Après beaucoup d’hésitations, je me suis décidé à tout raconter à maman. D’abord, ma rencontre avec Clara ; elle m’a écouté sans m’interrompre, ni me quitter des yeux.
– Tu ne me l’avais jamais raconté, mon pauvre chéri…, a-t-elle murmuré quand j’ai eu fini.
Elle ne pensait qu’à moi, à ce que ça avait dû me coûter de garder tout ça pour moi. Je lui en voulais parfois, pour son caractère envahissant et perfectionniste ; mais dans des cas comme celui-là, je retrouvais toute l’admiration que j’avais autrefois pour elle, intacte. Dès qu’il ne s’agissait plus de détails, mais de quelque chose de plus grave, elle prenait tout sur elle, sans se plaindre ni même chercher à se confier ; alors, elle était comme un puits sans fond, même ses yeux semblaient plus lointains que d’habitude. Je me demandais où elle parvenait à ranger toutes ces émotions en elles, en restant si calme en apparence, alors qu’en moi elles se débattaient, se bousculaient et que j’aurais voulu leur échapper. Elle semblait faite pour le drame ; il paraissait la calmer, elle respirait mieux dans ses eaux profondes que dans la vie de tous les jours. Une image me revenait souvent à l’esprit : elle avait des branchies en plus de ses poumons, comme les sirènes. Dans ces cas-là, j’étais heureux et fier d’être son fils – j’en étais toujours fier, mais le reste du temps, elle me stressait.
Ensuite, je lui ai remontré la photo avec Hugues Ribeyrol et je lui ai raconté le reste, ce à quoi elle n’avait pas assisté : la scène avec Fabrice dans le salon, quand il n’avait pas voulu la regarder. Puis, je lui ai donné les explications que j’avais imaginées, sur Juliana et Arnaud.
– Oh ! chéri, a-t-elle murmuré, et j’ai regretté de l’avoir fait.
– Je suis désolé…, ai-je commencé, mais elle a posé la main sur mon bras.
– Non, tu as bien fait. Tu as bien fait de m’en parler. Mais comprends une chose : moi je ne t’en parle pas, mais je vis avec ça, et la seule façon pour moi de vivre avec, c’est de ne pas me demander sans arrêt qui, comment, pourquoi. Et si seulement lui n’avait pas fait ci, et si seulement moi j’avais fait ça. Je l’ai fait longtemps et c’était invivable. Je comprends les gens qui disent qu’ils pardonnent, même à quelqu’un qui a tué un de leurs proches. Parfois, ça paraît difficile à comprendre, ou difficile à croire, mais sinon, s’ils se débattent, c’est une plaie qui restera toujours à vif. Ne pas pardonner, ou juste vouloir comprendre à tout prix, c’est comme si on allait pouvoir revenir en arrière. C’est une torture.
– Mais alors, qui que ce soit, et comment et pourquoi, tu pardonnes ?
– Pardonner… Je te donnais ça comme un exemple. Alors que pour ton père, n’oublie pas une chose : qui que ce soit, et comment et pourquoi personne ne l’a obligé à aller là-bas. Qu’il soit tombé dans un piège, c’est possible, mais il y est tombé tout seul…
– Un piège, tu le penses aussi ?
Elle m’a pris la main.
– Je suis désolée de te décevoir, chéri, tu sais que je t’aime plus que tout. Mais je ne veux pas t’en parler et te dire ce que j’en pense. J’ai écouté tout ce que tu m’as dit et la vérité s’y trouve sans doute, mais quelle vérité ? Si je t’en parle, je sais que ça va redevenir une torture, comme au début. Si je te dis ce que j’en pense, chaque fois qu’on se reverra, il y aura ces mots entre nous. Ces mots, ces noms, ces visages. Et chacun se demandera pourquoi il ne fait rien, pourquoi l’autre ne fait rien. Mais faire quoi ? Tu as bien vu ce que ça a donné quand tu as essayé.
La fois suivante où je l’ai vue, je lui ai parlé de Fabrice, l’air de rien, et j’ai bien senti qu’elle me cachait quelque chose. Comment est-ce qu’il s’entendait avec Arnaud ? « Tu sais, ils étaient très différents… » Oui, je m’en doutais déjà ; mais différents, c’était une chose, très différents, c’était plus grave. Est-ce qu’elle le voyait parfois à Chantenac quand ils étaient jeunes, ou seulement Arnaud ? Parfois oui bien sûr, mais… Je connaissais une partie de la réponse, avec la serre dont Jane m’avait parlé, mais je connaissais aussi maman ; il y avait des sujets dont on aurait pu parler, des petites histoires de famille, qu’il valait mieux laisser enfouies dans le passé. « Il avait une haute idée de lui-même… », a-t-elle fini par me concéder ; parce que j’insistais, alors qu’elle ne disait jamais du mal de ses proches. Mais ça n’expliquait rien ; en quoi la haute idée que Fabrice avait de lui-même la concernait-elle, les concernait-elle, Arnaud et elle ?
J’ai fini par téléphoner à mon grand-père Guède – je l’appelais régulièrement – pour en avoir le cœur net.
– Ah oui, Fabrice… Ta mère t’en a parlé ?
– Elle m’a dit qu’il y avait eu une histoire entre lui et elle, ai-je menti – si je lui avouais qu’elle n’avait rien voulu me dire, il se tairait lui aussi. Mais tu la connais, il faut tout lui arracher, et comme ça ne se passe pas très bien avec lui en ce moment, j’aimerais bien en savoir plus.
– Ça ne se passe pas bien avec lui ? grommela Rob, et j’ai senti que j’avais touché la corde qu’il fallait.
– Tu sais comment il est, méprisant… Moi, j’essaye de garder des liens, surtout pour Thérèse (mon grand-père l’aimait beaucoup), mais ce n’est pas facile avec eux. Et comme il y a l’histoire de mon père au départ, je ne peux pas m’empêcher de tout ramener à ça, mais j’ai parfois l’impression qu’il me manque des données…
Il y a eu un moment de silence au bout du fil, puis Rob m’a répété à peu près ce que Jane m’avait confié des années plus tôt :
– Fabrice s’était mis en tête, à un moment, que ta mère devait lui revenir. Parce qu’elle était très belle, parce qu’il était l’aîné et qu’il regardait Arnaud de haut, parce qu’il était musicologue, n’est-ce pas, et qu’elle chantait. Il lui faisait des phrases, il lui faisait rencontrer des gens du milieu de l’art pour lui faire comprendre qu’elle serait mieux avec lui. Mais c’était juste une question d’amour-propre, il ne l’aimait pas vraiment, alors qu’Arnaud l’aimait. Et on peut être musicienne et être amoureuse d’un garçon comme Arnaud plutôt que d’un musicologue. Ça ne reposait sur rien, mais ton père voyait bien ce que Fabrice essayait de faire. Et comme il était un écorché vif, qu’il ne savait pas faire des phrases, qu’il ne connaissait personne du milieu de l’art, il y a accordé bien trop d’importance. Ça s’est très mal passé entre eux, ils ont même failli se battre un jour, et Sylvia a dû les séparer. Je pense que ton père a eu honte ensuite, honte vis-à-vis d’elle, honte vis-à-vis de sa famille, ça s’est passé à La Bastide. Il était très mal dans sa peau là-bas, il avait l’impression d’être le vilain petit canard. Et il n’arrivait pas à l’accepter, comme d’autres l’auraient fait à sa place, parce que c’était un sentimental, en réalité. C’est une des raisons pour lesquelles il est parti en Algérie, au lieu d’essayer d’avoir un sursis, ou encore une planque et de rester en France. C’est drôle, mais quand il a vu que ta mère n’essayait pas de l’en empêcher, ça l’a plutôt rassuré. Comme si elle lui disait : « Pars si tu dois partir, si c’est bon pour toi. Tu sais bien que je t’attendrai, au lieu de t’inquiéter à propos de tout et de rien. »
Je n’ai pas voulu parler à Rob de Juliana, mais ce qu’il m’avait raconté changeait bel et bien la donne. Fabrice avait une raison de les faire se rencontrer, de jeter son frère dans les bras d’une belle Italienne : pour l’éloigner de Sylvia, ou pour qu’elle se détache de lui en l’apprenant. Lui comme Hugues, soucieux de son héritage, avaient une raison, différente, mais ils avaient pu combiner la chose ensemble.
Sauf qu’il fallait qu’Arnaud le veuille lui aussi. Je retombais dans les mêmes questions : si ce n’était pas un cambriolage, mais qu’il avait une liaison avec Juliana et que son mari les avait surpris, pourquoi avait-il cette liaison ? Juste pour le plaisir, ou pour l’argent ? Maman avait dû se poser mille fois les mêmes questions, je ne pouvais pas lui en parler. L’obliger à se les poser de nouveau, si elle avait réussi à les enfouir dans un recoin de sa mémoire.
Un jour pourtant, je me suis décidé à lui poser la question qui m’avait tant tourmenté au théâtre de l’Athénée. En voyant Fabrice et maman si mondains, à leur aise, alors que je me sentais socialement chétif comme un « vit-de-prêtre », et mon père avec moi. J’ai tourné un moment autour du pot, puis je me suis lancé :
– Comment était papa, sexuellement parlant ?
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je veux dire, comme moi, je ne peux pas avoir d’enfant, je me demandais si ça pouvait venir de lui…
– Attends, tu confonds deux choses différentes, la stérilité et l’impuissance, ce n’est pas pareil…
Je lui ai expliqué l’histoire du maléfice qui me nouait l’aiguillette, et d’où j’imaginais qu’il provenait peut-être.
– Mon pauvre chéri… Ton père était tout à fait normal, sexuellement parlant comme tu dis, et tu m’as expliqué que pour toi aussi, le problème ne venait pas de là… Je pense que ton histoire de maléfice sort droit de ton imagination. J’espère qu’il se résoudra un jour, qu’Ariane connaîtra ce que j’ai connu quand je t’attendais. Je ne l’ai jamais oublié, surtout vu les circonstances particulières qui l’accompagnaient, et j’aimerais le mettre à profit maintenant.
– Comment ça ?
Elle m’a expliqué qu’elle chantait de moins en moins, l’âge, des problèmes vocaux ; elle était visiblement heureuse de cette diversion, et la conversation a pris une direction toute différente. Elle savait qu’elle arrêterait bientôt et rêvait de se reconvertir à La Bastide, d’y organiser des master class ou des résidences d’artistes. La maison était suffisamment grande et confortable pour ça, et la beauté de la région y attirerait des gens, avec Albi toute proche, Toulouse et le Capitole un peu plus loin. Elle donnait déjà des cours et savait transmettre son savoir ; sans doute, selon elle, grâce aux années suivant la mort d’Arnaud, puis ma naissance. Ce que provoque un deuil en général, cette boule qui se bloque dans la gorge, l’impression que plus rien ne passera jamais, s’était transformé chez elle en un flot resserré, mais qui passait pourtant. Mais elle était devenue aussi, peu à peu, susceptible, exigeante, capricieuse dans son métier, tout ce qu’elle n’aimait pas jusque-là chez certaines divas d’opéra. Elle comprenait désormais qu’elles aussi devaient lutter contre une certaine boule dans leur gorge, pour faire passer le flot puissant du chant ; leurs caprices étaient comparables à ceux d’un petit enfant, qui ne lutte pas contre son entourage mais contre ses cordes vocales, ses poumons ou ses dents, parce qu’il doit obtenir d’eux des performances aussi difficiles, à son échelle, que les vocalises de la Reine de la nuit pour une soprano. Elle avait été attentive au bébé qui s’agitait, d’abord en elle puis devant elle, dans son berceau – d’autant plus qu’elle avait dû arrêter la scène pendant plusieurs semaines, avant puis après ma naissance. Elle avait noté dans un cahier tout ce qu’elle ressentait, les sensations du chant dans ses organes, pour mieux les cerner et les travailler. Chanter et avoir un enfant lui avaient paru se ressembler : deux arts qui sortaient du dedans d’elle-même, sans aucun instrument extérieur, et qui pourtant venaient concrètement au monde. Les vocalises de la Reine dans La Flûte enchantée – elle s’y était essayée – sont terribles parce qu’elles sont hachées et non pas enchaînées, il faut les détacher comme des notes isolées, percutantes, en retrouvant un souffle intact sur chacune ; elle avait l’impression que le cœur de son bébé, qui s’était mis à battre en elle, était comme une voix intérieure qui aurait pris le relais de cette percussion et la continuait toute seule. D’ailleurs, pendant la période où elle était enceinte et où elle chantait encore, il lui avait semblé qu’elle chantait mieux que jamais ; elle éprouvait une plénitude intérieure, qu’elle n’avait encore jamais connue jusque-là, et qui l’aidait presque à oublier le drame récent. Après ma naissance, en revanche, cela avait été bien plus difficile : la dépression qui accompagne souvent cette période avait fait resurgir celle du deuil.
Elle ne m’avait jamais parlé ainsi de cette période, qui avait dû être si particulière pour elle. Si elle le faisait maintenant, c’était pour m’expliquer ses projets de transmettre un jour son savoir. De plus, elle avait des relations et aussi les qualités nécessaires, comme l’autorité et le sens de l’organisation. Elle m’a même montré les plans d’un auditorium qu’elle avait fait dessiner, à construire dans le parc de La Bastide ; elle avait les commanditaires pour cela.
– Et Fabrice ? lui ai-je demandé, la soupçonnant d’avoir intégré cet aspect-là des choses, pour faciliter ses projets. Cela expliquait peut-être que je les aie vus ensemble à l’Athénée. Tout cela malgré le passé, et le rôle qu’il avait peut-être joué.
– C’est pour ce genre de raisons que je t’ai dit un jour que dans la vraie vie, on patauge, on n’est jamais sûr de rien. Bien sûr qu’il peut m’aider à monter mon projet, et que ça compte. Bien sûr aussi que cette histoire de photo, du rôle qu’il a peut-être joué, me trouble. Tu as des réponses toutes faites à ce genre de situation ? Est-ce que mon devoir me dicte de sacrifier ce projet en souvenir de ton père – qui, quelle que soit la vraie explication de l’histoire, n’est pas tout blanc non plus ?
– Non, bien sûr…
– J’aimerais bien que ça se fasse à La Bastide. Ça me réconcilierait avec cette maison que ton père n’aimait pas, où il n’était pas heureux, mais c’est en partie là que nous nous sommes connus, et il y a Thérèse, Élisabeth, tous ces liens… et la maison serait parfaite pour ce genre de choses, solennelle juste ce qu’il faut…
Puis elle a commencé à m’expliquer, avec des précautions oratoires, qu’elle comptait sur moi pour la seconder dans son entreprise. Mais c’est là que les choses se sont gâtées entre nous, car je ne les voyais pas du tout comme elle.