Les choses se sont accélérées, d’un seul coup. J’ai d’abord reçu un coup de fil d’Hornung (je n’y croyais plus vraiment, six ans plus tard). Il avait toujours la voix chevrotante, mais guère plus qu’avant. Il m’a dit qu’il avait travaillé pour moi, et je l’ai chaleureusement remercié.
– Avec le pedigree du revolver, la caserne dans laquelle on trouvait sa dernière trace, au milieu des années 1950, j’ai fini par trouver le nom d’un revendeur par qui il a pu passer. Chacun a son territoire et ses relations, pour mettre la main sur ce qui sort des armureries. Mais ça, c’est en règle générale, ce revolver-là a très bien pu y échapper. Ou passer par plusieurs mains avant d’arriver chez les Ribeyrol, et dans ce cas-là, on ne saura jamais. En plus, ça risque de ne pas être simple. Le type en question a pris sa retraite depuis longtemps, et il est du genre ours. Mais il est d’accord pour vous voir, si vous y tenez. N’importe quand, il est chez lui en général. Le matin de préférence, l’après-midi, il risque d’être de mauvais poil. Ça ne donnera peut-être rien, il vous prévient, il a bien gardé ses registres, même en vrac dans des malles. Il veut bien se donner cette peine pour vous, mais ça lui prendra sûrement du temps.
« Et le temps, c’est de l’argent », m’a expliqué Hornung, et j’ai compris le message.
Il m’a donné son nom, Stein, et son adresse, Vouvray, sur les bords de Loire. Quand il était en activité, il avait une boutique aux Puces de Saint-Ouen, mais il avait pris sa retraite là-bas.
– Ne lui dites pas pour quelle raison vous enquêtez dessus : le fait qu’il ait été impliqué dans un crime peut refroidir les bonnes volontés, dans une profession qui n’aime pas ce genre de publicité. Je vous conseille une histoire de famille et d’héritage à la place.
– Compris.
La semaine suivante, j’ai retiré cent vingt euros au distributeur, en billets de vingt, en espérant que je n’aurais pas besoin de tous les lâcher. Puis je suis parti un matin pour Vouvray, aux aurores, et avec la Guzzi (la première avait été remplacée par une deuxième, puis une troisième) ; il faisait beau, au retour je prendrais le chemin des écoliers, les berges de la Loire jusqu’à Orléans. Stein habitait une drôle de petite maison adossée à la falaise de tuffeau ; l’arrière devait s’enfoncer à l’intérieur, elle devait être à demi troglodyte. Il n’y avait pas de sonnette, mais quand j’ai frappé à la porte, vitrée dans le haut, un grand chien noir s’est précipité dessus en aboyant furieusement. Un ours et son chien, j’ai senti l’affaire mal engagée. Comme rien ne se passait, j’ai frappé une seconde fois, et une voix a crié de loin : « Ça va, j’arrive ! » Puis un homme a entrouvert la porte, en retenant le chien de la main, et demandé : « C’est pour quoi ? » dans l’entrebâillement, d’une voix revêche. Mais quand je lui ai eu dit qui j’étais, il s’est radouci.
– Ah oui, c’est vous… Vous êtes sûr que vous ne voulez pas me vendre des fenêtres, des volets, de l’isolation ?
– Rien de tout ça, ai-je souri.
– C’est bon, Sultan, a dit Stein à son chien, qui a cessé d’aboyer, et il m’a ouvert la porte.
L’intérieur était sombre, mais j’ai deviné des fanions et des photos de groupes d’hommes aux murs ; Stein était sans doute passé par l’armée lui aussi. Il devait avoir le même âge qu’Hornung, voire plus, et il avait été grand, mais aujourd’hui il était voûté. Il portait un bonnet de laine, une longue barbe, une salopette et des pantoufles. Il a gagné une chaise, d’un pas traînant, et m’en a désigné une autre. Quand je me suis assis, le chien est venu poser sa tête sur mes genoux et je l’ai caressé. Il ressemblait à un bas-rouge, en plus fin, et j’ai demandé à mon hôte de quelle race il était.
– Un chien courant du Monténégro. Enfin, courant, pas tant que ça chez nous… Mais il n’y a pas de chien plus brave au monde. C’est par un Serbe de la Légion que je l’ai eu.
– « Monténégro, Dieu te protège », ai-je murmuré, et Stein a dressé l’oreille.
– Comment vous dites ?
– C’est un poème que j’aime beaucoup.
– Dites voir un peu…
Je le lui ai récité, le Chant monténégrin, de Nerval. Rempli de poésie et de bravoure à la fois, avec des vers comme : « Monténégro, Dieu te protège, / Et tu seras libre à jamais, / Comme la neige / De tes sommets. » Ou encore : « Là sont des hommes indomptables, / Au cœur de fer, / Des rochers noirs et redoutables / Comme les abords de l’enfer. »
J’avais appris des dizaines de poèmes par cœur ; c’était le meilleur antidote que j’avais trouvé contre l’angoisse, celle qui tourne à l’obsession. Se réciter un poème – un poème classique, en vers réguliers –, c’était comme ne pas lutter, laisser « Je dois faire ça, je dois faire ça, je dois faire ça » vous pilonner l’esprit. Comme un train qui hoquette, voudrait partir, mais reste à quai. Sauf que peu à peu, vers après vers, il démarre quand même. Parce que leur rythme est répétitif, qu’ils semblent revenir en arrière à chaque nouveau vers, et qu’ils partent pourtant vers ailleurs chaque fois, qu’ils vous arrachent peu à peu à la répétition ; sans cette impression dont souffrent les obsessionnels de toujours oublier quelque chose derrière eux. C’est du travail, mais c’est un travail payant.
– C’est beau, m’a dit Stein. Mais Nerval, vous m’étonnez. Je le voyais plutôt dans des histoires de bonnes femmes.
– C’est vrai, ai-je souri, pourtant il a aussi écrit ça. Vous aimez la poésie ?
– Si j’aime la poésie… C’est comme si vous me demandiez si j’aime ouvrir les fenêtres pour aérer la maison, et il s’est tapé le crâne avec le doigt en le disant.
J’allais d’étonnement en étonnement avec les militaires. Un qui retenait une larme parce que maman ne s’était jamais remariée, un autre qui aimait la poésie comme un adolescent. Peut-être que j’avais tout simplement eu des préjugés jusque-là.
– Notamment Hugo, je parie, lui dis-je.
– Comment vous avez deviné ?
– J’imagine que quand on aime les drapeaux qui claquent au vent, on aime Hugo… Par exemple « Mon père, ce héros… » ?
Je le lui ai récité et l’autre ne me quittait pas des yeux, un sourire amusé sur les lèvres. Mais qui ne craque pas, pour l’Espagnol de l’armée en déroute ? Qui peut être indifférent à « Mon père, ce héros » – que ce soit pour en rêver, pour en rire ou pour en pleurer ? Aucun fils qui a eu un père, et ça fait du monde.
– Bien, dit Stein quand j’ai eu fini. Vous en connaissez beaucoup comme ça ?
– Pas mal, oui. Se les réciter, ça aère la tête comme vous dites. Vous êtes dans le métro, vous vous récitez Booz endormi, et vous vous retrouvez en plein désert de Canaan, au milieu des chèvres et des chameaux. Et c’est mieux que d’avoir un écouteur sur les oreilles, parce que ça fait séance de gymnastique mentale en même temps. Ça vous malaxe les neurones, comme un masseur vous malaxe les muscles.
– Okay, dit Stein en soupirant, je vais chercher pour vous. Vous êtes un bon vendeur… Sans aucune garantie, bien sûr. Pourquoi vous voulez connaître l’histoire de cette pétoire, au fait ?
Je m’étais préparé à la question ; je lui ai raconté qu’un homme bernait mes parents, des gens vieille France et crédules, en prétendant qu’il était un ancien militaire – il venait chez eux en uniforme, revolver à la ceinture. Un jour, il créait une fondation pour remettre des jeunes dans le droit chemin, un autre jour, il faisait je ne sais quoi dans l’Église, et il leur soutirait des dons. Je n’en croyais pas un mot, c’était un escroc, qui avait dû acheter aussi bien l’uniforme que le revolver dans le commerce. Je lui avais demandé un jour de voir l’arme de près, prétextant la curiosité, j’avais discrètement noté son numéro de série ; si je pouvais prouver à mes parents, devant lui, qu’elle sortait d’une boutique, l’autre serait démasqué. Stein m’a regardé en coin, et il a hoché la tête quelques instants, sans rien dire. Puis il s’est relevé de sa chaise.
– Venez, c’est par là-bas. Mais ça risque d’être long, je vous préviens.
J’ai sorti de ma poche une première liasse que j’avais préparée, de quatre billets de vingt, en espérant qu’elle suffirait.
– Si je peux vous dédommager…
Il a empoché la liasse sans même compter, et j’ai regretté de ne pas en avoir mis seulement trois. Il m’a emmené vers l’arrière de la maison, a poussé une porte, et nous nous sommes retrouvés dans une galerie aux murs blancs qui s’enfonçait dans le tuffeau. Il y avait d’un côté des casiers à bouteilles, de l’autre des cantines militaires vertes sur des étagères métalliques. Sans doute celles qui contenaient ses archives, avec des porte-étiquettes sur la face avant, et des mentions d’années qui se suivaient. Ça ne paraissait pas aussi en vrac qu’il l’avait dit. Le fond de la galerie était occupé par des casiers à vis et un grand panneau mural porte-outils où ils s’alignaient par ordre de taille, net et précis.
– Vous avez une idée de quand ça pourrait dater ? m’a demandé Stein.
– Non… (Avant 1964 en tout cas, mais je ne pouvais pas le lui dire, mon histoire n’aurait plus tenu.) Vous avez débuté quand ?
– 1961, quand j’ai quitté l’armée.
Ça réduisait le champ des possibilités, mais de toute façon, les marchands d’avant n’étaient peut-être plus là pour en parler.
– On pourrait commencer par le début, lui ai-je dit – en me demandant quelle raison je trouverais pour lui dire que ce n’était plus la peine de continuer, si nous dépassions 1964.
Nous avons tiré la première cantine de son étagère et l’avons déposée sur un établi de bois qui occupait le centre de la galerie. Pour aller plus vite, m’a dit Stein, nous n’avions qu’à nous partager la tâche ; bien sûr, ai-je acquiescé. J’ai sorti la feuille sur laquelle j’avais noté le numéro de série du revolver et l’ai recopié pour que nous en ayons chacun un sous les yeux. Les registres étaient bien tenus, mois par mois, avec parfois les noms et les adresses des acheteurs en regard.
– Il n’y avait pas encore besoin d’autorisation préfectorale à l’époque, pour les catégories B comme les armes de poing, dit Stein. Mais je notais les numéros de série et les noms et adresses des acheteurs, par précaution. Enfin, les noms qu’ils me donnaient. Je n’exigeais pas de pièce d’identité, vous savez ce que c’est, une vente est une vente…
Tomber sur « Ribeyrol, Les Mesnuls » aurait été miraculeux. Mais si je trouvais la preuve que le revolver avait bien été acheté dans le commerce, et non pas emporté par mon père, ce serait déjà un grand pas – j’étais venu pour ça.
Ça a pris moins d’une demi-heure ; je suis tombé, en parcourant le mois d’octobre 1962, sur « François Rérol, Montfort-l’Amaury ». Le nom m’a attiré d’abord, et quand je me suis reporté à la désignation de l’arme, Mle 1892, et au numéro de série, les deux correspondaient.
– Ça y est, j’ai trouvé, ai-je soufflé, incrédule.
– Faites voir ?
Stein a comparé avec le numéro, puis a demandé :
– Rérol, c’est son nom ?
Je n’avais pas prévu ce détail-là, ni quoi répondre ; mais le rapport Rérol-Ribeyrol était évident, sans parler de Montfort-l’Amaury – avec Les Mesnuls tout proches ; et j’avais envie d’entendre une confirmation. J’ai improvisé :
– Non, c’est Réburol mais ça devait arriver, je suppose, que les gens qui donnent un faux nom ne cherchent pas très loin ?
Mais Stein a remarqué autre chose, à quoi j’aurais dû penser :
– Et il l’aurait acheté dès 1962 ? Il fait son arnaque depuis longtemps, dites donc…
Il n’a rien ajouté. Mais quand je lui ai demandé s’il avait une photocopieuse, ou si je pouvais faire un saut avec le registre jusqu’à la poste pour garder une trace de la page, il a secoué la tête.
– Ce serait pour la montrer à mes parents et…
– Non.
– Ah bon, mais pourquoi ?
– Non, ce n’est pas pour ça que vous la voulez. Je sais reconnaître les gens qui mentent, en tout cas les gens qui mentent mal, et vous êtes nul, pardon de vous le dire. Cette histoire de faux militaire qui escroquerait vos parents, et l’idée du revolver pour le démasquer, vous auriez pu trouver mieux. Pareil pour l’achat dès 1962, ça ne colle pas. C’est pour une autre raison que vous voulez connaître l’histoire de ce revolver. Je veux croire que c’est une bonne raison, vous m’avez l’air d’un garçon bien. Mais les histoires de revolvers, elles sont souvent graves, d’ailleurs vous n’auriez pas pris la peine de venir jusqu’ici sinon. Et moi je ne veux pas avoir de problèmes si elle est grave. C’est déjà arrivé que la police lance des appels dans notre profession pour retrouver une arme impliquée dans un crime. On n’est pas censés tous les voir, mais si c’est le cas, et que je n’y ai pas répondu sur le moment, je ne veux pas qu’on vienne me chercher des poux dans la tête. Alors, contentez-vous de l’avoir lu.
– Bien, ai-je dit avec regret. Même si je vous… dédommageais pour ça ?
– Vous ne me dédommageriez pas, pas de ce genre de dommage-là. S’il y a eu un problème avec ce revolver, je ne veux pas qu’on puisse tomber sur une page de mes registres, et remonter jusqu’à moi. Ne me faites pas regretter de vous avoir ouvert.
J’ai hoché la tête.
– Entendu, je me contenterai de l’avoir lu. Et c’est déjà beaucoup, merci en tout cas.
– Hmm.
J’ai voulu ajouter quelque chose, pour revenir à la bonne ambiance du début, mais Stein était redevenu bougon, peut-être à cause de mon mensonge. J’ai caressé Sultan – lui au moins ne m’en voulait pas – puis j’ai pris congé, et entendu la porte se refermer aussitôt.
Une pensée m’avait frappé et soulagé malgré tout : si le revolver avait été acheté en 1962, il n’avait sans doute pas de lien avec l’affaire, survenue deux ans plus tard. Hugues et Fabrice avaient peut-être monté un piège ensemble, une histoire de mari, de femme et d’amant, le triangle classique du vaudeville somme toute, mais ils n’avaient pas acheté un revolver en plus. François l’avait peut-être acheté sans en parler à son fils. « François Rérol, Montfort-l’Amaury. » Pour se défendre en cas d’agression aux Mesnuls. Il devait bien connaître les puces, où Stein avait sa boutique. Ensuite, le triangle mari-femme-amant avait pu quitter le vaudeville et basculer tout seul dans la tragédie : une rentrée à la maison plus tôt que prévu, une mauvaise surprise en arrivant, un revolver qui était là dans un tiroir, un geste réflexe, qui en avait entraîné d’autres. C’était même le propre de la tragédie, qu’on y bascule pour peu de chose. Mon père n’avait pas le revolver avec lui en arrivant, et c’était un point essentiel, même ce que j’étais venu chercher ; mais personne ne l’avait glissé non plus dans la poche de son assassin. Je pensais à tout cela en roulant sur la levée de la Loire, et la paix des lieux y jouait son rôle. Pas étonnant que Stein ait choisi de venir vivre ici, près de chez du Bellay et sa douceur angevine.