À quelque temps de là, j’ai reçu un coup de téléphone qui m’a surpris.

– Monsieur Bruno Guède ?

– Oui…

– C’est vous qui étiez moniteur d’équitation à Jouy-en-Josas, il y a une quinzaine d’années ?

– Oui, en effet…

– Nous avons un document à vous faire parvenir, nous voulions nous assurer que c’était la bonne personne avant de vous l’envoyer. Merci…

– Allô, qu’est-ce que…

Trop tard, la personne – une femme – avait déjà raccroché.

J’ai pensé que c’était un document administratif. Mais dès le lendemain, une enveloppe est arrivée par la poste, sans nom d’expéditeur ; quand je l’ai ouverte, il y avait une simple coupure de presse dedans, provenant d’un magazine sur papier glacé, artistique ou mondain. Des photos de participants à une réception, plus des légendes qui donnaient leurs noms ; sous l’une d’elles, j’ai lu : « Mme Juliana Ribeyrol, M. Hugues Ribeyrol, M. Fabrice Fabre d’Estival. » J’ai fermé les yeux, de saisissement, de gratitude aussi ; Clara, c’était sûrement Clara. Je n’avais pas reconnu sa voix au téléphone, je la connaissais à peine – je l’avais entendue le temps d’une seule nuit, et c’était quinze ans plus tôt. Finalement, elle avait voulu faire quelque chose pour moi… Mais elle l’avait fait sans enfreindre sa promesse de ne rien révéler de ce qu’elle avait vu : juste une photo parue dans un magazine, sur laquelle j’aurais pu tomber par hasard. Et sans l’accompagner de la moindre explication ni du moindre commentaire.

D’abord, j’ai pensé que ça répondait à la question que j’avais oublié de lui poser à l’époque : est-ce qu’Arnaud et Juliana se connaissaient avant ? Oui, selon toute vraisemblance. Puis je me suis rendu compte que ça allait bien plus loin, et ça m’a fait un choc, en voyant ce que Clara voulait que je comprenne : ce n’était pas Arnaud sur la photo mais Fabrice, son frère Fabrice ! Il était plus jeune, bien sûr, et je le reconnaissais sans peine. Hugues Ribeyrol et lui se connaissaient donc… L’espace d’un instant, je me suis demandé s’ils se connaissaient avant l’affaire, puis j’ai pensé que oui, bien sûr – Juliana n’aurait pas figuré sur la photo si elle avait été prise après. Je l’ai contemplée : elle ressemblait à sa fille, mais en plus sensuelle, plus charnelle. Une vraie Italienne de cinéma, capable de mettre le feu à un vieux monsieur riche, sous les yeux de ses enfants qui en perdaient le sommeil. Hugues ne la regardait pas sur la photo, tous fixaient l’objectif ; mais quand on connaissait l’histoire, on pouvait imaginer que si le photographe l’avait prise à la dérobée, on l’aurait peut-être vu pointant ses yeux noirs sur elle. Noirs, voire assassins, tramant ce qui avait abouti à un meurtre, qu’il l’ait voulu au départ ou non.

Mais Fabrice ? Le fait qu’Hugues et lui se connaissent avait forcément un rapport avec l’affaire, d’ailleurs Clara ne m’aurait pas envoyé la photo, sinon. J’ai failli chercher son numéro dans l’annuaire et l’appeler, tout en me souvenant de ce qu’elle m’avait dit, qu’on la surveillait, qu’il y avait peut-être des micros chez elle ; il ne fallait pas que son initiative se retourne contre elle. Pourtant, cette photo était peut-être une invitation à renouer les liens – mais je devais trouver comment le faire discrètement, sans lui nuire. Puis j’ai remarqué des mots griffonnés dans le bas de la photo : « No answer please ! » Comme son « Definitely Deauville » quinze ans plus tôt, la formule en anglais m’a touché et fait de la peine à la fois : elle n’avait donc pas changé… Mais ce « Pas de réponse ! » était clair : la menace était toujours présente, et je ne devais pas la réveiller.

Sa mère à elle et mon père à moi, les deux victimes de l’histoire ; donc Hugues et Fabrice l’avaient peut-être organisée, les avaient présentés l’un à l’autre ? Hugues, je pouvais comprendre pourquoi, pour jeter un jeune amant dans les bras de sa belle-mère et que son père tombe sur eux ; comme il l’avait fait le fameux soir où Hugues l’avait pressé de rentrer plus tôt que prévu. Mais Fabrice, pourquoi ? Parce qu’il méprisait son cadet ? Mais on ne jette pas quelqu’un dans les bras d’une jolie femme juste parce qu’on le méprise. Parce que lui-même avait des vues sur Sylvia, comme Jane me l’avait raconté, et qu’il espérait se débarrasser ainsi d’un rival ? C’était déjà plus plausible. Mais il y avait autre chose dans cette photo, quelque chose de lourd et de sinistre – quand on savait, bien sûr, comment les choses allaient tourner pour l’une des trois personnes présentes. Deux hommes en smoking noir, sûrs d’eux, tout sourires, et au milieu, ce qui ressemblait à une victime sacrificielle. Ou peut-être que mon imagination me jouait des tours ; il fallait que j’en sache plus.

Je me suis résolu à en parler à Fabrice, un dimanche où la famille se retrouvait rue Saint-Dominique. Comme une ou deux fois par trimestre, et j’y allais avec Ariane pour faire plaisir à Thérèse et à ma grand-mère. J’ai pris la photo avec moi, ne sachant si je la sortirais ou non ; je craignais que Fabrice se doute de quelque chose, qu’il s’interroge sur qui me l’avait donnée. Et il était peut-être resté en contact avec les Ribeyrol, Hugues pourrait trouver la vérité si jamais il lui en parlait ; je ne voulais pas risquer de nuire à Clara, même si le risque était mince. J’ai découpé le « no answer please ! » – c’était toujours un indice de moins.

Là-bas, j’ai attendu un moment où nous avons été seuls, et j’ai dit à Fabrice :

– J’ai rencontré un musicien (c’était sa spécialité, la musicologie), qui m’a dit qu’il te connaissait.

– Oui, il s’appelle comment ?

J’ai inventé un nom, qui ne lui a rien évoqué, et pour cause, mais j’ai poursuivi :

– C’était il y a longtemps, mais il m’a dit et ça m’a frappé, forcément, qu’il t’avait rencontré à une soirée où il y avait aussi les Ribeyrol.

Fabrice a froncé les sourcils, mais il s’est aussitôt repris et a demandé, avec une fausse nonchalance :

– Les comment ?

Dès ce moment, j’ai su qu’il cachait quelque chose ; il se souvenait forcément du nom.

– Les Ribeyrol. Juliana Ribeyrol, et son beau-fils, Hugues.

– Ah oui, bien sûr, quelle triste histoire !

Il a pris son air agacé, comme il le faisait quand il ne voulait pas écouter quelque chose qui n’était pas digne de son attention.

– Alors, tu les connaissais ?

Il m’a dévisagé, comme si je venais de poser une question stupide, et m’a dit froidement :

– Nous les avons connus grâce à ton père, oui.

Puis il a fait mine de regagner la salle à manger, où les autres se trouvaient ; piqué au vif, je l’ai contourné pour lui barrer le passage et j’ai sorti la photo de ma poche, puis je la lui ai mise sous le nez.

– Tu les connaissais avant, la preuve !

Mais il a fait demi-tour et parcouru le couloir à grands pas, pour retourner dans la salle à manger par son autre porte. Il aurait fallu que je le rattrape, que je lui bloque de nouveau le chemin, que je le retienne par le bras – mais ça ne servirait à rien, il ne regarderait pas la photo. Je connaissais trop bien ce regard et cette attitude hautaine des Fabre d’Estival quand ils se retiraient dans leur tour d’ivoire. J’ai attendu quelques instants dans le salon, pour retrouver mon calme. Mais quand j’ai regagné la salle à manger, tous se sont tournés vers moi ; on avait dû entendre des éclats de voix, sentir qu’il se passait quelque chose. Fabrice s’est exclamé en plaisantant :

– Je vous l’avais bien dit, que ce n’était rien…

Ça m’a fait bondir de rage, son insouciance, le peu de cas qu’il faisait de la photo ; il se sentait tellement au-dessus de la mêlée que rien ne pouvait l’atteindre ? Ou alors il se moquait tout simplement de cette vieille histoire, bien qu’elle ait coûté la vie à son frère. Les autres me regardaient avec inquiétude, surtout Thérèse et maman. Pour toute réponse, j’ai posé la coupure de journal sur la table, en face de Guillaume. Il s’est penché vers elle, a sorti ses lunettes pour lire la légende, puis a eu pour tout commentaire :

– Grands dieux, cette pauvre Ribeyrol… Ton père devrait être sur la photo, puisque nous l’avons connue, si on peut dire, par lui. Mais je suppose que mettre un smoking était trop lui demander…

Son ton désinvolte, le même que Fabrice un peu plus tôt, leur indifférence devant cette photo, au point de ne pas voir ce qu’elle impliquait, m’ont fait sortir de mes gonds :

– Quelqu’un peut lui expliquer, puisqu’il ne comprend rien ?

Grandes exclamations autour de la table ; Fabrice a même fait mine de se lever pour me corriger. Mais j’ai fait un pas vers lui et je lui ai dit, avec une colère et un mépris qui n’étaient pas feints, et il l’a bien senti :

– Rassieds-toi, tu n’as plus l’âge pour ça…

Son fils Maxime s’est levé à son tour, comme s’il lui revenait de laver l’honneur de la famille. Je me suis contenté de ricaner – il était petit et chétif – et son père lui a ordonné, prudemment, de se rasseoir. J’ai regardé Ariane, et elle m’a fait un geste d’encouragement, qui m’a été droit au cœur. Maman, elle, fronçait les sourcils comme on pouvait s’y attendre, et elle a murmuré : « Bruno, assieds-toi », mais sans conviction. De son côté, Guillaume devait sentir qu’il avait fait une bourde, même s’il ne savait pas encore laquelle. Parce qu’il s’est borné à commenter, avec dédain, mais très en deçà de ce que l’épisode m’aurait valu en d’autres circonstances :

– Le fils d’Arnaud qui m’accuse d’être bête, on aura tout vu…

Malgré la mise en garde de son père, Maxime s’est approché de moi d’un air qu’il voulait menaçant. Je me suis contenté de le repousser, mais le hasard a voulu qu’il se prenne les pieds dans une chaise ; il est tombé en arrière, et sa tête a porté contre un radiateur. Sa mère s’est précipitée en glapissant, l’a aidé à se relever. Elle a posé la main à l’arrière de son crâne, et quand elle a vu, en la retirant, qu’il saignait, elle a hurlé de plus belle.

– Il faut appeler le SAMU, tout de suite !

En fait, sa main était humectée de sang, un simple vaisseau du cuir chevelu avait dû éclater ; ça ne ressemblait en rien à une hémorragie cérébrale. Fabrice est venu lui porter secours. Élisabeth s’est tout de suite montrée rassurante, expliquant que le cuir chevelu pouvait saigner beaucoup. Une fois Maxime debout, la famille l’a fait se rasseoir, puis on lui a servi une tasse de chocolat chaud.

– Ça ne risque pas de lui donner des nausées, après ce choc ? a demandé sa mère, alarmée, à Élisabeth.

– Tu veux boire un peu de chocolat, chéri, ou pas ?

Je restais éberlué : j’avais l’impression d’avoir, en l’espace de quelques minutes, fait voler en éclats trente ans de repentir et de contrition. J’étais vraiment ton fils, mon vieil Estive : à nous deux, nous étions capables de menacer, d’assommer, d’insulter le grand-père, que sais-je encore. L’attention s’est peu à peu détachée de Maxime, quand on a compris que son pronostic vital n’était pas en jeu, pour se reporter sur moi.

– On ne peut pas le laisser faire comme ça, a dit Geneviève en me lançant un regard haineux.

Thérèse a temporisé, soucieuse d’arranger les choses, comme toujours. Mais j’ai vu maman faire un geste à Ariane, lui conseillant de m’emmener loin d’ici, qui m’a beaucoup déplu.

– Comment, lui ai-je dit, tu prends leur parti ? Après ce qui vient de se passer avec la photo !

– Je ne prends que le parti de la sagesse et des bonnes manières, et tu devrais en faire autant, m’a-t-elle dit à mi-voix. Au lieu de te couvrir de ridicule.

Le mot m’a fait bondir, d’autant que Geneviève a renchéri : « Ridicule et odieux », et je n’ai pu m’empêcher de lui lancer :

– Tu ferais mieux de t’occuper de tes affaires !

Maman a compris à quoi je faisais allusion – ce qui prouvait, au passage, qu’elle m’avait bien vu à l’Athénée –, et elle m’a plaqué la main sur la bouche tout en susurrant entre ses dents serrées :

– Tais-toi, Bruno, ou ça ira très mal entre nous !

Elle flamboyait littéralement de colère et, malgré la situation, je n’ai pu m’empêcher de l’admirer. Thérèse, elle, s’était dévouée pour expliquer à Guillaume :

– Sur cette photo, on les voit ensemble avant, et pas après.

– Avant, après, quelle différence, a-t-il bougonné.

– La différence, lui ai-je dit, entre un soi-disant cambrioleur, qui entre par effraction dans la première maison venue, et un « ami » de la famille que le vieux Ribeyrol trouve chez lui, ça ne lui plaît pas, et tout dégénère. Hypothèse qu’ils ont toujours niée au procès, et que ton imbécile d’avocat ne s’est pas donné la peine de creuser. Alors qu’il est visible là, comme s’il y avait écrit « Preuve qu’ils se connaissaient avant » sur la photo, que les familles se connaissaient avant, donc que bien des choses n’ont pas été dites au moment du procès.

Il a haussé les épaules, comme s’il s’agissait d’un détail sans importance, puis il est revenu, indigné, sur ce que j’avais dit :

– Je t’interdis de dire ça d’Ozanne ! Il a fait un plaidoyer magnifique, Les Annales en ont publié des extraits. C’est une revue historique très connue, n’a-t-il pu s’empêcher d’ajouter dédaigneusement, tant le désir d’être blessant était une seconde nature chez lui.

– Magnifique pour l’Histoire, je ne sais pas, mais lamentable pour la Justice. Dans d’autres annales, celles du barreau, c’est resté comme un des pires fiascos judiciaires des cinquante dernières années. On en rit encore chez les avocats, je t’en présenterai un qui m’en a parlé. Tu as pris Ozanne pour protéger ta carrière, pas du tout la mémoire de papa. Tout le monde le sait et le dit.

– Cette fois, j’en ai assez entendu ! Comment est-ce que j’ai pu engendrer deux égoïstes pareils, avec tout ce que j’ai fait pour vous ?

Il s’est levé et a quitté bruyamment la pièce. J’ai presque regretté mon intervention sur Ozanne, qui avait fait passer sa bourde au second plan. D’un autre côté, il fallait que ce soit dit, au moins une fois. Puis je me suis rassis et j’ai de nouveau montré la coupure de journal à Fabrice.

– Alors ? Toujours pas de commentaire ? Je suis sûr que certains autour de cette table aimeraient bien en entendre de ta part. Ou certaines.

J’ai jeté un coup d’œil à maman ; hélas, je n’ai vu que le même froncement de sourcils en guise de « chut… » discret. Volonté de ne pas remuer le passé ? De respecter les convenances ? De ne pas l’obliger à soulever un couvercle qu’elle avait bien du mal à garder fermé dans son crâne ?

Sa mimique, pourtant discrète, n’a pas échappé à Fabrice ; il s’est empressé de l’utiliser contre moi.

– « Je suis sûr que certains, ou certaines », m’a-t-il parodié en prenant un air précieux. Vraiment ? Tu n’es sûr de rien, Bruno. Ou plutôt rien dont tu es sûr n’est vrai. Je pense comme papa : comment a-t-il pu supporter deux ingrats pareils et deux irresponsables pareils ?

C’était le mot de trop, je l’ai compris. Si maman avait juste froncé les sourcils tout à l’heure, cette fois, elle lui a lancé un regard incendiaire. Puis elle s’est à demi levée pour tendre le bras et s’emparer de la photo. Elle l’a longuement contemplée, dans un grand silence général. Fabrice lui-même aurait voulu dire quelque chose, on le sentait, mais il ne trouvait pas les mots.

J’ai eu de la peine pour maman : son front s’était plissé, ses émotions se lisaient sur son visage. Le couvercle qu’elle essayait de tenir fermé s’était soulevé, et elle aurait bien du mal à le refermer.

– Comment tu as eu ça ? m’a-t-elle simplement demandé.

– Je t’expliquerai. Mais pas maintenant.

Fabrice s’est mis debout lui aussi pour voir la photo et lire, ou relire, la légende, mais sans oser la tirer des mains de maman.

– Je le saurai, a-t-il murmuré.

Maman l’a contemplé du coin de l’œil, mais distraitement, comme quelqu’un qui vient de proférer une chose sans importance. Puis tout le monde est reparti de son côté, plus tôt que d’habitude. La séquence familiale était interrompue. J’ai repris la photo des mains de maman en lui disant que nous en reparlerions bientôt. Elle m’a contemplé comme si ce que je disais ou savais n’était pas le plus important. Je le pensais moi aussi : je ne savais pas grand-chose, en définitive.