Entrer dans la vie, et appeler Ariane. Essayer en tout cas. J’avais toujours lié ces deux moments entre eux, comme un cap lointain et noyé dans la brume, mais qu’on suit aux instruments, que je suivais par la pensée. Quand je l’avais connue, nous étions tous les deux des enfants ; puis les circonstances nous avaient séparés, très vite. Pas les mêmes, mais elles avaient dû être aussi dures pour elle que pour moi. Plus dures en fait : comme Clara, elle n’avait pas une mère aimante et présente – aimante peut-être mais guère présente, d’après ce que j’en avais vu –, ni des cousins auprès d’elle. Elle avait au moins un frère, je me rassurais avec cette idée. En tout cas, je devrais être à la hauteur ce jour-là, à sa hauteur à elle. Elle était comme un miracle dans mon souvenir, semblant flotter au-dessus des choses, comme le sourire qui flottait sur ses lèvres ; mon anxiété ne devrait pas faire de moi un boulet qui la décevrait vite. Ni qui nous entraînerait tous les deux vers le bas, si elle m’aimait encore. Si elle m’aimait encore… Tout cela n’était peut-être qu’une chimère que j’avais entretenue pendant toutes ces années. Qui l’étonnerait beaucoup quand elle l’apprendrait, si elle l’apprenait. Mais j’y croyais – on croit bien aux miracles.

J’ai feuilleté l’annuaire et cherché les Viviani de Paris, puis j’ai appelé en disant que j’essayais de joindre une Ariane Viviani, m’excusant du dérangement si je m’étais trompé. Dès le second numéro, une femme – peut-être sa mère – m’a dit de ne pas quitter et a crié : « Ariane, c’est pour toi ! » J’ai attendu, serrant le combiné dans ma main, le cœur battant.

– Allô ?

– Je suis Bruno Guède, est-ce que vous… ?

Il y a eu un silence, puis :

– Ah oui, attendez…

J’ai entendu qu’elle allait refermer la porte, et pensé que c’était un bon signe. Mais aussi que je devais me méfier de mes emballements.

– Allô ? a-t-elle dit à nouveau.

– Ariane ? C’est bien toi, de Chantenac ? ai-je demandé, bêtement.

– Non, on n’y va plus.

– Oui je sais, pardon d’en avoir reparlé…

Je lui ai raconté ma dernière visite là-bas, sans entrer dans les détails.

– Je ne savais pas que tu y étais allé.

– Oui, et je voulais t’appeler plus tôt, bien plus tôt, mais je… c’était toujours trop tôt.

Il y a eu de nouveau un silence, puis elle a dit :

– Et aujourd’hui, ce n’est plus trop tôt ?

– Aujourd’hui, non. J’ai un million de choses à te raconter.

– Un million de choses, eh bien, a-t-elle dit en riant.

– Juste huit fois trois cent soixante-cinq jours.

– Huit fois. Je me disais bien que c’était il y a longtemps.

Il y avait quelque chose dans son ton d’amusé, ou d’ironique, je ne savais pas. J’aurais voulu être en face d’elle pour le savoir, et aussi pour voir ce qu’elle était aujourd’hui.

– Vous allez bien tous les trois ?

– Oui. Julien a fait une école de modélisme, il vient d’avoir son diplôme.

– De modélisme ?

– C’est comme ça qu’on appelle les écoles de mode. Stylisme, modélisme. Moi aussi, ça m’étonnait au début.

– Et toi ?

– Oh moi, je travaille. Mais je prépare aussi un diplôme de comptable, en cours du soir.

– Tu travailles depuis longtemps ?

– Depuis mon bac, trois ans. Maman est souvent malade ou en maison de repos. Mais quand Julien aura sa maison de couture, c’est moi qui la dirigerai…

– Oh alors, encore des millions.

– Beaucoup de millions, j’y compte bien. Et toi ?

Je lui ai un peu raconté ce que j’avais fait, surtout Sarlat, l’armée et Jouy.

– Pourquoi tu n’as pas continué dans le cheval ?

Pourquoi, en effet ? J’avais presque envie de lui répondre : « Pour toi. » Ça aurait été trop raccourci, et aussi bien trop prématuré, mais vrai d’une certaine manière. Je l’avais fait pour repartir dans une autre direction, qui équilibrerait le cheval ; mais à terme, pour boucler la boucle, revenir là où j’en étais quand je l’avais connue. Avec un peu d’expérience en plus. Depuis huit ans, ma vie gravitait autour de cet été 1978, où il s’était passé tant de choses.

– Je ne sais pas pourquoi. C’était peut-être trop tôt, là aussi.

– Décidément… Et tout d’un coup, plus rien n’est trop tôt.

– Plus rien, je ne sais pas, mais… Pas de t’appeler en tout cas.

Il y a eu encore un silence, long celui-là, puis elle a dit :

– Et tu n’as pas pensé que certaines choses risquaient d’être trop tard, si on attendait trop ?

– Si, ai-je murmuré. Je n’ai pas arrêté d’y penser.

J’ai fermé les yeux, comme avant qu’on rende un verdict, implorant intérieurement le sort. Mais elle m’a seulement dit :

– Tu n’as pas arrêté d’y penser. Pas au point de m’écrire, quand même.

– Non, c’est vrai, mais…

Mais quoi ? Comment expliquer ça, pas une seule lettre ? Comment le comprendre ? Et pourtant, c’était vrai, je n’avais pas arrêté de penser à elle.

– Je voulais être à la hauteur ce jour-là, ai-je essayé d’expliquer, sans y croire, que ça suffirait comme explication. Pour que tu puisses avoir confiance en moi…

– Je veux bien te croire, Bruno. Mais c’est tellement une réflexion d’homme. Vous voulez être à la hauteur, faire vos armes, jusqu’au jour où vous téléphonez tout d’un coup. Coucou c’est moi, ça y est je suis un homme. Mais nous pendant ce temps-là, on fait quoi ? Je veux bien croire que tu en as bavé, mais moi aussi, figure-toi.

Son ton avait changé d’un seul coup.

– Pendant huit ans, Bruno… J’ai fait semblant d’être surprise tout à l’heure, mais je sais compter moi aussi. Même les garçons qu’on rencontre entre-temps, on leur dit quoi, tu y as pensé ? Désolé, le grand homme va peut-être revenir de la guerre ? Je n’ai aucune nouvelle de lui, mais je ne perds pas espoir ?

Comme je ne savais pas quoi répondre, elle m’a dit d’une voix froide :

– Donne-moi ton numéro, je verrai.

Je le lui ai donné, puis j’ai commencé :

– Ariane, écoute…

– Tais-toi Bruno, ça vaut mieux. Il y a tout qui remonte d’un seul coup, alors tais-toi. Je verrai, je te l’ai dit, ne m’en demande pas plus pour le moment.

J’ai raccroché, la gorge nouée. Comment avais-je pu être aussi égoïste, aussi immature ? Me demandant si elle m’aimait encore, si ce n’était pas une chimère, avec des trémolos dans la voix, au lieu de m’inquiéter d’elle. Je ne m’étais inquiété que de moi. J’avais la réponse, oui, elle m’aimait encore – au début en tout cas, mais aujourd’hui ? « Il y a tout qui remonte d’un seul coup », avait-elle dit, et j’étais responsable de ce tout-là. Si j’étais à sa place à elle, je ne rappellerais peut-être pas. Mais toi, rappelle-moi, je t’en prie, rappelle-moi.

 

Une semaine s’est écoulée, pendant laquelle je suis passé de l’espoir au découragement, puis encore à l’espoir. Guettant chaque sonnerie du téléphone, manquant dix fois de la rappeler – mais non, il ne fallait pas. Maman voyait bien que j’attendais quelque chose, mais j’ai prétendu que j’avais postulé pour un emploi et que j’espérais une réponse. Si elle avait su, avec sa tendance à mettre la vie en scène, elle aurait été capable de chercher le téléphone d’Ariane et de la rappeler ; cela aurait été pire que tout. Pire qu’immature, infantile : « Mon fils n’ose pas vous rappeler, je le fais à sa place. » J’avais gardé le souvenir d’une fillette, et j’attendais le verdict d’une jeune femme. Qui travaillait pour aider sa mère et son frère, pendant que je m’asseyais sur des bancs de lycée. Qui prenait des cours du soir pour décrocher un diplôme, alors que j’avais passé un an sans rien réaliser de concret. Juste une « impression intérieure » d’être revenu dans le monde de la pensée.

Pour finir, elle m’a rappelé un soir et a accepté mon invitation à dîner. J’avais repéré un restaurant du Palais-Royal qui mettait des tables sous les arcades en été. C’était en juillet, huit ans juste après le juillet où nous nous étions connus.

Je suis arrivé avec dix minutes d’avance et me suis assis face à la porte, guettant chaque silhouette qui sortait de la salle. J’ai failli commander une bouteille de champagne, puis j’ai pensé que ce serait un cliché stupide. Et surtout qui aurait l’air de considérer tout comme acquis. Au téléphone, elle avait juste accepté de dîner avec moi, sans revenir sur notre conversation précédente, et je m’en étais moi aussi bien gardé.

Au-delà des grilles, le jardin était encore ouvert au public ; les jets d’eau bruissaient, derrière les tilleuls, pour de rares promeneurs. Des moineaux sautillaient au sol, et j’ai demandé du pain pour leur lancer des miettes. Quand une élégante jeune femme est apparue là-bas, je me suis levé, le cœur battant ; elle m’a cherché des yeux, a souri et s’est approchée. En détournant le regard, comme la deuxième fois que je l’avais vue à Chantenac, réservant les yeux dans les yeux pour le dernier moment. Elle n’avait pas beaucoup changé, le même genre de coupe au carré, le même visage délicat, le même sourire – sauf qu’elle était bien plus grande. Mince, un tailleur plutôt strict sur un chemisier jaune pâle. J’ai pensé que si jamais je l’avais perdue, par ma faute, par ma bêtise, j’attendrais qu’elle reparte puis j’escaladerais un pilier des arcades et je sauterais pour m’empaler sur les pointes dorées de la grille.

Une fois devant moi, elle a souri à mon air béat que je n’essayais même pas de cacher.

– J’ai grandi, tu as vu ?

– Oui…

Je l’ai parcourue du regard, et elle a baissé les yeux vers sa poitrine.

– Là par contre, c’est sans espoir.

De fait, elle en avait à peine plus qu’à treize ans ; mais tant mieux, cela allait bien avec son frais visage.

– Magnifique, ai-je dit, et elle a ri.

Nous nous sommes assis et elle a promené son regard sur les lieux.

– C’est génial, cet endroit. Je ne savais pas qu’on pouvait y dîner dehors.

– Oui. J’ai même commandé des petits moineaux pour toi. Ils n’avaient plus de mésanges.

– Les moineaux, c’est très bien.

Nous avons parlé de tout et de rien, avons passé commande ; elle a voulu un vin blanc de Loire, quelle merveilleuse idée. Plus je la regardais, l’écoutais, et plus je songeais que m’empaler serait trop facile ; j’irais travailler dans une léproserie en Afrique, et je m’arrangerais pour contracter la maladie. Au bout d’une vingtaine de minutes, quand on a débarrassé les entrées, je n’y ai plus tenu et je lui ai demandé :

– Alors ?

– Alors quoi ?

– Qu’est-ce que tu as décidé ?

Elle m’a longuement regardé, puis elle s’est penchée vers moi, avec un sourire féroce.

– J’ai décidé que tu allais me le payer toute ta vie, mon petit bonhomme.

J’ai dû avoir un air extatique parce que j’ai entendu les voisins rire à la table d’à côté. Cela ne m’a pas empêché de me lever et d’aller déposer un baiser sur ses lèvres ; elle s’est relevée à moitié, pour venir à ma rencontre, mais s’est rapidement rassise avec une moue gênée. J’ai pensé que j’allais tout aimer chez elle – la finesse du visage, le peu de poitrine, la pudeur.

Mais si je croyais l’avoir comprise, l’avoir cernée, je me trompais. J’étais si soulagé que j’ai dit stupidement, plus tard dans la soirée, pour conjurer la peur que j’avais eue de l’avoir trop fait attendre, qu’elle en ait rencontré un autre :

– Et alors, les garçons, raconte…

Comme si ça pouvait être un sujet de plaisanterie, des passades forcément sans conséquence, puisqu’elle m’attendait, moi. Ça ne l’a pas du tout amusée ; elle s’est reculée sur sa chaise et elle eut l’air si furieuse que j’ai eu peur d’avoir tout compromis.

– Ne me redis jamais ce genre de choses, Bruno, d’accord ? a-t-elle dit entre ses dents.

– Pardon, je plaisantais, ai-je murmuré.

– Non, tu ne plaisantais pas. Tu voudrais en plus que je te dise : « Mais non, rassure-toi, ça ne comptait pas. » Mais ce n’est pas vrai, il n’y a pas que toi au monde, et je n’ai pas passé huit ans à t’attendre comme une idiote. On s’est rencontrés et je ne l’ai jamais oublié, ça c’est vrai ; mais il aurait très bien pu y en avoir un autre depuis. Ça n’a pas tenu à grand-chose, une rencontre ratée, le hasard. J’aurais très bien pu te répondre quand tu m’as téléphoné : « Tiens, Bruno, c’est vous… Venez donc dîner un soir, je vous présenterai à mon mari. »

Elle a contemplé l’air tragique que j’avais dû prendre, et elle n’a pas pu se retenir de rire.

– Tu te verrais, je te jure… Je viens de te dire que je voudrais qu’on passe notre vie ensemble, et on dirait que j’ai brisé tous tes rêves.

– Non, je…

– Si. « On s’est rencontrés quand on était enfants, et il n’y a plus eu personne ensuite. » Pour toi peut-être, mais moi, je ne savais même pas si tu me rappellerais un jour. Comment est-ce que je l’aurais su ?

J’ai dû garder, malgré moi, un air désemparé, parce qu’elle s’est penchée vers moi.

– Bruno, je t’ai dit que ça aurait pu arriver, il n’empêche que ça n’est pas arrivé et il y a bien une raison, ce n’est pas seulement le hasard. Mais si tu m’avais rappelée, si on avait continué à se voir le temps que tu deviennes « à la hauteur », comme tu dis, ce ne serait sûrement pas arrivé.

– Oui… Mais, ça paraît bête à dire, je ne sais pas si j’aurais pu devenir indépendant tout en étant dépendant de toi. J’ai déjà eu tellement de mal tout seul. Tu comprends ?

Elle a secoué la tête.

– Non. Moi, je n’ai pas ces problèmes-là, je suis une fille simple. Ça ne m’aurait pas empêchée de grandir si tu avais été là, au contraire.

– Moi, je suis un garçon pas très simple, sans doute. Ça n’arrivera plus.

Elle a ri.

– Ça n’arrivera plus ? Ça vaudrait mieux, en effet. Si tu t’amuses à aller rejouer les héros sans moi, il n’y aura plus personne quand tu rentreras.

– Promis. Plus de héros, plus d’armée, plus de cheval.

Elle a soupiré, m’a contemplé d’un œil affligé.

– Bruno, décidément, qu’est-ce que tu me racontes encore…

– Je resterai avec toi, je…

– Tu veux dire, rester avec bobonne dans la cuisine ? C’est ça que tu as compris ?

– Mais non !

– Je n’ai aucune envie de rester dans la cuisine ! Tu feras du cheval, tu feras de la moto, tu te rengageras dans l’armée si tu veux, mais tu le feras avec moi ! D’accord ?

J’ai ouvert de grands yeux, transporté.

– Mais comment, un million de fois d’accord ! C’est beaucoup trop beau !

– C’est terrible ce que les hommes peuvent se gâcher la vie. Et ça encore, bon, mais surtout nous la gâcher à nous. Sois un peu simple…

– Mais… toutes les femmes ne sont pas comme toi, Ariane. J’ai du mal à réaliser, c’est tout.

– Je vais t’aider à réaliser, mon gars. Et arrête de me regarder avec ces yeux de merlan. Elles étaient comment, les filles avec qui tu es sorti, des poupées Barbie ?

Elles n’étaient pas comme toi, en tout cas. Mais personne n’était comme elle : elle faisait partie des rares personnes qui ne ressemblent à aucune autre. Qui ne cherchent à ressembler à aucune autre. J’ai repensé à Mirage de la vie, Imitation de la vie pour le titre anglais : un des plus beaux, et des plus tristes, des films beaux et tristes que j’allais voir avec maman autrefois. Moi-même, j’avais vécu comme ça pendant des années : en imitant la vie. En imitant un bon élève, puis un pensionnaire, puis un homme de cheval, puis de nouveau un bon élève, pour essayer de trouver le vrai Bruno Guède au milieu. Ou de le construire, petit bout par petit bout. Sans avoir de vraie personnalité, en empruntant des bribes aux uns et aux autres. Comme les cinéastes qui commencent par pasticher d’autres cinéastes, avant de trouver leur propre style. Ariane, elle, était une enfant rêveuse quand je l’avais connue il y a huit ans, parce que la vie le voulait ainsi ; aujourd’hui elle était une battante, parce que la vie le voulait encore ainsi. Elle y faisait face en improvisant, sans imiter personne. J’ai repensé à ses invités imaginaires – alors que Clara essayait de trouver son reflet au milieu de ses cartons d’invitation. Mais où trouvait-elle la force d’improviser ? D’affronter la vie, et ses hasards, sans y chercher des chemins tracés d’avance ? La force d’être une battante, alors qu’elle était si discrète, qu’elle cherchait si peu à s’imposer ? Oui, elle était hors du commun : je m’en étais déjà aperçu à l’époque, je m’en apercevais encore plus aujourd’hui. Et pourtant, cette femme hors du commun était prête à me donner une deuxième chance – même si je l’avais laissée attendre huit ans, sans lui écrire une seule fois. Miracle de la vie. Je ne le laisserais pas passer.

– Tu veux bien qu’on se marie ? lui ai-je demandé.

Elle m’a contemplé, grave.

– Tu es sûr, Bruno ? Tu ne partiras pas de nouveau huit ans ?

– Jamais, Ariane.

– Alors oui, je veux bien. Je le veux tout court.

Je me suis penché de nouveau par-dessus la table pour l’embrasser. Puis je me suis rassis et j’ai secoué la tête, comme si je ne comprenais pas.

– Qu’est-ce qu’il y a ?

– Je ne sais pas, ça paraît tellement simple… Je n’arrive pas à y croire.

– Je te le disais, Bruno, c’est simple.

– Oui, mais c’est vrai seulement avec toi. Ça n’a jamais été comme ça pour moi, avec personne d’autre. Je ne comprends pas comment tu fais. En fait, je ne comprends pas comment les gens qui ne te connaissent pas font.

Elle a souri.

– Merci… Mais je pense que c’est plutôt vrai entre nous deux, tu ne crois pas ?

– Si tu veux. Mais je ne le crois pas, non, c’est toi.

Elle m’a pris la main et s’est penchée vers moi, sérieuse, anxieuse même.

– Tu le penseras toujours, Bruno ? Vraiment toujours ?

J’ai serré sa main.

– C’est comme si tu me demandais si je n’allais pas préférer retourner un jour au néant. Retourner à ce qu’était ma vie sans toi.

– Oh, quand même… Ce que tu m’as raconté, ce n’était pas rien.

– Non, matériellement non. Même intellectuellement, en apparence en tout cas. Mais là, en face de toi, je me rends compte que c’était… oui, une espèce de néant. Quand je repense à cet été à Chantenac, à maintenant, et à ce qu’il y a eu entre les deux. Je ne sais pas comment l’expliquer.

– Le néant… Je n’arrive pas à l’imaginer.

– Tu vois ? Moi, j’y arrive très bien, c’est ça la différence. Et ce n’est pas une question d’imagination, tu en as plus que moi, tu vois des choses que les autres ne voient pas. Mais des choses vivantes, pas des choses vides ou mortes.

Je lui ai raconté qu’en ressortant de chez elle la première fois, je n’avais pas pu m’empêcher de dire aux invités : « Ne partez pas, elle va revenir », comme si maintenant je les voyais, moi aussi.

– Et Julien au fait, raconte ?

– Il va bien. Enfin, il va bien maintenant, parce que ça n’a pas toujours été vrai.

Ça m’a rappelé de tristes souvenirs, l’attitude dédaigneuse de leur père, et l’expression « le petit pédé ».

– Comment ça s’est arrangé ?

Elle a hésité.

– Je ne sais pas si je peux te le raconter…

– J’aime beaucoup Julien, tu sais. Et ça restera entre nous.

– Lui aussi t’aime beaucoup. Il m’a poussée à te rappeler quand il a su.

« Et s’il ne t’avait pas poussée, tu l’aurais fait quand même ? » Mais non, je ne lui poserais pas la question.

– Il aime créer des vêtements pour les femmes, m’a-t-elle expliqué, mais… aussi pour les porter.

– Oui, je comprends…

– Il les mettait devant moi, mais ça n’était pas suffisant. Alors, je l’ai aidée à trouver un endroit où il pourrait les mettre devant d’autres garçons comme lui.

– Et il y est allé ?

– Oui…

Elle a souri.

– En fait, je l’ai accompagné au début, il n’aurait pas osé y aller tout seul.

Je l’ai contemplée, ébahi. Me demandant comment les gens qui ne la connaissaient pas faisaient pour vivre.

– Et alors, c’est comment ?

– Plutôt drôle au début. Gentil, en fait. On est assis entre dames et on parle chiffons, sauf que les autres dames sont des messieurs. Beaucoup sont très bourgeoises, on se croirait dans un salon de thé du seizième. Et bien dans leur peau, contentes d’être là, deux soirées par semaine. C’est un des endroits les plus relax que j’aie jamais vus.

– J’imaginais plutôt des drag-queens, en strass et paillettes…

– Il y en a, superbes, avec beaucoup plus de poitrine que moi – ce n’est pas difficile. Mais elles travaillent là. Il y a aussi quelques hommes-hommes, qui restent assis dans un coin, presque gênés…

– On parle chiffons et c’est tout ?

– Non, il y a aussi un sous-sol… Mais je regardais avec qui Julien descendait, et je lui avais fait promettre de… tu vois, de prendre toutes les précautions. Ça l’a transformé. Je pense que ça l’a sauvé, en fait, il allait très mal avant. Il a su que des gens pouvaient l’aimer, pas seulement maman et moi.

Comment pouvait-on avoir un père aussi abruti et avoir une sœur comme elle ? Heureusement que la génétique corrigeait parfois la génétique. La génétique et surtout la bonté d’âme. Celle qui a assez de force intérieure pour aimer par elle-même, penser par elle-même, sans idées préconçues sur la vie.

– Les gens qui condamnent les homos devraient faire un tour là-bas, a-t-elle repris. Ça n’a rien de contre-nature comme ils le disent, ça paraît tellement naturel au contraire. Qu’est-ce qui compte dans la vie ? Vouloir du bien aux autres, pas leur vouloir du mal. Pour ça, il faut déjà être bien dans sa peau. Les homophobes me dégoûtent. Ce sont des gens haineux, quand je pense qu’ils parlent de morale, de religion…

– Ce sont surtout des abrutis, je pense.

Je lui ai raconté une scène qui m’avait étonné. Quand je faisais mes classes, j’avais été de garde une nuit, au poste de garde de la caserne ; les gendarmes y amenaient des « insoumis », des garçons qui n’avaient pas fait leurs trois jours, ou qui ne s’étaient pas présentés à l’incorporation. Il y avait deux transsexuelles cette nuit-là, comme souvent – on comprenait qu’elles n’aient pas envie de faire leur service. L’autre soldat de garde était dans tous ses états, il répétait qu’il allait leur casser la figure. Il ne le ferait pas, il aurait passé des semaines aux arrêts sinon, mais j’essayais de comprendre : ce n’était pas un mauvais gars, pas très futé, mais il était plutôt calme en général.

– Je ne comprends pas, en quoi elles te dérangent ?

– Enfin, tu les as vues ? Tu trouves ça normal ?

– Mais qu’est-ce que ça peut bien te faire à toi, personnellement ?

Je lui avais posé dix fois la question, l’autre avait été incapable de me l’expliquer. « Ce n’était pas normal », point. J’avais fini par laisser tomber.

La seule explication que je pouvais trouver, c’est que l’autre n’était pas un Einstein, mais pas non plus un Apollon. Comme les hommes politiques, les députés par exemple, qui sont bruyamment homophobes. Beaucoup ont l’air de sortir d’un tableau de Jérôme Bosch : des gros, des rougeauds, des courtauds, des à tête de bouledogue. Ce n’est pas normal ! doivent-ils penser quand ils se regardent dans la glace, en sortant de la douche, et qu’ils essayent de s’imaginer en bas résille. C’est contre-nature ! Pourquoi auraient-ils les idées larges sur la nature ? Est-ce qu’elle avait eu les idées larges les concernant ?