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Après avoir longuement fait le tour du chantier avec ses clients, prenant des notes
et des cotes, détaillant les avantages et les inconvénients de certains matériaux, Xavier remonta en voiture, satisfait de sa matinée. Ce nouveau projet était vraiment très lucratif, les propriétaires lui donnant presque carte blanche pour la rénovation complète de leur vaste maison plantée sur les hauteurs d’Albigny-sur-Saône. Il rangea le dossier dans son cartable et jeta ce dernier sur la banquette
arrière. Il attrapa son portable. Aucun message.
Il fronça les sourcils, inquiet et déçu à la fois. En temps normal, Aurélie lui aurait laissé quelques mots, un cœur. Là, rien. Cette affaire avait modifié insidieusement leur relation, comme un poison distille parfois ses effets,
sournoisement. Mais devait-il se méfier de sa femme ? Avec leurs enfants, ils formaient un couple uni, du moins le croyait-il. Car,
la première légère brise venue, tout semblait se fissurer lamentablement, comme si leur amour n’avait aucune consistance. Cette réalité le perturbait. Aimait-il toujours sa femme d’un amour sincère ou par la seule force d’une habitude agréable et confortable, sans risque ?
Il aurait pu de son côté l’appeler ou lui envoyer un message, mais il n’en fit rien, buté sur son interrogation et une forme de malaise, un doute. Pour qui prenait-il
finalement tous ces risques ? Soulagé ou honteux, il ne savait plus vraiment, il écarta Aurélie et même les filles de sa liste. En fait, il ne restait que son égoïsme, son besoin d’exister et de jouir sans limite des plaisirs de la vie, sans rendre de compte à personne… Paul ! Tiens, celui-là aussi n’avait donné aucune nouvelle. Xavier se méfiait de plus en plus de lui. Il sentait son complice hésitant et nerveux, capable de tout balancer aux flics à la moindre alerte. Vivement que tout cela se termine. Quand il aurait enfin l’argent, il agirait vite, froidement, sans aucun scrupule. Il regarda sa montre.
Un autre chantier important l’attendait. Il décida néanmoins de repasser chez lui faire une pause. Il avait le temps.
Après avoir bu un café, le regard perdu dans le vague, il prit la direction de Villefranche-sur-Saône. Au moment où il quittait sa rue, une voiture démarra. Il n’y prêta pas attention.
D’anciens abattoirs devaient être transformés en logements de standing. Le chantier en était encore au gros œuvre. Xavier avait rendez-vous sur place avec un nouveau client, pour finaliser
le choix de certaines huisseries, l’entreprise détentrice du marché venant de faire faillite, incapable désormais d’honorer ses engagements.
Il longea les bords de Saône par Trévoux. Après le pont de Jassans-Riottier, il fixa dans son rétroviseur une voiture qui le suivait. Il continua son chemin, sans vraiment s’inquiéter. Ce n’est qu’après avoir emprunté plusieurs ronds-points qu’il remarqua de nouveau le même véhicule, une petite voiture grise. Au moment où il ralentissait pour la laisser revenir à sa hauteur, il aborda un croisement sans respecter la priorité et un automobiliste klaxonna de mécontentement. Xavier donna un coup de volant pour éviter la collision, mais heurta le trottoir. À l’instant de l’impact, il entendit un craquement inquiétant, et il s’immobilisa plus loin sur un parking. Il sortit en pestant, fit le tour de son véhicule et constata la trace du choc sur son pneumatique. Il s’accroupit pour mieux appréhender les dégâts. Il en serait quitte pour un pneu neuf, voire deux. En se relevant, il
examina les alentours et il ne vit plus la voiture qui semblait le suivre. Il
se traita intérieurement de sale parano et reprit sa route.
Curieusement, le chantier était désert à son arrivée. Il se gara et mit la radio pour patienter. Il pensa à Aurélie. Pouvait-elle se douter de tous ses mensonges ? La réponse ne lui semblait plus aussi évidente que quelques jours auparavant. Pour calmer sa curiosité et sa colère, il lui avait concédé quelques bribes de vérité, histoire d’endormir sa méfiance. Mais cela serait-il suffisant ? Après tout, il ferait comme il avait fait depuis toujours : il s’adapterait aux circonstances. Sa bonne étoile lui avait jusque-là épargné les ennuis. Il n’y avait aucune raison pour que cela change. Son téléphone sonna.
— Monsieur Monfreidi ? demanda une voix masculine.
— Oui. À qui ai-je l’honneur ?
— C’est M. Martinez. Je suis désolé, je ne pourrai pas venir à notre rendez-vous aujourd’hui.
Xavier, mécontent, souffla un grand coup en éloignant son portable.
— Bon, on se voit quand ? reprit-il d’une voix agacée.
— Demain, si vous pouvez. Même heure.
— C’est d’accord. À demain.
Xavier raccrocha aussitôt.
— Quel con ! tonna-t-il.
Il avait des cotes à reprendre sur plusieurs niveaux. Il pesta encore, mais attrapa le dossier sur
la banquette arrière, un mètre et un stylo. Il poussa une barrière de protection et entra sur le chantier, mal sécurisé. Il réussit à monter au premier étage, s’orienta avec le plan et trouva l’endroit où il devait refaire des mesures. Il prit son temps en effectuant le travail sérieusement pour être certain de ne pas avoir à y revenir. Il avait encore magouillé quelques combines sur ce chantier, histoire de surfacturer des travaux
indispensables et d’en prévoir certains inutiles. Personne n’avait remarqué la supercherie, d’autant que l’un des artisans était de mèche avec lui.
Xavier devait également reprendre des cotes dans le parking souterrain. Il s’y rendit. L’éclairage ne fonctionnait pas et on y voyait assez mal. Il fulmina de nouveau en
lançant des mots orduriers dans le vide, alluma la lampe torche de son portable et s’orienta. Alors qu’il pénétrait dans l’obscurité totale, il entendit du bruit sur sa droite et braqua le faisceau de sa lampe
dans cette direction. Un son métallique résonna quelques secondes, comme quand on heurte un clou avec le bout de sa
chaussure.
— Il y a quelqu’un ? Je suis l’architecte chargé des rénovations…
Un tintamarre assourdissant se répercuta dans tout le parking, comme si une personne ou un animal venait de trébucher sur un tas de gravats ou une palette de matériaux. Malgré le frisson qui lui parcourut l’échine, Xavier avança de quelques pas en balayant la zone de sa lampe.
— Ce n’est pas très drôle, dit-il d’une voix mal assurée.
Une porte claqua dans son dos. Xavier se retourna, soudain inquiet. Il refit
quelques pas dans le noir et remarqua une ouverture à quinze mètres environ devant lui. Un trait de lumière venant de l’étage supérieur tombait là depuis un puits pratiqué en hauteur. Une silhouette se détacha nettement en ombre chinoise. Le doute n’était plus possible. Quelqu’un l’épiait.
— Vous jouez à quoi, bordel ? Je vous ai dit que j’étais architecte. Si vous n’êtes pas un ouvrier, vous n’avez rien à faire ici…
Xavier ne pouvait distinguer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, de même qu’il ne voyait aucun trait du visage de l’individu, à peine une allure générale.
En braquant sa lampe, il crut reconnaître Paul, sans en être certain. Au même moment, il vit le bras de son étrange visiteur se tendre. Quelque chose brilla, un éclair de seconde. Un pistolet ou un révolver ! Xavier comprit que, s’il ne réagissait pas, sa dernière heure était arrivée. Il éteignit son portable pour ne pas constituer une cible parfaite. Mais, incapable
de s’orienter convenablement, il trébucha avant de s’affaler de tout son long et de se faire mal aux genoux et aux mains. Son téléphone tomba, il le sentit craquer sous ses pieds en se relevant.
— Et merde ! éructa-t-il en sourdine, conscient du danger tout proche.
Que lui voulait ce type ? Si c’était bien Paul, il était là pour l’intimider, voire le réduire au silence. Cette idée le glaça et le pétrifia un instant, mais il se ressaisit. À tâtons, il ramassa son portable en faisant bien attention que l’écran ne s’allume pas. Il le glissa dans la poche de son blouson sans chercher à savoir s’il fonctionnait encore. Il refit quelques pas, aveugle, perdu.
Il perçut derrière lui comme un souffle. L’individu se rapprochait, mais devait avoir lui aussi des difficultés à s’orienter dans l’obscurité. Xavier s’accroupit en retenant sa respiration. Sa jambe craqua et, dans ce silence sépulcral, le bruit lui sembla assourdissant.
Ses yeux s’habituaient heureusement au noir. Il tourna la tête de tous côtés, affolé à l’idée de mourir dans ce trou à rats. Il lui sembla apercevoir de nouveau un rai de lumière devant lui. Au moment où il se relevait pour courir dans sa direction, il perçut distinctement un nouveau bruit métallique, comme celui de la culasse d’une arme. Malgré sa terreur, il rassembla ses forces et prit son élan. Il fit quelques foulées et constata que la lumière provenait d’un soupirail par où il était impossible de sortir. Il s’en éloigna aussitôt pour éviter d’être trop visible et il trébucha de nouveau. En tombant, il sentit une vive douleur au niveau de la main
gauche. Il s’était empalé sur un clou dépassant d’une planche. Il ne put retenir un grognement de douleur. Il se retourna en
pensant faire face à la silhouette menaçante, tapie dans la pénombre.
— Paul ! C’est toi ?
Ses paroles résonnèrent dans le vaste parking sans obtenir de réponse. Il dégagea sa main d’un coup sec et se mit à gémir malgré lui, la douleur irradiant dans son bras jusque dans son crâne. Le craquement d’un pas sur du gravier le fit tressaillir. L’individu était tout proche. Xavier s’enfonça dans sa peur.
— Alors, mon vieux, tu veux te débarrasser de moi ! Tu vas tourner autour de ma femme et récupérer l’argent ! On pourrait te prendre pour un gros lourdaud, mais c’est toi le plus fortiche… Un champion ! Oui, c’est ça, tu es le champion toutes catégories des salopards !
Sa voix était aussi chaleureuse et caressante que celle d’un cadavre. Pour toute réponse, un nouveau bruit métallique, strident et très désagréable se fit entendre derrière lui, comme le canon d’une arme qui glisse sur un mur de béton. Perdant définitivement son sang-froid, Xavier se mit à courir droit devant lui sans rencontrer d’obstacles. Puis, sur sa gauche, il aperçut enfin de la lumière et il se précipita dans cette direction, hors d’haleine, comme fou, mais il tomba sur une porte. Il la poussa d’un pied, elle résista. Derrière, il distingua une brouette et des sacs. D’un cri de rage, il poussa plus fort. La brouette et les sacs basculèrent, libérant un espace. Il s’y engouffra, fit quelques pas. Tout son sang reflua de sa tête et il se mit à haleter en voyant le piège se refermer sur lui : il était bloqué dans un futur local à poubelles. Dans un sursaut de lucidité, il voulut coincer la porte. Trop tard ! Un pied venait de passer par l’entrebâillement. Cette fois, Xavier Monfreidi se sentit perdu. Une silhouette sombre,
capuchonnée, gantée, un foulard masquant son visage, se tenait face à lui, armée.
— Qu’est-ce que tu veux ?
Sa voix n’était plus ni assurée ni menaçante. Elle tremblait, soumise, apeurée.
Dans un geste très lent, presque théâtral, l’individu braqua son arme sur Xavier, puis, tout aussi lentement, la remit à la ceinture. Il sortit alors un papier de sa poche et le lança sur l’architecte. Le quidam fit demi-tour, poussa la porte et disparut dans les ténèbres du parking.
Tétanisé, Xavier demeura immobile un long moment, incapable de prendre une décision. Une odeur désagréable le tira de son abrutissement. Il avait fait sur lui.
Il ralluma finalement son portable. L’écran était cassé, mais la lampe torche fonctionna. Xavier regarda sa main douloureuse, écorchée, pleine de sang. Il remua les doigts en gémissant et se mit debout. Son agresseur n’avait pas dit un mot, l’avait intimidé avec son arme, profitant du noir et de sa panique. Si c’était ce minable de Paul, il ne s’en tirerait pas facilement. Xavier ne pouvait imaginer se faire doubler par un être aussi insignifiant. Il tâta avec dégoût son pantalon mouillé et souillé et il vit le bout de papier à ses pieds. Il se baissa, le ramassa et le déplia. Un message dactylographié y était inscrit. ARRETE TOUT, SINON ÇA VA MAL FINIR POUR TOI !