J’étais retourné aux Mesnuls en promenade, seul, à moto. J’avais vu la grande villa blanche, ou plutôt je l’avais entrevue à travers les grilles, et j’avais attendu dans l’espoir que quelqu’un apparaîtrait, un Ribeyrol ; mais non, personne. Je m’étais aussi promené dans les alentours et j’avais trouvé la région belle, entre forêt de Rambouillet et vallée de Chevreuse. Sur certaines petites routes des Yvelines, à trente kilomètres du périphérique, on pourrait se croire au fond de la Creuse. Et des chevaux dans les prés, et des motards le week-end. J’y ai emmené Ariane, elle a été conquise elle aussi, et nous y avons cherché une maison. Loin des cheminées qui tiraient mal et des gaz brûlés qui flottaient.

Nous en avons trouvé une à Puiseaux, un pavillon dans une jolie résidence des années 1970, couverte d’arbres et de vertes pelouses, qui nous a plu tout de suite. Nous avons fait un emprunt, entre mes honoraires et le salaire d’Ariane, qui avait réussi son diplôme de comptable et trouvé un emploi dans une grande entreprise, et maman nous a prêté de quoi le compléter. Le matin qui a suivi l’emménagement, nous avons sorti une table de camping pour le petit déjeuner. Le jardin n’était pas grand mais il y avait une vaste pelouse derrière la maison, plantée de peupliers ; c’était une résidence à l’américaine, les jardins n’étaient pas clos, on avait l’impression d’être dans un vaste domaine. C’était en juillet, une fois de plus – juillet était décidément notre mois. Il y avait un pommier dans le jardin, des oiseaux sautillaient à son pied (nous nous sommes promis d’acheter vite une petite maison où leur mettre des graines), et les feuilles de peuplier oscillaient en continu dans la brise ; c’était notre mois, et c’était aussi notre histoire.

Il y avait des vestiges des années 1970 dans la maison : un papier peint dans une pièce avec de grandes fleurs orange et vertes sur un fond noir, des fleurs géométriques, on se serait cru en Allemagne de l’Est ; un revêtement pelucheux dans une autre, des motifs baroques bleu délavé, dont des frisettes d’argent sortaient comme des moisissures, on avait envie de se laver les mains après les avoir touchées. Sitôt les cartons déballés, nous nous sommes empressés de les arracher, et beaucoup de plâtre avec, les finitions avaient été bâclées à l’origine ; nous avons passé autant de temps à reboucher et mastiquer qu’à coller de nouveaux papiers peints. Les plafonds étaient noircis par endroits, par les poussières du chauffage à air pulsé ; nous les avons repeints en nous relayant sur l’échelle, quand des crampes envahissaient notre bras levé en l’air. Ariane, en salopette bleue, un foulard sur la tête pour protéger ses cheveux des retombées de peinture, me montrait comment tirer le rouleau pour tendre la peinture ; j’allais ensuite la chercher pour lui montrer mon travail, elle disait : « Oui, c’est déjà mieux… », et je contemplais le plafond d’un œil sombre. Un voisin nous a conseillé de vite faire changer le tableau électrique du garage, en bois, avec des gros porte-fusibles de porcelaine.

La campagne commençait au bout de la rue ; l’Yvette coulait dans la vallée toute proche, il y avait un vieux lavoir d’où l’on pouvait descendre dedans. Et un chemin qui traversait le marais au milieu des hautes herbes, un coucou qui chantait au loin, des hérons dissimulés dans les roseaux et qui s’envolaient quand nous approchions. Dans la grande pelouse de derrière, il y avait des écureuils et des piverts, avec leur rire en cascade ; certaines nuits, une fouine faisait une incursion dans la maison et elle trottinait dans les combles, passant à quelques centimètres de la tête de notre lit. Je suis sorti une nuit à trois heures, espérant la voir ; elle a émergé sur le toit du garage et m’a fixé longtemps, stupéfaite, les yeux ronds dans sa petite tête triangulaire. Une grande promenade, dans la forêt de Rambouillet, dominait une ancienne abbaye ; on montait d’abord dans les fougères, on marchait longtemps dans le sous-bois, puis on redescendait dans les rochers. Quand Julien nous rendait visite avec sa famille, et que ses enfants ont été assez grands, nous y courions comme des Indiens. Des chevreuils s’enfuyaient deux par deux, leurs derrières blancs tressautant à l’unisson, des familles de sangliers traversaient les routes à la nuit tombée, monsieur, madame et les petits marcassins. Nos petits marcassins à nous nous manquaient plus que jamais, et mon envie de savoir allait avec, comme si de savoir pouvait dénouer le maléfice.

J’ai fait une rencontre dans mon travail, qui a creusé ce gouffre, celle d’un avocat qui avait écrit, un peu vite, un recueil d’anecdotes sur le barreau, une fois empoché l’à-valoir qu’on lui avait donné pour l’écrire. J’ai beaucoup travaillé dessus, vérifiant des noms et des dates, consultant des archives de journaux, allant jusqu’à rectifier des références de lois – ces « article 138 paragraphe II alinéa 3 » qui font toujours leur effet, mais c’est encore mieux quand ils sont exacts. L’avocat en a été bluffé, et il m’a invité à déjeuner pour me remercier. Au cours du repas, il m’a demandé pourquoi je m’étais autant impliqué dans ce travail ; par conscience professionnelle, lui ai-je dit, comme je le faisais toujours. Mais j’ai marqué un temps d’hésitation, car ce n’était pas la seule raison pour que je me sois ainsi replongé, avec une curiosité anxieuse, dans des détails de procès. Il a remarqué cette hésitation et a cru deviner ce qu’elle recouvrait. Les autres raisons pour lesquelles je m’étais montré aussi zélé, ce que j’espérais peut-être en retour.

– Écoutez, m’a-t-il dit, si jamais je peux vous donner un coup de main à mon tour, dans mon domaine, n’hésitez pas, je vous dois bien ça…

– Merci, lui ai-je répondu en souriant, mais c’est un peu tard pour ça.

– Racontez-moi…

J’ai raconté et il a ouvert de grands yeux.

– Vous ? Je n’en reviens pas. J’avais entendu dire que ce pauvre garçon avait eu un fils, un fils posthume, le mot fait bizarre, mais je ne pensais vraiment pas qu’un jour…

Nous avons parlé un moment de l’affaire, dont l’avocat se souvenait très bien ; il commençait sa carrière, et elle avait fait du bruit dans le milieu des pénalistes parisiens.

– On parlait, entre nous, de la façon dont Ozanne avait bâclé son dossier. Mais aussi, quelle idée de faire appel à lui… Votre grand-père ne songeait pas tellement à son fils en l’occurrence, plutôt à lui et à sa réputation.

– Je sais.

L’avocat m’a contemplé un moment, puis m’a dit :

– Je pourrais faire quelque chose pour vous – si cette histoire vous tourmente encore…

– Beaucoup, oui.

– Je comprends ça… On parle entre confrères, vous savez, chez nous comme dans tous les métiers. Avec un peu plus de réserve, secret professionnel oblige – article 226-13 du code pénal, a-t-il ajouté en souriant, je suis sûr de celui-là –, ce n’est pas censé sortir du cercle, mais on se lâche un peu, c’est humain. Je connaissais bien un jeune stagiaire de chez Ozanne à l’époque, je ne vous donnerai pas son nom, qui avait bossé sur le dossier, et qui ne croyait pas à la culpabilité de votre père. Il m’avait révélé un tuyau dont son patron ne s’était pas servi, mais qui pourrait vous servir.

– Vraiment ?

– Oui. Mais voilà, pour le coup, ça sortirait du cercle, et comme je compte exercer quelques années encore, je n’ai pas envie d’avoir des problèmes avec le bâtonnier. Je vous propose la chose suivante, m’a-t-il dit en me tendant sa carte : téléphonez de temps en temps à mon cabinet, et quand on vous dira que j’ai pris ma retraite, je dirais dans dix ans au maximum, appelez chez moi et je vous raconterai. (Il a ajouté son téléphone personnel sur la carte.) Ça vous va comme ça ?

– Oui, je comprends. Et je vous remercie.

– Je vous en prie. Mais vous savez, il y a une autre solution, qui est peut-être meilleure : oublier tout ça. À moins que vous ne l’ayez déjà essayée ?

– Je ne l’ai même pas essayée, non.

– Oui, je peux l’imaginer. C’est le problème avec les histoires de famille, surtout quand elles sont aussi graves. Je compatis, et je suis sincère. Et je serais heureux de faire quelque chose, parce que c’était un beau gâchis sur le plan judiciaire, et sur le plan humain. Mais sans aucune garantie que ça vous mènera quelque part.