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Aurélie coucha Léna et Mancia et leur lut une histoire. Les filles étaient toujours très câlines. Quand elle revint dans le salon, Xavier n’y était plus. Elle regarda dans le bureau, dans la salle de bains et dans la chambre, sans le trouver. Elle descendit jusqu’à la terrasse qui donnait sur le jardin. Il était assis dans un fauteuil et fumait tranquillement une cigarette. Sans bruit, elle se planta devant lui, les mains sur les hanches, le regard sombre.
— Alors ! C’est tout ce que tu as à me dire ?
Xavier, surpris dans sa rêverie, fit un bond, lâcha la cigarette et brûla le haut de son pantalon.
— Ça va pas la tête ! Tu m’as fichu une de ces frousses !
— Au lieu de rêvasser, je crois que tu as des choses à me raconter…
— Toi aussi, coupa-t-il un peu brutalement. C’est d’ailleurs à toi de commencer. Elle a marché dans la combine ?
Aurélie toisa son mari d’un regard presque indigné, hautain.
— Tu me prends pour quoi ! Bien sûr qu’elle a marché, la petite surdouée des chiffres. Nous faisons désormais équipe pour t’espionner et savoir ce que tu mijotes !
Xavier s’était levé. Il frotta son pantalon d’un revers de main et s’avança vers sa femme.
— Tout doux ! Pas de triomphalisme ! Pas de gaudriole gratuite, mon cher. Il y a deux ou trois bricoles sur lesquelles j’ai besoin d’explications… et pas demain !
Le ton d’Aurélie le surprit et l’inquiéta. Les yeux de Xavier brillèrent d’une lueur de déception. La soirée aurait dû se terminer dans leur chambre, à faire l’amour. Il le savait. Il en mourait d’envie. Aurélie s’assit à côté de lui, attrapa une cigarette et l’alluma.
— Tu fumes ?
Elle regarda son mari avec un sourire satisfait.
— Tes surfacturations minables à 5 000 euros, c’est terminé. D’après tes calculs, la sainte nitouche a détourné pour près d’un million d’euros. C’est cet argent-là que je veux, pour arrêter de travailler auprès de boutonneux qui ne comprennent rien à rien, pour enfin voyager et m’offrir de belles choses…
— Nous sommes faits pour nous entendre.
Xavier tendit le bras, prit délicatement la cigarette des lèvres de sa femme, tira dessus et la reposa aussi délicatement. Elle l’observait d’un œil torve.
Aurélie écrasa la cigarette dans le cendrier. À son sourire figé, on aurait pu croire qu’elle avait avalé un parapluie !
— Je n’ai pas compris ton histoire de bouteille d’alcool… ce vin blanc dégueulasse qu’elle ose avaler… Pourquoi m’avoir joué cette comédie ? Tu savais depuis le début que c’était elle puisque tu espionnes ses agissements.
Xavier, sûr de lui quelques instants plus tôt, sembla perdre de sa superbe. Il déglutit et prononça des paroles inaudibles alors qu’Aurélie plantait sur lui un regard furibond.
— Je te jure que non. J’étais intrigué par ces bouteilles, c’est la vérité, mais je ne me doutais pas que c’était Marie…
— Mensonge ! Et puis je ne veux pas que tu prononces son nom en ma présence.
Xavier blêmit. Il s’embrouilla dans ses explications et renforça ainsi la méfiance de sa femme à son égard. Il sentait monter en elle une révolte silencieuse, invisible, celle de son esprit, la plus terrible.
— Quand nous aurons récupéré l’argent, il faudra se débarrasser d’elle… une bonne fois pour toutes.
Aurélie avait parlé d’un ton sec, implacable, sans la moindre trace d’émotion. Xavier voulut protester, mais il se ravisa aussitôt. Cela n’aurait servi à rien. La nuit était tombée, calme et fraîche.
Un ciel de flammes s’était allumé loin vers l’ouest, derrière la barrière de l’horizon. Il dessinait une étrange lagune dont les contours changeaient à chaque instant. Xavier se laissa absorber par le spectacle éternel du vaste univers, étreint toutefois par un pressentiment désagréable. La conversation avec Aurélie avait pris un tour déplaisant et inattendu. Pourquoi un tel changement ? Initialement, récupérer l’argent détourné, c’était son plan à lui, mais il avait fini par mettre sa femme dans la combine, pour en faire une alliée, une complice, peut-être même une coupable idéale le jour où des explications seraient nécessaires, surtout face aux flics ! Il fallait la mouiller d’une façon ou d’une autre…
Quand il se retourna, Aurélie venait d’allumer une bougie. Elle la plaça dans une sorte de mini balançoire métallique. Un vent léger faisait danser lentement la flamme. Xavier croisa alors son regard et il ne put empêcher un mouvement imperceptible de son corps, surtout de ses épaules, comme sous le coup d’une menace. Elle le fusillait d’un regard glaçant.
— As-tu enfin compris le manège de Paul à mon égard ? demanda-t-elle d’une voix soudain chevrotante, comme sous l’effet d’une colère incontrôlable.
Xavier fit des yeux ahuris.
— Que vas-tu encore inventer ?
Décidément, il n’aimait pas du tout le tour pris par leur discussion. Aurélie dodelina de la tête d’un air navré.
— Ton ami, ton meilleur ami, si j’en crois tes histoires, me fait du gringue quand tu l’invites à prendre l’apéro à la maison. Dès que tu as le dos tourné, monsieur me fait des ronds de jambe et du rentre-dedans, de plus en plus, sans honte ni aucune pudeur. Il se croit même tout permis… Mais tu l’as vu ce con, avec son ventre, ses cheveux gras, sans parler de sa calvitie et de sa moustache d’une autre époque. Il se prend pour un dieu vivant, alors que ce n’est qu’un plouc minable. Il faudra se débarrasser de lui aussi, fulmina-t-elle.
Xavier se leva et pointa sur sa femme un doigt mauvais.
— Tu… tu… rends les choses compliquées !
— Tutu chapeau pointu ! Quand tu ne sais pas quoi répondre, tu te mets à bégayer, c’est attendrissant parfois, mais là tu es complètement idiot.
Xavier sentit monter en lui une colère sourde, sauvage.
— Ce José, qui avait découvert le pot aux roses, vous vous en êtes bien chargés. Maintenant que tu as de l’entraînement, tu t’occuperas de Paul et de la chère petite comptable.
Le portable qu’Aurélie avait posé sur la table sonna et vibra en même temps, la faisant sursauter. Elle regarda l’écran et reconnut le numéro de Marie. Elle posa un doigt sur ses lèvres et fit signe à Xavier de se taire.
— Je ne te dérange pas ? demanda Marie d’une petite voix. Tu es seule ?
— Les enfants sont couchés. Xavier est dans la salle de bains, je prends le frais dehors.
— Il m’arrive un truc de fou, avoua Marie.
Elle raconta sa découverte le matin même, celle d’un bracelet brésilien si particulier qu’il ne pouvait s’agir que de celui de son mari disparu depuis plusieurs années. Au fur et à mesure de la conversation, Aurélie reprenait le récit de Marie à haute voix, comme pour mieux l’analyser. En fait, ses paroles étaient destinées à Xavier qu’elle interrogea à plusieurs reprises du menton. Il haussa les épaules, incapable de fournir une explication à la réapparition de l’objet.
— Tu es certaine que c’est le bracelet de ton mari ? questionna Aurélie intriguée.
— Plus que certaine ! Ce bracelet ne le quittait jamais, c’est moi qui le lui ai offert lors de notre voyage de noces. Entre lui et moi, avec ce bracelet, c’était un peu comme à la vie, à l’amour, à la mort…
Il se fit un silence. Aurélie comprit que Marie pleurait en tentant d’étouffer ses sanglots.
— Tu n’as jamais eu de nouvelles de ton mari depuis sa disparition ?
— Jamais… Pas le moindre mot, même une simple carte pour les enfants. Rien. J’ai cru parfois qu’il était mort, mais ce bracelet est la preuve qu’il est vivant. Personne à part lui ne connaît sa signification et ne pourrait comprendre mes émotions en le découvrant. Ce n’est pas le fruit de mon imagination, tout cela est bien réel.
— Tu es certaine que ce n’est pas un plaisantin qui joue à t’intimider…
Xavier s’était assis lourdement. Il prit une cigarette et se pencha sur la bougie pour l’allumer. Aurélie s’aperçut qu’il avait les pupilles des yeux fracassés par la peur et la fatigue. Elle l’interrogea de nouveau d’un mouvement de tête, comme pour vérifier qu’il ne mentait pas. Il fit la même mimique désolée et perturbée, ne comprenant visiblement rien à la situation.
— Bon, mets-le de côté, reprit Aurélie avec un semblant de franchise. C’est une pièce à conviction qui pourrait t’être utile un jour ou servir à une enquête… Tu sais bien, la recherche d’ADN ou ce genre de truc…
Marie acquiesça et la remercia.
— Au fait, as-tu de nouveau surveillé Xavier ? reprit Aurélie.
— J’ai fait comme on a dit. Je l’ai vu avec Paul, le type louche qui travaille dans la même société que moi. J’ai même réussi à me glisser près d’eux dans un café, pour écouter leur conversation, je t’en ai déjà parlé…
Aurélie leva un pouce satisfait en direction de Xavier, soudain moins fébrile.
— Alors ? relança-t-elle, curieuse de connaître l’effet de leur stratagème.
— C’est aussi la raison pour laquelle je t’appelle. Je suis inquiète. Au début, je n’ai pas cru à leurs menaces, c’était des paroles en l’air. Mais en y réfléchissant bien, il faut que je prenne des précautions. Je ne sais pas de quoi Xavier est capable, mais ce Paul ne m’inspire pas confiance. C’est le genre de type qui ne te regarde pas dans les yeux quand il te parle. Il est franc comme une vache qui recule, comme on dit dans mon village. Bref, je me méfie de lui plus que de Xavier.
Aurélie ne put s’empêcher de sourire. Elle se sentait forte, très forte, trop forte.
— Bon, il faut continuer nos surveillances. De mon côté, rien à signaler. Xavier a vaqué à ses occupations habituelles sans se méfier. Au fait, les fameuses photos, les as-tu bien cachées ? Je ne pense pas qu’il se soit aperçu de leur disparition. Mais quand ce sera le cas, son comportement risque de changer.
— Il y a une dernière chose qui me tracasse, avoua Marie.
Aurélie fit une grimace, comme si elle se moquait de sa rivale et de ses soucis.
— Je t’écoute, dit-elle pourtant d’une voix mielleuse.
— Xavier a glissé une lettre menaçante dans mon courrier…
Aurélie demeura un instant interdite, ne croyant pas ce qu’elle entendait. Elle mit le haut-parleur de son portable.
— Allô, fit Marie. Tu es toujours là ?
— Oui, oui, je ne te recevais plus très bien, mentit Aurélie. Tu me parlais d’une lettre.
— Une lettre de Xavier. Il a écrit : Tu vas me le payer…
— Es-tu certaine qu’elle est bien de Xavier ?
Ce dernier sursauta comme un coupable pris en faute. Il n’avait toutefois pas entièrement compris le sens de la fin de la conversation téléphonique entre les deux femmes. Il haussa les épaules d’un air désinvolte alors qu’Aurélie le scrutait de son regard le plus noir.
— C’est lui qui a signé, confirma Marie.
— Une lettre manuscrite ?
— Non, non. C’est tapé à l’ordinateur.
Aurélie eut un moment d’hésitation, comme accablée par trop de bêtise et de stupidité. Elle ne fit aucun commentaire nouveau et elle se contenta d’encourager Marie à prendre des précautions et à la tenir informée, promettant bien entendu d’en faire autant en cas d’évolution. Elle raccrocha et reposa le téléphone sur la table d’un geste lent et désabusé.
— Qu’as-tu fait comme connerie ? C’est quoi, cette histoire de lettre ? L’autre dinde prétend que tu as glissé une lettre dans son courrier…
— Mais c’est pas moi…, bégaya Xavier de plus belle, j’ai… j’ai… jamais écrit de lettre…
— Et cette histoire de bracelet ! Tu es loin de m’avoir dit toute la vérité. Cette fois, tu n’y couperas pas.