Une chose tout à fait inattendue est arrivée : Ariane a reçu une lettre de son père. Il lui donnait des nouvelles, comme si de rien n’était, qu’il lui écrivait toutes les semaines. La maison allait bien, sauf que des tuiles avaient été emportées par un coup de vent, son arthrose le faisait beaucoup souffrir, il espérait que nous étions en bonne santé – pas comme lui, il pouvait à peine ouvrir un pot de confiture tant ses mains étaient déformées. Et elle, son travail ? Lui ne profitait même pas de sa retraite, à cause de ces saletés de douleurs, et il ne trouvait pas de bon spécialiste à Albi. Peut-être en région parisienne, mais il n’y connaissait plus personne qui pourrait l’aider à en trouver un. Mais en voiture ça allait, il pouvait même faire un long trajet au besoin, une fois qu’il était calé dans son siège. Il terminait en l’embrassant et en lui disant peut-être à bientôt, ma chère fille.

– Je n’en crois pas mes yeux, lui ai-je dit après l’avoir lue.

– Moi ça ne m’étonne pas tant que ça. Ce qui m’aurait étonnée, c’est s’il m’avait dit : « J’ai besoin de toi, est-ce que tu peux m’aider ? »

– Tu devrais commencer par lui réclamer les arriérés de pension alimentaire, et lui dire qu’ensuite tu verras, éventuellement…

Elle a souri.

– Je n’ai pas voulu les lui réclamer quand on en avait besoin, tu penses que je le ferais aujourd’hui ?

– Alors, tu es comme lui en fait, on ne demande jamais rien à personne.

Elle m’a regardé.

– Tu plaisantes, mais c’est un peu vrai. J’ai au moins appris ça de lui, à être autonome. Ce n’est pas de maman que je l’aurais appris…

– Sauf que là, il le fait.

– Tu ne te rends pas compte, mais écrire une lettre comme ça, pour lui, c’est comme si toi tu me disais : « Excuse-moi, je n’ai pas fait les choses comme il le fallait, mais aime-moi quand même, s’il te plaît… » C’est vrai que tu le dis déjà au naturel, ce n’est pas un bon exemple, a-t-elle ajouté en riant.

– Très drôle.

Comme je la voyais relire la lettre, je lui ai dit :

– Tu ne vas quand même pas…

– Je ne sais pas.

Si, elle allait quand même, je m’en suis douté dès le départ. D’un autre côté, elle n’aurait pas été aussi aimante si elle ne l’avait pas fait, donc…

Elle s’est occupée de trouver une consultation de spécialiste à Versailles et a pris rendez-vous pour lui. Un beau soir, nous avons vu une voiture s’arrêter sur notre montée de garage ; Ariane est sortie de la maison, je suis resté à la porte. La portière de la voiture s’est ouverte, une main aux articulations déformées a agrippé le toit, puis une silhouette s’est extirpée lentement de l’habitacle, avec effort. Quand il avait parlé d’arthrose, il n’avait pas exagéré.

Pendant quelques jours, il y a eu une présence étrange dans la maison. D’abord un pop ffrt, pop ffrt dans le couloir, il traînait la patte gauche ; puis une main déformée qui surgissait dans l’encadrement de la porte, agrippait un des battants, par sécurité ; enfin une silhouette bancale et un visage qui esquissait un « B’jour », sans regarder personne en particulier. Nous l’avions installé en bas, dans le bureau d’Ariane, nous dormions en haut ; la nuit, quand le pop ffrt, pop ffrt (il se relevait deux fois pour aller aux toilettes) me réveillait, je me redressais sur son oreiller, et il me fallait quelques instants pour me souvenir. Nous faisions des efforts de conversation et il essayait d’y répondre, mais ce n’était pas facile avec cet étranger. Ensuite, il se plongeait dans ses mots croisés, renfrogné – parce qu’il en avait assez de faire des efforts, ou parce qu’ils n’avaient pas été assez payants, on ne savait pas. Il nous a invités à dîner dans un bon restaurant ; c’était peut-être sa façon à lui de nous dire : « Aimez-moi quand même. » Mettons : « Appréciez-moi quand même. »

Rien sur les trois autres, ou à peine. Le frère et la sœur avaient monté une société d’« événementiel », il en a parlé à propos du bal du 14-Juillet, qu’ils organisaient à Chantenac. Ils squattaient toujours chez lui, même un peu plus que squatter : il avait épousé la mère après son divorce. Il l’a dit un jour à Ariane, un peu gêné, a commencé à s’expliquer : « Tu comprends, avec ta mère, on… » ; mais elle a coupé court. Le frère et la sœur vivaient là-bas, pourtant ils avaient quoi, plus de quarante ans ? Quelle situation bizarre. Comme une famille de gitans, ai-je pensé de nouveau, qui en aurait eu assez de la roulotte et aurait trouvé un toit. Un toit pour eux trois, bien plus qu’un mari pour l’une et un beau-père pour les autres. Ils répétaient les « événements » dans la maison, faisaient venir des orchestres de bal ou de mariage, et quel raffut ça faisait alors. Dire qu’il ne voulait pas que la mère d’Ariane joue du piano… Mais il fallait bien qu’ils répètent et que ça marche, puisque c’était avec son argent à lui. Il avait été directeur commercial, et il avait une bonne retraite.

Quelque chose filtrait dans des réflexions qu’il faisait. Il avait dû être attiré par leur vulgarité, après sa femme dépressive, Ariane et Julien si délicats. « C’est plus marrant avec nous qu’avec les trois pleurnicheuses ! » m’avait dit la grosse fille. Une vie de grosses blagues et de claques sur les fesses qui lui conviendrait mieux, c’était un rustre. Mais il vivait depuis trente ans comme ça, et ce n’était peut-être plus aussi amusant qu’au début. Avec l’âge, des regrets arrivent. Il n’était peut-être pas venu juste pour son genou, mais pour autre chose.

Le spécialiste lui a prescrit de la kiné et des médicaments ; mais pour son genou, il n’y avait que la prothèse, et plusieurs semaines de rééducation. Ariane s’est occupée de trouver où et quand. Tout se ferait autour de Versailles, on lui avait parlé d’une bonne clinique pour les soins de suite.

Nous l’avons eu de nouveau plusieurs week-ends à la maison. En permission, entre deux semaines de piscine et de tapis roulant. Nous avons fini par nous habituer à la présence étrange, le pop ffrt a d’abord été remplacé par un ffrt ffrt, peu à peu par un pop pop presque normal. Même par nous habituer à lui plongé dans ses mots croisés.

Julien n’a pas voulu venir le voir, même pour l’anniversaire d’Ariane qui est tombé un de ces week-ends-là. C’est la seule fois qu’il l’a manqué, mais revoir son père, il ne pouvait pas, et elle l’a compris. Le hasard a voulu que ça donne lieu à la scène la plus improbable qui soit. Thérèse nous avait demandé, quelque temps plus tôt, si elle ne pourrait pas venir un jour à Puiseaux avec Guillaume. Il ne se relevait pas de son affaire, n’osait plus paraître à l’Institut et, vu son grand âge, il devait prendre conscience que sa fin approchait. Il lui avait parlé plusieurs fois de moi, et aussi d’Arnaud, paraissant nous confondre parfois ; et il semblait vouloir me rencontrer. Honte à cause du plagiat, certitudes qui vacillaient et, pour finir, une part de doute, voire de regret, sur son attitude passée à notre égard ?

Nous avions fixé un dimanche pour cette visite, celui de l’anniversaire d’Ariane, qui était une occasion toute trouvée. Entre-temps, le père d’Ariane avait commencé son traitement et il englobait ce dimanche-là, mais nous n’avons rien voulu décommander. Les deux vieux messieurs – Guillaume l’était plus que Maurice Viviani, mais la différence n’était pas flagrante à les voir – se sont donc retrouvés à Puiseaux. Ils avaient été égoïstes, brutaux, méprisants, chacun à sa manière ; aujourd’hui, l’un était humilié et l’autre était berné, l’un avait vendu sa maison, l’autre en était à moitié dépossédé. Et non seulement ils faisaient profil bas, mais ils semblaient reconnaissants, presque heureux d’être là ; ils se sont même mis à parler ensemble de Chantenac, sous nos yeux stupéfaits, comme s’ils s’étaient bien connus là-bas. Plus d’universitaire ou de directeur commercial : juste deux retraités qui se retrouveraient à la maison du troisième âge et qui évoqueraient avec nostalgie des souvenirs d’il y a soixante-dix ans. Guillaume avait retenu bien plus de choses que je ne l’aurais pensé, des noms de rues, de commerçants, des cérémonies, des mariages. J’aurais cru que sa brillante carrière parisienne avait tout balayé dans sa mémoire ; pourtant non, c’était resté présent. Le maire qui avait été en place pendant des années, quatre mandats de suite, l’ancienne quincaillerie qu’ils avaient connue tous les deux. L’année où le Tarn avait débordé, quand était-ce déjà, 52 ? Des choses aussi matérielles que la voiture d’un négociant local, une grosse berline Panhard qui avait fait sensation dans le village : « Je me souviens, ces ailes énormes et ces pneus à flancs blancs… », disait mon grand-père d’un air impressionné, comme un simple badaud. Le père d’Ariane s’est plaint de ne pas pouvoir acheter l’appareil auditif dont il rêvait à cause de l’argent qui filait ; mon grand-père a sorti de son portefeuille sa carte de mutuelle, qui les remboursait bien, pour lui en donner le nom. Mais peut-être que si on lui avait parlé de la décolonisation, ou d’Alius et Alter, il aurait eu plus de mal à s’en souvenir…

J’avais du mal à faire le lien, les mêmes personnes, le même village. Pourquoi ne les avais-je jamais rencontrés avant le jour où j’ai vu Ariane à travers la grille ? Nous en avions déjà parlé ; c’est vrai que je ne m’écartais guère du trajet La Bastide-La Varenne, elle ne sortait que pour aller à la pharmacie ou au marché, c’étaient deux quartiers différents. Mais c’était le même village. Que se serait-il passé, ou plutôt ne se serait pas passé, si je n’avais pas fait un détour ce jour-là ? « On aurait vécu comme deux pauvres cloches », me disait Ariane. Je n’arrivais pas à l’imaginer. « Heureusement qu’on s’a », c’était une de nos expressions favorites. Heureusement que nous nous avons, en plus concis.

Un mot me venait à l’esprit : ils étaient inoffensifs. Quand je repensais aux colères et au mépris de Guillaume autrefois, au poids qu’ils avaient eu dans ma vie, à ce qu’ils avaient changé pour moi. Cet égocentrisme forcé, cette lutte permanente contre moi-même, dont j’aurais tant voulu me débarrasser : ce vieil homme, désormais à demi sénile, en était en partie responsable. Vu d’aujourd’hui, c’était ridicule ou exaspérant de le constater, au choix.