À l’approche des dix ans dont l’avocat m’avait parlé, j’avais commencé à appeler de loin en loin à son cabinet pour demander s’il exerçait toujours. Ça a été plus long que prévu, il ne se décidait visiblement pas à décrocher ; mais un jour on m’a répondu qu’il avait pris sa retraite, et j’ai téléphoné chez lui. L’avocat se souvenait bien de moi, m’a accueilli cordialement, et m’a de nouveau invité à déjeuner pour tenir sa promesse.

Le tuyau en question, qui me permettrait peut-être d’en apprendre plus, c’était qu’il y avait un maillon faible dans la famille Ribeyrol : Étiennette, la fille. On murmurait qu’elle en savait plus qu’elle ne le disait, et que cela lui pesait beaucoup de le garder pour elle. Un rapport d’enquête, que le stagiaire de chez Ozanne avait eu entre les mains, mentionnait que son frère ne la laissait jamais seule avec les enquêteurs ; il avait même produit un certificat médical, attestant de sa fragilité mentale et de la nécessité qu’elle ait toujours un proche avec elle. Cela aurait dû éveiller la curiosité de son patron, qui aurait pu creuser cette piste, voire la faire citer comme témoin ; mais Ozanne ne pensait qu’à sa grande plaidoirie anticolonialiste, bien plus qu’à la vérité des faits et à la mémoire d’Arnaud. On disait aussi qu’elle était très croyante, assidue à l’église, et que ça devait jouer un rôle dans le malaise qu’elle semblait éprouver, peut-être à cause du mensonge qu’elle couvrait. « C’est par là que j’aurais attaqué si j’étais Ozanne, disait le jeune stagiaire. “Madame, souvenez-vous que nous cherchons la vérité, certes, mais Un Autre la connaît déjà, et Il vous écoute, etc.” Ça peut faire mélange des genres dans un tribunal, mais ça n’en est pas un pour un croyant. »

– Si j’étais vous, c’est par là que j’attaquerais moi aussi, m’a dit l’avocat. Saint-Honoré d’Eylau, c’est sa paroisse. Vous pourriez, par exemple, vous renseigner sur les horaires des audiences, je veux dire les horaires des confessions… Repérer qui est en charge de son dossier et ensuite tenter de l’émouvoir, qu’il plaide votre cause auprès d’elle pour qu’elle vous dise la vérité… J’ai l’air de plaisanter mais je suis sérieux, je pense que vous avez droit à cette vérité, et que toutes les voies sont bonnes pour y arriver. Et que si vous lui écrivez, ou même si vous allez sonner à sa porte, vous ne parviendrez à rien. Tenez, je vous ai trouvé plusieurs photos récentes d’elle, son frère la fait venir aux vernissages de leur galerie, et sur leur stand dans les salons d’art. Je vous ai mis aussi son adresse à tout hasard, mais n’y comptez pas trop par cette voie-là.

Je les ai empochées et je l’ai remercié, pour l’information, les photos, et aussi les suggestions. Le nom de la paroisse m’a frappé : Saint-Honoré d’Eylau, en plein seizième arrondissement, là où vivaient beaucoup de mes condisciples de Franklin autrefois ; d’Eylau comme le souvenir d’une guerre, pas celle d’Algérie, mais une guerre. Et c’était un avocat qui m’avait donné l’idée d’aller là-bas, en souvenir du procès de mon père, et j’espérais y apprendre la vérité sur les Ribeyrol – tant d’années après, les cartes n’avaient pas changé. Et c’était une église, une fois de plus.

Je m’y suis rendu une première fois, pour me renseigner sur les jours et heures des confessions – le mercredi et le samedi après-midi –, puis j’y suis retourné le mercredi suivant et me suis garé en vue du porche. Avec l’impression de jouer au détective – mais ce qui marche dans les films policiers marche-t-il aussi dans la vraie vie ? J’ai surtout vu des vieilles dames entrer dans l’église, et cela aussi m’a rappelé Franklin ; qui se confesse le plus, des vieilles dames et des jeunes enfants. Sans doute pas les plus grands pécheurs de la terre, et ils devaient se creuser la tête pour trouver des fautes à avouer. Les prêtres, eux, devaient sursauter si un homme leur murmurait : « Voilà mon père, j’ai tué quelqu’un, il fallait que je le confesse » ; enfin du solide… Comment réagissaient-ils, est-ce qu’ils se tournaient pour essayer de voir le visage à travers la grille ? On devait les y préparer au séminaire ; peut-être leur apprendre comment expliquer à ces pécheurs-là qu’eux représentaient la justice divine, qui ne sort pas du secret de la confession, mais qu’elle ne remplaçait pas la justice humaine. Je ne réclamais pas la justice, rien ne s’ensuivrait pour personne, juste savoir la vérité ; je l’expliquerais au confesseur d’Étiennette, si je le trouvais, et on verrait bien alors.

Ce mercredi-là, je n’ai vu personne qui lui ressemblait ; heureusement, d’après les photos, elle était plus grande et maigre que la moyenne, avec un visage reconnaissable, grand et maigre lui aussi. Elle devait ressembler à sa mère, et quand je comparais avec la photo de Juliana, je comprenais que François Ribeyrol ait pu succomber à la belle Italienne. Si j’étais un vrai détective, j’aurais punaisé ces photos au mur de mon bureau, avec aussi celles d’Hugues, de Fabrice, de mon père sur la BSA, de la belle villa blanche ; je les aurais contemplées en me répétant que la vérité s’y cachait quelque part, sous mes yeux, je devais trouver où. J’aurais tracé tout un réseau de flèches entre elles, comme pour un problème de géométrie au tableau noir. Mais la vérité, celle de la vraie vie et pas des films policiers, devait parfois échapper à la géométrie, être plus bête que ça – une simple question de hasard, de mauvaises personnes là au mauvais moment, sans schémas sûrs à trouver. Étiennette la connaissait peut-être et je voulais la connaître moi aussi, bête ou pas. Que mon père en sorte blanchi ou pas, grandi ou pas, je voulais en avoir le cœur net.

Je suis revenu le samedi suivant, pensant qu’elle se confessait peut-être une fois par semaine, et que je ne devais pas laisser passer l’autre jour. De fait, au bout d’une demi-heure à peine, je l’ai vue qui s’approchait de l’église, et j’ai eu de la peine à en croire mes yeux : ça marchait vraiment, comme dans les films ? L’avocat devait savoir ce qu’il faisait quand il m’avait donné ce conseil. J’ai sorti les photos de ma poche et pas de doute, c’était bien elle. Elle était seule et elle marchait lentement, le visage crispé comme si elle souffrait, peut-être de rhumatismes ; tandis que sur le trottoir autour d’elle des enfants couraient, un groupe de jeunes plaisantaient. C’était samedi, ils n’avaient pas école et ils étaient joyeux, alors qu’elle souffrait et que ses samedis, elle les consacrait à se confesser. Cela la disposerait-elle à me parler, à trouver le temps de le faire ? Rien à voir avec mon oncle Fabrice, si pressé de passer à autre chose quand j’avais essayé avec lui.

Je l’ai laissée entrer dans l’église, puis j’y suis entré à mon tour ; je l’ai vue qui allait s’agenouiller près du confessionnal, parmi un petit groupe qui attendait aussi, et je me suis assis, plus loin en arrière dans la nef. Je l’ai contemplée, la grande nef, avec émotion ; le chœur d’Albi, la chapelle de Franklin, celle de Saint-Jo : elles avaient jalonné ma vie et elles ne changeaient jamais, vastes, paisibles, lumineuses avec leurs vitraux. Traversant les siècles et les tenant à distance, eux et leurs bisbilles. Elles m’avaient peut-être trop donné, au départ, l’impression que ma vie à moi aussi pourrait être vaste et paisible, qu’elle me conduisait vers quelque chose qui leur ressemblerait. Au lieu de l’attaquer de front, jour après jour, comme un tunnel qu’on creuse. Qui ne débouchera jamais sur rien de vaste ni de lumineux, mais qu’on creuse quand même. Je me sentais moins proche d’elles aujourd’hui, je ne faisais plus partie de leurs fidèles comme avant. Pas du Christ en croix : je m’en sentais toujours aussi proche, non par mes vertus, mais par l’angoisse dans ma poitrine – celle d’un crucifié qui doit être terrible, quand ses poumons n’ont plus la force de se soulever, et qu’il meurt asphyxié.

Mais le Christ en croix était une bizarrerie en soi, dans les riches églises comme celle-ci. D’ailleurs, ici il était stylisé, drapé de blanc plutôt que nu ou presque, lumineux plutôt que sombre, en majesté plutôt qu’en croix. Comme si on avait voulu faire rentrer cette bizarrerie dans le rang : dans beaucoup d’églises, de riches statues d’évêques et de cardinaux peuplent les bas-côtés ; pourtant, c’est un homme nu et crucifié qui domine la nef, c’est de lui qu’ils tirent leur richesse et leur pouvoir. On préférait sans doute le représenter en majesté parce qu’il avait été crucifié, certes, mais c’était l’étape d’après qui comptait, la Résurrection, la Gloire. Pour moi, la Gloire du Christ commençait dès la Crucifixion, dès l’angoisse dans sa poitrine : c’était d’elle que la Gloire sortait. Comme une boule qui se serre d’abord pour se transformer ensuite en un flot puissant, d’amour et de pensée à la fois.

Une première femme est ressortie du confessionnal, remplacée par une autre, puis une autre ; Étiennette restait agenouillée là-bas, sans bouger, regardant droit devant elle. J’aurais voulu m’approcher et la contourner pour voir si elle avait les yeux fermés ou non. Qu’est-ce que c’était, prier ? Prier, est-ce dire à Dieu : « Je vous en prie, pardonnez-moi telle chose » ? Ou bien, peut-être : « Accordez-moi telle chose » ? Moi-même, je ne priais pas pour que le confesseur accepte de m’aider : je ne voyais pas très bien comment ma prière monterait là-haut, serait enregistrée, examinée, acceptée dans le meilleur des cas, puis redescendrait et délivrerait un message, quelque part dans les neurones du prêtre. Sceptique, aurait pensé un bon croyant s’il m’avait entendu ; non, je croyais, je voulais juste comprendre aussi.

Est-ce que je priais, d’ailleurs ? « Je vous en prie, délivrez-moi de mes angoisses », oui. Ou encore : « Accordez-moi d’être plus à la hauteur avec Ariane, et d’avoir des enfants. » Mais « Accordez-moi de… » n’était peut-être pas une vraie prière, trop intéressé. Pourtant « Accordez-moi de comprendre » pouvait en être une, comprendre est désintéressé ; dans ce cas-là, je priais beaucoup.

Son tour est arrivé, elle s’est relevée, difficilement, et mon cœur s’est serré pour elle. Qui vient dans les églises le samedi après-midi, alors que les gens s’amusent dehors ? Seules les vieilles dames, pas les jeunes enfants, même pas ceux des collèges catholiques – la semaine est finie et ils vont plutôt au cinéma. Mais elles y viennent peut-être comme eux vont au cinéma : pour se faire un film qui leur convient mieux. Prier, c’est peut-être ça, se faire un film, où le tunnel débouche sur une vaste lumière, où l’on parle déjà avec Celui qui y trône et ceux qui l’entourent.

Elle s’est dirigée vers le confessionnal d’une démarche mal assurée, a tiré le rideau et disparu à mes yeux. Dirait-elle au confesseur : « Mon père, j’ai couvert un terrible mensonge autrefois et cela me ronge depuis ? » Peu probable. De toute façon, même si elle s’en souvenait, cela n’aurait été que la quatrième forme de péché listée dans la prière de confession – « J’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission » –, à Franklin, elle me paraissait moins grave que les autres. Ne pas avoir fait, c’est quand même différent d’avoir fait. Ou alors, ce n’est même pas la peine de se confesser : on croulera toujours sous un tombereau de choses qu’on devrait faire et qu’on omet de faire.

Quand elle est ressortie du confessionnal et qu’elle a redescendu la nef, elle est passée près de moi, qui étais assis au bord de l’allée centrale, mais elle n’a pas détourné les yeux. Un mètre seulement nous séparait, j’aurais pu me lever et lui dire : « Je suis le fils d’Arnaud Fabre d’Estival, vous vous souvenez ? » Mais j’ai attendu que la dernière personne présente soit passée dans le confessionnal, puis j’y suis entré à mon tour. Là, après avoir fait le signe de croix, j’ai expliqué au prêtre que je ne venais pas pour me confesser, mais que j’aurais voulu lui parler d’un sujet personnel, un sujet grave : je ne voulais pas mélanger les choses, cela m’aurait paru hypocrite.

– Dans ce cas, retournez dans la nef. Nous irons dans la sacristie quand plus personne n’attendra son tour.

Plus personne n’attendait son tour, j’avais patienté exprès – mais d’autres pouvaient encore venir. Je suis retourné m’asseoir et un quart d’heure s’est passé ; puis le prêtre est sorti du confessionnal, a accroché une pancarte à la porte : « S’adresser à la sacristie », et m’a fait signe de le suivre. C’était un prêtre âgé, au visage sévère. Une fois dans la sacristie, il a retiré son étole de ses épaules, l’a accrochée à une patère et m’a invité à m’asseoir, avant de s’asseoir à son tour.

Je lui ai raconté toute l’histoire, en tâchant de ne pas forcer sur l’émotion, d’éviter les trémolos dans ma voix ; c’était difficile parce qu’à la raconter ainsi, des faits bruts pour ne pas être trop long, j’avais peur de paraître détaché au contraire. Mais le prêtre m’écoutait attentivement et semblait comprendre. Sans laisser paraître ni qu’il s’en souvenait, ni qu’Étiennette lui en aurait jamais parlé. Puis je lui ai expliqué ce que j’attendais de lui : convaincre Étiennette de me recevoir et de me dire ce qu’elle savait. Cela resterait entre elle et moi, je n’avais aucun désir de justice, d’ailleurs le délai de prescription, vingt ans, était passé depuis longtemps ; juste un grand besoin de savoir.

Quand j’ai eu fini, le prêtre a hoché longuement la tête, puis m’a regardé avec une sympathie qui semblait sincère.

– C’est une grave histoire. Une grave histoire… Je vous plains de vivre avec cela, et je comprends que vous ayez besoin de savoir. Mais…

Mais… C’était bien ce que je redoutais, mais…

– Dites-moi une chose, vous-même, vous êtes baptisé, vous pratiquez notre foi ?

– Oui.

Ça fait un moment que je ne vais plus à la messe – mais ça, je l’aurais dit si j’étais venu me confesser. D’ailleurs, le prêtre a ajouté :

– Je vous pose la question pour vous situer, mais cela ne change rien, bien sûr.

Puis il a gardé longtemps le silence, réfléchissant à la question. Mais pour finir il m’a dit :

– Je comprends votre démarche, elle ne me choque pas, mais je ne peux pas faire ce que vous me demandez. Ce n’est pas notre rôle de soutirer la vérité aux fidèles. Pour autant que mademoiselle Ribeyrol la connaisse. Il faut qu’elle vienne d’eux, quand ils le décident, sinon la confession ne serait ni libre ni sincère. Ce ne serait plus une confession mais un interrogatoire, et cela… oui, souillerait cet endroit. Mais ce que je vous suggère, c’est de lui écrire, et si elle m’en parle ensuite, alors je lui conseillerai de vous recevoir, je vous le promets.

– Elle ne vous en a jamais parlé ? n’ai-je pu m’empêcher de lui demander, et je l’ai regretté aussitôt.

Le prêtre a froncé les sourcils sans répondre.

– Bien, ai-je dit. Je vais essayer de lui écrire, ou bien de lui téléphoner.

Mais alors le prêtre m’a répondu, d’un ton ferme :

– Je vous conseille plutôt de lui écrire. Mademoiselle Ribeyrol est une personne émotive, si vous lui en parliez au téléphone, cela la perturberait. Oui, c’est cela, elle se refermerait sur elle-même, et vous n’obtiendriez rien. Alors qu’une lettre, elle aura le temps d’y réfléchir et de se décider calmement. Croyez-moi, c’est dans votre intérêt.

Bien sûr. Le temps d’y réfléchir calmement et de décider calmement de ne rien faire. Il avait peut-être eu un mouvement de sympathie tout à l’heure, mais maintenant il protégeait plutôt son émotive paroissienne. Pas d’interrogatoire qui aurait souillé l’église, pas de coup de téléphone qui aurait barbouillé Étiennette. Ce qu’il voulait surtout, c’était s’en laver les mains, lui et sa paroisse, ai-je songé en quittant les lieux. Que rien ne vienne souiller la paix qui y régnait.

Car « souiller » me rappelait l’enterrement à Puiseaux d’une voisine qui ne mettait jamais les pieds à l’église, mais sa famille avait voulu un enterrement religieux. Tout le monde ne semblait pas d’accord, notamment le diacre qui officiait. Au moment de convier l’assistance à passer devant le cercueil, il avait eu une formule alambiquée : il y avait un goupillon, ceux qui le voulaient pouvaient s’en servir pour l’asperger d’eau bénite, voire faire le signe de croix avec ; mais, à ceux pour qui ces gestes ne signifiaient rien, il avait demandé de s’abstenir et d’en choisir un autre plus anodin, comme simplement poser la main dessus. « Pour ne pas souiller l’autel et ceux qui y croient », avait-il fini par lâcher. Il y avait eu un moment de flottement dans l’assistance, et ça m’avait choqué. Comme les prêtres qui déploraient qu’on veuille un mariage à l’église « juste pour le folklore », même quand on n’y mettait jamais les pieds sinon. Qu’en savaient-ils, que c’était juste pour le folklore, et pas pour des raisons plus profondes, comme rendre l’engagement qu’on prenait plus solennel ? Et est-ce qu’ils n’auraient pas dû se réjouir, au contraire, que certains entrent au moins une fois dans leur église, même si c’était juste pour un baptême, un mariage ou un enterrement ? En quoi ça la souillait-elle, la Gloire de Dieu, était-elle donc si fragile ? La paroisse dont ils rêvaient ainsi était peut-être plus paisible, mais moins vaste. Une paroisse d’entre-nous, pas une Église ouverte sur le monde.

Je suis retourné m’asseoir sur un banc pour méditer sur la question. Étiennette s’était assise près de l’autel. Le jour déclinait et la lumière passant à travers les vitraux changeait. J’ai dû m’assoupir un moment, parce que j’ai sursauté en voyant un jeune prêtre, aux cheveux roux et au visage énergique, passer dans l’allée et m’adresser un sourire cordial. Instinctivement, j’ai dû y répondre, avec une nuance en plus car il s’est arrêté et m’a regardé d’un air interrogateur. Il était tout différent du vieux prêtre qui m’avait refusé son assistance ; je n’ai pu m’empêcher, pris d’une impulsion, de me lever et de lui demander si je pouvais le voir quelques instants.

– Bien sûr, m’a-t-il dit avec un sourire engageant.

Nous sommes retournés dans la sacristie ; heureusement, l’autre prêtre ne s’y trouvait plus. Je me suis rassis sur la chaise et je lui ai raconté à nouveau mon histoire, sans omettre l’épisode du refus de son confrère.

– Oui, a-t-il dit en hochant la tête, il s’agit du père Benoît… Ça ne m’étonne pas de lui et je comprends sa réaction, dans un sens. Pourtant, je crois que vous méritez que votre demande aboutisse. Écoutez, a-t-il dit après un moment de réflexion, nous allons lui parler. Je ne vous promets rien, mais je vais essayer de le convaincre. Attendez-moi là.

Je l’ai attendu et, peu de temps après, il est revenu avec le père Benoît. Visiblement, il lui avait déjà expliqué de quoi il retournait, car l’autre m’a regardé d’un air mécontent.

– Ce monsieur est en quête de la vérité, lui a-t-il dit. Ne pensez-vous pas que nous pouvons comprendre sa demande ?

– Qu’est-ce que la vérité humaine, dans un lieu comme celui-ci ? Pouvons-nous nous substituer aux enquêteurs qui la recherchent ?

– Père Benoît, permettez-moi de vous rappeler ce passage de l’Évangile où Pilate dit au Christ le même genre de phrase : « Qu’est-ce que la vérité ? » – à propos d’une vérité humaine, là aussi. Pilate, l’homme qui s’en lave les mains…

L’autre a paru frappé par l’argument. Il a médité un long moment, puis a dit :

– Nous pouvons toujours demander à mademoiselle Ribeyrol si elle veut raconter quelque chose à monsieur. On ne sait jamais, si cela vient spontanément d’elle…

Tout s’est passé ensuite comme dans un rêve. Étiennette était toujours assise à la même place dans la nef, et elle a suivi les deux prêtres dans la sacristie.

– Chère mademoiselle, monsieur a une faveur à vous demander, a dit le vieux prêtre. Bien sûr, vous êtes parfaitement libre d’y répondre ou non. Nous ne sommes là que comme intermédiaires entre vous et lui. C’est ainsi que vous devez voir les choses, en aucun cas comme une confession. Mais il nous a promis que l’affaire resterait entre vous et lui, et je pense que nous pouvons lui faire confiance.

Je lui ai dit qui j’étais ; elle a tressailli, visiblement l’affaire était restée vivace dans sa mémoire.

– Oh mon Dieu, quelle histoire…

Son visage s’est crispé, comme si elle luttait contre ses souvenirs. Je lui ai demandé, doucement, en y mettant les formes, si elle ne se rappelait pas des choses qui auraient échappé à l’enquête ; elle a regardé les deux prêtres, bredouillé un moment, puis pour finir a tout raconté tel que je l’avais imaginé. Mon père déjà dans la maison avec Juliana, François Ribeyrol les surprenant ensemble, le revolver caché dans un tiroir, la mise en scène à laquelle avait procédé Hugues…

– Je n’étais pas sur place, a-t-elle dit d’une voix défaillante, ce qui fait que je n’ai pas menti aux enquêteurs… C’est papa qui m’a tout raconté, pour soulager un peu sa conscience. Lui-même était sous l’influence d’Hugues et, dans l’état où il était, il n’a pas osé lui désobéir… Il avait eu un coup de sang en voyant sa femme avec votre père, mais ensuite toute sa volonté l’a quitté… Il m’a juré qu’il n’avait pas tiré sur elle, c’est bien une balle perdue qui l’a tuée, quand votre père a essayé de saisir le revolver pour détourner les tirs… Mon Dieu, a-t-elle dit en se cachant le visage dans les mains, quelle histoire terrible, combien de vies n’a-t-elle pas détruites…

Je méditais sur ces paroles, assis dans la nef à la même place que tout à l’heure, quand un vieil homme s’est approché de moi ; la nuit était tombée et les lampes étaient allumées.

– L’église va fermer, monsieur…

– Oui, pardon… Dites-moi, comment s’appelle ce jeune prêtre roux qui officie ici ?

– Un jeune prêtre roux ? Vous devez confondre, il n’y en a pas dans la paroisse…

J’ai hoché la tête. Je m’étais bel et bien assoupi. Pour finir, je ne saurais la vérité qu’en rêve. Mais il n’empêche, c’était bien la vérité, j’en étais maintenant sûr. Une manigance d’Hugues et de Fabrice, chacun avec ses raisons propres, qui avait mal tourné. À cause d’un revolver qui se trouvait là où il ne fallait pas, d’un vieil homme impulsif qui n’avait pas supporté de trouver sa femme avec un jeune homme. J’en admirais presque Hugues pour sa présence d’esprit, la vitesse avec laquelle il avait maquillé la scène, entre les empreintes sur le revolver et l’ouverture de la fenêtre, avant d’appeler la police. Le meurtre – double meurtre – ne faisait sans doute pas partie de son plan, il ignorait peut-être même l’existence du revolver, mais il s’était vite adapté à la situation. Quant à Fabrice, la mort de son frère, qu’il n’avait sans doute pas prévue lui non plus, ne semblait pas l’avoir troublé outre mesure.

J’avais toujours pensé que, pour la mémoire de mon père, je préférerais ce scénario-là à celui d’un cambriolage. Ça restait vrai aujourd’hui, malgré le soldat ridicule et la naine obscène. Lui et Juliana s’étaient fait berner par plus malins qu’eux, avant de tomber sous les balles de la vengeance. Ils avaient juste été les mauvaises personnes au mauvais moment, ai-je pensé en quittant l’église.