J’ai demandé conseil à Thérèse, pour m’orienter dans mes études : elle était aimante et compréhensive, mais elle était aussi chartiste, elle en connaissait un rayon sur le sujet. Et elle approuvait ma décision.
– Qu’est-ce que tu préférais avant ? Ça ne va pas être facile, alors tu dois surtout miser sur la motivation, au jour le jour. Les débouchés ça passe après, tu en trouveras si ça te plaît.
Ce que je préférais avant ? Le latin et le grec quand même, dans mon bac littéraire, surtout le latin. Faute d’avoir fait une filière scientifique, que je regrettais souvent, le latin était encore ce qui se rapprochait le plus des sciences exactes, si on le dépoussiérait, si on gardait juste sa froide logique ; l’histoire ou la philo étaient des sciences un peu trop « humaines » à mon goût. Donc hypokhâgne en lettres classiques, m’a dit Thérèse, et si possible une khâgne ensuite. Un retour au lycée, où il y a des profs pour remplacer la motivation, les jours sans. En fac, je ne pourrais compter que sur moi-même ; passé le zèle du début, je me demanderais sans doute ce que je faisais là, pourquoi continuer, et personne ne me le dirait. Elle avait raison.
En fait de lycée, j’ai été servi. Vu mon parcours, un bac moyen dans un lycée moyen, plus trois ans de coupure, un seul m’a pris : Lamartine, dans le neuvième, près de la rue La Fayette. Une seule classe de prépa, trente élèves, perdus au milieu de centaines de vrais lycéens, même de collégiens. Une ambiance presque familiale (c’était longtemps resté un lycée de filles), avec des dames aux cheveux bleuis comme professeurs – plus une jeune prof en philo, visiblement pressée d’en finir avec les années qu’elle devait à l’État, et qui ponctuait son cours de coups de pied rageurs donnés dans l’estrade. Certains élèves étaient là davantage pour retarder leur entrée en faculté, ce saut dans l’inconnu, que pour préparer le concours de la rue d’Ulm ; l’un d’eux, un fêtard qui venait en lavallière et veste de smoking, a fait un jour un exposé qu’il a commencé par un théâtral « Philosopher, c’est apprendre à mourir », pour soirées mondaines. Au début, assis sur mon banc derrière mon petit pupitre, regardant la cour par la fenêtre, les marronniers, la récréation des cinquièmes, j’avais l’impression de m’être trompé de porte cochère. Même dans la classe, je me sentais comme un intrus, une exception. Ayant eu mon bac à dix-sept ans, j’avais seulement deux ans de plus que les autres élèves ; mais j’avais beaucoup perdu entre-temps. Reprendre le grec, surtout, a été difficile : pour lire un texte à voix haute, j’ânonnais parfois, butant sur les ζ, les ξ ou les ψ. J’avais l’impression que les autres me regardaient en pouffant, les filles surtout ; pourquoi est-ce que je n’étais pas resté à Jouy ? Là-bas, au moins… Une exception honteuse, comme si j’avais un cerveau alourdi, de paysan, alors que le leur était resté vif et précis. Parce que eux n’avaient jamais cessé de l’exercer, de l’aiguiser sur les ζ, les ξ et les ψ. En philo, je pensais différemment ; je cherchais à repartir de sensations comme l’onde de galop devant l’obstacle, mais elles n’étaient pas du tout en accord avec Hegel ou Kierkegaard. Pas immédiatement en accord dans le contexte de fiches qu’on emmagasine. Elles devaient bien l’être si on allait au fond des choses, sans quoi la philo ne consisterait qu’à manier superficiellement des concepts ; mais nous n’étions pas là pour aller au fond des choses, plutôt pour être prêts le jour du concours. Là aussi, je me sentais un cerveau alourdi de paysan ; les autres jonglaient avec les concepts, j’aurais voulu les laisser retomber d’abord, pour les reformer moi-même un à un. Et sans abandonner le reste de ma vie qui me motivait.
La moto m’a beaucoup aidé. Maman voyait les efforts que je faisais pour retourner sur les bancs d’un lycée, parisien en plus, après Sarlat, après Saumur, après Jouy ; elle m’a demandé si quelque chose pourrait m’aider. Je lui ai dit que oui, une moto : elle remplacerait un peu les chevaux. J’ai passé le permis et elle m’en a offert une, splendide, une Guzzi 850 Le Mans. Je suis entré dans un club qui se réunissait dans un café d’Alésia le vendredi soir ; entre motards, il suffit de rouler pour retrouver la bonne ambiance. Nous roulions le week-end, un sac et une tente sanglés à l’arrière de la selle, et aussi vers des circuits, dès la reprise des Grands Prix au printemps suivant ; Hockenheim, Spa, Assen, le Bugatti au Mans. Spa surtout était grandiose, dans les sapins. C’était l’époque des Américains, Spencer, Lawson, Mamola, des frères Sarron et de Raymond Roche, de l’odeur d’huile de ricin des moteurs à deux temps.
Quand j’allais me promener au Quartier latin, je pensais aux Mémoires d’une jeune fille rangée, aux souvenirs de Beauvoir et de Sartre dans ce même quartier. Aux plaisirs de la vie d’étudiant quand on s’est rangé le temps qu’il fallait, à tout ce à quoi on doit accéder alors. Comme acquérir une personnalité à part entière, même si on a dû élaguer dedans : mais deux demi-personnalités différentes, ou trois tiers, n’en feront peut-être jamais une entière. Je n’y étais pas arrivé, pas arrivé à me concentrer sur certaines choses et à sacrifier les autres. Ou peut-être n’avais-je pas sacrifié les bonnes ; peut-être aurais-je dû faire comme les Sarron, Pons, Rougerie qui avaient tout quitté à seize ans pour la moto. J’avais découvert ce monde-là plus tard, mais je m’y étais tout de suite senti bien. Je n’en serais pas là aujourd’hui, je serais peut-être couché dans une tombe, comme Pons et Rougerie, mais au moins j’aurais choisi. Choisir : la philosophie le répète assez, pourtant. Mais mon problème, c’est que je ne me sentais vraiment chez moi nulle part : l’action me manquait dans la réflexion, et inversement. J’ai aimé les paradoxes de Zénon, comme celui de la pierre qu’on lance vers un arbre et qui n’y arrive jamais en théorie, parce qu’elle doit parcourir la moitié du parcours, puis la moitié de la moitié, et ainsi de suite : il y avait dans l’action quelque chose de fuyant, que la réflexion ne pourrait jamais saisir. Ne pourrait jamais immobiliser. Que couper les cheveux en quatre puis en huit ne pourrait jamais saisir.
Un jour, j’ai touché du doigt cette double personnalité intérieure, et ce qu’elle recouvrait peut-être de plus ancien et plus profond. On nous avait donné une version grecque très difficile, un texte de Pindare ; j’avais roulé à moto le dimanche, je n’y avais pas travaillé, et je séchais dessus le lundi soir, alors que nous devions la rendre le lendemain. En consultant le Bailly, le gros dictionnaire grec-français, je suis tombé sur une citation du texte en question, qui en donnait la référence précise. Non sans honte (mais c’est la seule fois que je l’ai fait), j’ai filé à la bibliothèque Sainte-Geneviève emprunter le livre dans la collection Budé, qui donne le texte grec et la traduction en regard. J’ai cherché la cote du livre dans le grand classeur à tiroirs, rempli une fiche de demande que je suis allé donner au guichet ; pendant que j’attendais que le préposé en blouse grise me l’apporte, j’ai aperçu deux employés qui discutaient dans l’allée en face de moi, entre les rayonnages. L’un d’eux avait une caisse à outils à ses pieds, sans doute un agent d’entretien ; il parlait fort, alors que le silence régnait dans la grande salle de lecture toute proche, et j’ai eu le sentiment qu’il le faisait exprès. Même, une part de moi comprenait pourquoi il parlait fort : pour montrer que les étudiants, leurs chuchotements studieux, leurs « grands airs » d’intellectuels, ne l’impressionnaient pas, qu’il n’avait pas à s’aplatir devant eux.
Puis j’ai compris pourquoi la situation me touchait personnellement : à cause de mon père, quand lui aussi était agent d’entretien, « responsable du mobilier », à la Bibliothèque nationale. Est-ce qu’il faisait la même chose, parler fort exprès ? Il en aurait été capable, d’après ce que je savais, ou croyais savoir, de lui. L’autre part de moi était du côté des lecteurs, qui ne chuchotaient pas pour se donner des grands airs, mais parce qu’ils avaient besoin de silence pour se concentrer ; de plus, je n’étais pas provocateur le moins du monde, docile et respectueux au contraire. Pourtant, je n’arrivais pas à vraiment appartenir à ce monde rangé-là. À l’immense salle de lecture, silencieuse comme à la messe (autre silence imposé qui me pesait), au grand escalier de marbre, au pompeux vestibule avec ses fresques et ses bustes ; je me sentais mieux avec des motards – l’agent d’entretien roulait peut-être à moto lui aussi. Au fond, je détestais les « grands airs » du savoir, sa pompe, sa solennité ; pire, je n’y croyais pas. Ces écrivains, dont les bustes de pierre s’alignaient dans le vestibule, sérieux comme des papes : est-ce qu’en réalité ils n’avaient pas passé la moitié de leur vie à beugler dans des cafés, à rouler ivres sous les tables ? Mais le Savoir, comme l’Université, l’Église ou même le musée du Cheval, voulaient de la solennité. Et c’était bien dommage à mes yeux – bien dommage pour moi.
Je suis revenu un lundi matin du Bol d’Or au Castellet, ayant roulé une grande partie de la nuit, me suis endormi en classe sur mon bureau, et me suis réveillé, honteux, en entendant des rires autour de moi. Mais pour finir, en partie grâce à ces dimanches qui aspiraient la semaine vers eux – comme Chantilly l’avait fait quand j’étais à Franklin –, à ma moto qui m’attendait au coin de la rue La Fayette, au blouson de cuir sur le dossier de ma chaise, avec l’aigle Moto-Guzzi cousu sur l’épaule, et aussi grâce à mon travail, j’ai triomphé des ζ, des ξ, des ψ, et j’ai été admis en khâgne. Mais j’ai décidé de ne pas y aller, que j’en avais fini avec les études.