t’assure.

– Si tu le dis… Je m’installe ici et tu m’entretiens. Un beau mec comme moi.

– Ça les amuserait beaucoup de l’apprendre, a-t-elle dit en riant. J’imagine leurs têtes. « Oui c’est bien lui, mais ne vous inquiétez pas, on ne se dit rien, on n’en parle jamais… » Mais c’est toi que ça n’amuserait pas au bout de deux jours, j’en ai peur.

– Peut-être, en effet…

– Sans ton harem de petites lycéennes.

Je me suis approché du canapé, ai soulevé le couvre-lit et me suis glissé près d’elle.

– Pour ça, aucun problème. Je fais l’échange tout de suite.

– Fais voir un peu…

Nous avons refait l’amour, puis elle s’est levée et est allée faire du café, après m’avoir montré la salle de bains et donné une serviette.

Quand je suis revenu dans le salon, elle téléphonait ; elle a terminé sur un : « Alors definitely Deauville » en riant, puis : « À samedi, bye. » Quand elle a raccroché et que nous nous sommes regardés, nous savions déjà tous les deux que ça resterait unique, une parenthèse que le hasard avait ouverte ; mémorable, inoubliable même, mais qu’on ne pouvait pas décider de prolonger. Bien trop peu raccord avec ce qui l’avait précédée et ce qui reprendrait ensuite.

Pendant que nous déjeunions – j’étais affamé, et je me suis rendu compte que nous n’avions pas dîné, juste des pistaches et des crackers avec le Laphroaig –, elle me regardait en coin, attendant que j’en parle.

– Je me demandais ce que tu allais faire de ta tenue d’équitation super chic, lui ai-je dit simplement.

Elle a souri.

– J’y ai pensé. Je la recyclerai dans des soirées costumées, genre écuyère à cravache.

– Très bien. Tu auras beaucoup d’amateurs.

J’ai appelé un taxi, puis nous nous sommes embrassés une dernière fois sur le seuil de la porte.

– Continue à rattraper celles qui tombent, preux chevalier.

– C’est promis. Et toi, continue à… continue pour le mieux.

– Je vais essayer.

Dans les heures qui ont suivi, à mesure que la nuit se décantait dans mon esprit, une chose en a émergé – qui était raccord, elle, avec le passé et avec l’avenir. Que ça ne s’était pas passé comme ils l’avaient dit. Que mon père n’était ni un assassin, ni peut-être un cambrioleur. Quoi alors, je l’ignorais, mais pas ça ; ça retirait un énorme poids du passé. En même temps, ça en faisait peser un autre sur l’avenir – mais un poids qui valait la peine que je l’affronte. Que j’essaye de le démêler, au lieu de le rejeter derrière moi. Je ne pouvais plus faire comme si ça ne me concernait pas. Ce n’était plus une tare honteuse, mais une masse qui donnait du poids à ma vie.

J’ai repensé à des impressions anciennes, d’avant que j’apprenne pour ta mort. Les pensées qu’il fallait bien prendre à bras-le-corps, même les « mauvaises », pour gouverner son intellect. Se laisser couler dans le gouffre. C’était raccord avec tout ça. Ne plus compter sur la confession pour le soulager. Ce n’était pas un péché récent à confesser, plutôt une masse ancienne à accepter. Un péché originel… Quel scénario puissant, parlant à tout le monde. À moi en particulier, mais je ne suis sûrement pas le seul, loin de là. La conscience veut être pure et blanche, mais elle a toujours une hérédité d’instincts, de pulsions. Voire de crimes, qu’elle les connaisse ou non. Il y a eu tellement de générations avant nous, il doit bien s’y glisser un assassin quelque part. Une hérédité qu’elle garde dans ses gènes, dont elle a besoin. Sinon, comment est-ce qu’elle gouvernerait les milliers de connaissances qui se mélangent ? Sans les prendre à bras-le-corps, donner des coups de pied dedans au besoin ? Une masse où la conscience doit se laisser couler pour la transformer en énergie. Si elle ne veut pas être rationaliste et bornée, rester à la surface des choses. Se contenter de faire carrière.

J’ai pensé, ce jour-là, que je ne parlerais pas de Clara à maman. Je la connaissais, je savais de quoi elle était capable quand elle voulait quelque chose. Elle voudrait sûrement en savoir plus, elle était susceptible d’aller la voir. Ou même d’aller voir les Ribeyrol, et ils accuseraient Clara d’avoir trahi sa promesse. Je lui en parlerais quand j’en aurais trouvé plus, un plus qui n’impliquerait pas Clara. Il y avait sûrement d’autres pistes que les trois témoins de la scène – l’histoire du revolver notamment. Ou encore les relations de mon père avec Juliana : Est-ce qu’il ne la connaissait pas avant ? Est-ce qu’il n’était pas allé la retrouver ce soir-là ? Si oui, quelqu’un devait bien le savoir.

Pourquoi est-ce que je n’avais pas posé la question à Clara ? Est-ce qu’elle n’avait jamais vu mon père avant ce soir-là, aux Mesnuls ou à Paris ? Quel dommage… Mais je n’y avais pas pensé, et maintenant, c’était trop tard. Retourner le lui demander, de but en blanc, et non pas en le glissant dans la conversation, elle ne voudrait jamais. Puis j’ai pensé que, même cette nuit, elle n’aurait pas voulu. Elle m’avait juste dit ce qu’elle n’avait pas vu, rien de plus. Motus sur le reste, belle maison et confortable train de vie oblige. Mais comment lui en vouloir ? C’était tout ce qu’ils lui laissaient, l’argent, alors que moi j’avais l’amour en plus. D’une partie de la famille en tout cas.

Dire que j’avais peut-être marché sur tes traces, mon vieil Estive. Ça m’a donné à penser que c’était peut-être bien ça, le nœud de l’affaire. Amant, maîtresse, le vieux mari qui rentre trop tôt et Pan… Pan. Ça ne prouvait rien en soi, mais ça avait été si brûlant avec Clara, donc peut-être qu’entre toi et Juliana… Ça aussi se transmettait peut-être, les goûts sexuels. Sauf que moi, je n’avais trompé personne.

Mais alors j’ai pensé que si, j’avais trompé quelqu’un à ma manière. Quelqu’un qui ne m’était jamais sorti de l’esprit depuis sept ans. Son visage m’a littéralement sauté à l’esprit. La première fois, quand je l’avais vue à travers la grille, parlant à ses invités imaginaires. Puis quand je lui avais dit que j’aimais sa grenadine, et ce sourire qui l’avait éclairée, elle en écarquillait les yeux : « C’est vrai, tu aimes ? », « Oui, j’aime vraiment. » « Alors, c’est bien », m’avait-elle dit, soulagée. J’avais partagé son soulagement – maintenant, je faisais partie de ses invités moi aussi.

Je n’avais jamais cessé de penser à elle, mais tout d’un coup, elle était comme au centre de la toile. J’étais écartelé depuis si longtemps, entre mon paria de père, auquel je n’aurais pas voulu ressembler, et quand même ressembler. Maman aimante mais si brillante, que j’avais peur de décevoir, qui se servait de moi quand elle en avait besoin. Mon grand-père qui me méprisait, les jésuites qui avaient paru m’aimer pendant des années, puis finalement non, c’était une erreur. Les chevaux et cette vie où je me la coulais douce, mais qui ne pourrait pas durer toujours. C’était comme une vaste toile d’araignée, avec moi pris au milieu. Et soudain, Ariane surgissait à côté, semblait me tendre la main pour que je m’y accroche. Si différente de tous les autres. Quelle différence entre le whisky de Clara, qui ramenait à l’enfance, mais il fallait en boire beaucoup ; et sa grenadine à elle, une gorgée suffisait. Entre ses invités imaginaires, et les cartons d’invitation bordant le miroir de Clara, au milieu desquels elle devait chercher et rechercher sans fin son reflet. Son « definitely Deauville » au téléphone. Definitely ? Des bars chics, des hôtels chics, cela pouvait-il être définitif ?

J’avais passé une semaine à Deauville quand j’avais quatre ans. C’est même là que j’étais monté pour la première fois à cheval, avant La Varenne ; un cheval de voltige gris qui s’appelait Samba, chez monsieur Chaignon. Pour la première séance, on m’avait fait monter en croupe derrière une fillette plus âgée que moi, qui était de la famille de l’Aga Khan – cela avait enchanté maman. J’ai gardé une photo d’une autre séance, moi assis en travers du tapis, tenant les poignées du surfaix, les jambes dans le vide. Avec l’air tellement sérieux sur cette photo. La peur sans doute, mais elle me donne l’air de réfléchir. « Nagaires chevauchant pensoye », Alain Chartier, La Belle Dame sans mercy : le cheval a toujours été ça pour moi, chevaucher, mais pour mieux penser.

Le temps était venu, je le sentais, de recommencer à penser tout court, sans les chevaux. Un jour, je me mettrais en quête de ma belle dame à moi – pleine de mercy au contraire, de compréhension. J’avais besoin d’elle, et elle de moi peut-être ; mais j’avais encore du chemin à faire avant si je voulais être prêt à y répondre. Mes plaisirs de jeune homme, les frasques d’Othello et les jolies petites cavalières, m’avaient fait faire une partie de ce chemin ; maintenant, il fallait la refaire à l’envers. On garde ces souvenirs en nous, comme des expériences qu’on a tentées et qui ont tiré sur notre conscience ; mais elle est élastique, elle retrouve sa forme tout en gardant la mémoire d’autres formes, et rien qu’en la laissant vibrer on redevient, fugacement, d’autres gens. Il fallait repartir vers l’enfance que j’avais connue chez Ariane, le temps d’un été, avec ces choses simples et qui nous charmaient, comme les oiseaux du ciel ou les fils d’un tissu écossais. Vers le frère et la sœur si subtils, si pensifs. Le temps était venu, ou revenu, d’être subtil et pensif moi aussi. Même si ce ne serait pas sans regrets.

Othello m’a aidé, malgré lui, à prendre la décision de partir. Un jour, à la réception d’un obstacle, il a eu un grand sursaut puis il s’est arrêté net, un antérieur posé sur la pointe du sabot. J’ai tout de suite pensé que c’était grave : il ne bougeait plus, figé, prostré. Pauvres chevaux, qui ne crient pas de douleur comme nous, pour rameuter tout le monde ; ils ne comprennent pas, parfois ne protestent pas, se rétractent sur leur douleur. Le vétérinaire a diagnostiqué un suros, une tumeur osseuse du canon ; des radios l’ont confirmé et ont montré qu’il avait entaillé un ligament – il avait dû avoir terriblement mal. Son propriétaire a décidé de le faire opérer du suros, malgré le coût, pour éviter une déchirure plus grave à l’avenir ; je lui en ai été très reconnaissant. Mais il lui fallait des soins et surtout du repos, beaucoup et longtemps, pour que le ligament se répare. Heureusement qu’on ne lui dévoila pas son programme pour les mois à venir, il se serait pendu à la grille avec son licol : repos au box, un quart d’heure de pas chaque jour dans deux mois, près d’un an avant de pouvoir gambader de nouveau. Pour moi, la vie sans nos séances quotidiennes, sa vivacité, sa drôlerie, perdrait beaucoup de son charme.

En plus, la scène me rappelait l’accident de Vasko ; je n’y étais pour rien cette fois, mais une sorte de boucle était bouclée. Il avait fallu que j’expie ma faute, parmi les frères de mon ancienne victime. Je l’avais fait pendant deux ans et, pour marquer le coup, la vie soulevait pour moi un coin du voile : quand elle l’avait décidé, les choses se passaient mal, et nous n’étions qu’un rouage parmi d’autres. Un cavalier pendu aux rênes, un rebord d’obstacle, un suros du canon : ce n’était jamais qu’une somme de petites choses. Peut-être que la culpabilité est aussi une forme d’orgueil. En pensant « c’est ma faute », nous voudrions être une grande chose. Compter davantage que les suros du canon.

J’ai expliqué à Ménard que je voulais changer, non pas de club, mais de vie. Il n’a pas eu l’air surpris.

– Je le savais.

– Ah bon ?

– Oui. Je vous ai vu donner vos reprises, les laïus que vous leur faites. Vous êtes plutôt un intello, je me doutais que vous ne resteriez pas toujours. Mais ça n’est pas une critique, je vous regretterai, vous êtes un bon moniteur.

– Merci.

J’étais content que nous nous quittions en bons termes. Pendant que je faisais mon préavis, au début des vacances d’été, je me suis mis en quête de ce que j’allais faire maintenant. Reprendre mes études, mais lesquelles, et comment.

Il y a eu un pot de départ, des embrassades émues, notamment avec Marie-France. Je regrettais bien sûr, tout en sachant que ça n’aurait pas pu durer. Ça avait été une parenthèse, amusante parce que j’avais vingt ans, que je flirtais avec les élèves, que ma chambre pouvait bien brûler, tant pis. Être un vrai moniteur, avec femme, enfants, appartement, mais un petit salaire et des horaires impossibles, ce devait être autre chose.

Ça a été un moment triste quand je suis allé dire au revoir à Othello. Depuis sa blessure, il ne s’approchait plus joyeusement de la porte à mon arrivée ; il avait compris que je ne venais plus le chercher pour l’emmener dehors. On avait suspendu un ballon rouge au plafond du box, pour un peu de distraction. Je l’ai caressé longtemps, mais il a gardé la tête en l’air, distant.

– Merci pour tout, lui ai-je dit.

C’est tellement beau un cheval, tellement grand, tellement majestueux, tous les chevaux, même ces grands paquets d’os de trotteurs ; on n’en finit pas de s’ébahir qu’ils soient si patients, avec des nains comme nous. Le meilleur cavalier du monde ne tiendrait pas dix secondes là-haut sinon.