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Très contrariée par la découverte des deux portables et encore plus par les cachotteries et les mensonges
de son mari, Aurélie ne se sentait pas le courage de rentrer chez elle et d’affronter le regard de Xavier. Un immense sentiment de découragement et d’impuissance la submergeait et annihilait ses résolutions les plus farouches.
Après ses cours, elle s’arrêta près du pont de Neuville et marcha le long de la Saône, pour profiter du soleil et se donner le temps de réfléchir et de prendre les bonnes décisions. Elle mit son sac à main dans le coffre de la voiture, pour ne pas s’encombrer, prit son portable et glissa le vieux Samsung dans sa poche. Après avoir fait quelques pas, elle retourna à la voiture récupérer ses lunettes de soleil.
Il lui fallait un peu de temps pour étudier le contenu du téléphone. Il lui fallait aussi du calme. Elle décida de confier à Xavier le soin de récupérer les enfants à l’école. Elle lui envoya un SMS et marcha jusqu’à un banc pour attendre sa réponse.
Elle s’assit et rêvassa quelques instants en observant les monts d’Or devant elle, les villages d’Albigny-sur-Saône et de Curis-au-Mont-d’Or dont on apercevait des maisons. De ses ongles, elle tapota l’écran de son portable en s’impatientant, car la réponse de Xavier tardait. Soudain, une vibration indiqua l’arrivée d’un message :
— Je suis aux urgences de l’hôpital de Villefranche. Ce n’est pas grave. Je ne peux récupérer les filles. Te tiens au courant. Bises.
Aurélie laissa exploser sa colère. Elle faillit lancer son portable, de rage, mais se retint à temps. Xavier était encore en train de lui mentir, c’était presque sûr. Mais pourquoi inventer des mensonges aussi grotesques ? Il lui serait facile de vérifier auprès des urgences s’il avait bel et bien consulté. Devant cette évidence, Aurélie comprit qu’il disait sans doute la vérité. Sa colère se dissipa un peu.
— Que t’est-il arrivé ? questionna-t-elle par SMS.
— Suis tombé sur le chantier. Douleurs et blessures à la main. J’attends un médecin.
Une photo suivit le message. Aurélie découvrit la main de Xavier, couverte de sang malgré un bandage de fortune fabriqué à l’aide de son mouchoir. Elle souffla de dépit.
— C’est bon. Je récupère les filles. Dis-moi s’il faut venir te chercher.
Elle hésita quelques instants, puis envoya un autre message.
— Bise.
En colère, elle mit volontairement le mot au singulier.
Elle retourna à sa voiture en pestant et prit la direction de l’école de ses filles où elle arriva finalement en avance. Elle se gara à l’écart des autres parents malgré les places libres sur le parking, avec la volonté de pouvoir enfin examiner un peu mieux le contenu du Samsung.
Dans le répertoire photo, elle avait aperçu des paysages, des souvenirs de vacances sans aucun doute. On y voyait
effectivement des plages, des bateaux, des fleurs. Les personnes avaient
ensuite visité une exploitation viticole. Elle tomba sur des photos de vignobles, de chais
avec des tonneaux de bois et une dégustation. Sur une table, il y avait des bouteilles, de très jolis verres, des plateaux de charcuteries, de fromages et de pain. C’était curieux, il n’y avait aucun visage, aucun selfie. Rien ne permettait pour le moment d’identifier le propriétaire du téléphone. Mais elle était bien loin d’avoir exploré tous les répertoires.
Elle ouvrit un autre dossier et découvrit cette fois des visages. Tout d’abord, elle ne remarqua personne de ses connaissances, mais son cœur s’emballa quand elle identifia enfin quelqu’un. On tapa alors à sa vitre. Elle releva des yeux apeurés sur la maman d’une copine de classe de sa fille.
— Bonjour, Aurélie. Tout va bien ? Mancia t’attend à la porte… Tu en fais une tête ! Tu es sûre que tout va bien ?
Aurélie ne put dissimuler son trouble. Elle hocha la tête lentement et essuya ses yeux.
— Xavier vient de faire une vilaine chute sur son lieu de travail…, dit-elle, très convaincante. Ce n’est pas trop grave… mais je viens juste de l’apprendre et je suis toute retournée…
— Si tu as besoin de mes services, n’hésite pas ! poursuivit l’importune dont Aurélie se débarrassa d’un sourire plus commercial en sortant de l’habitacle.
Reprenant contenance, Aurélie se dirigea vers l’entrée de l’école. Mancia lui faisait de grands signes. Elle agita la main à son tour. La fillette se précipita dans les bras de sa mère au signal de sa maîtresse.
— Maman ! On peut ramener Vincent chez lui ? Sa maman ne peut pas venir le chercher. Sinon, il va rester en permanence une
heure entière. Il prendra le goûter avec nous.
Mancia afficha sa petite moue improbable, celle qui faisait craquer ses parents.
Aurélie hésita pourtant un moment. Elle devait examiner le contenu du téléphone. Pourquoi cette photo ? Y en avait-il d’autres ? Une explication ? Elle se résigna à aller chercher le gamin en souriant à sa fille.
— Tu es la plus géniale des mamans de toute la terre !
— Je déposerai Vincent chez lui, fit Aurélie à l’enseignante trop heureuse de libérer ce dernier enfant.
Aurélie récupéra ensuite Léna à la maternelle et rentra enfin à la maison.
Elle installa les enfants à la table de la cuisine, devant des tranches de pain beurrées et un grand pot de confiture.
— Mangez gentiment, dit-elle. J’ai du travail. Il faut que je sois au calme dans mon bureau. Si vous êtes sages, vous serez récompensés.
Mancia, Léna et Vincent lui dédièrent leur plus beau sourire. Aurélie s’en voulut de cette faiblesse coupable, celle des parents modernes, incapables
parfois de se faire obéir autrement que par des promesses dérisoires.
Enfin seule, elle tira le Samsung de son cartable et retrouva les fichiers
photos. Elle fit défiler les images de paysages jusqu’à ce visage surgi du passé. D’autres photos ne laissèrent aucune place au doute. Il s’agissait bien de Fabrice, son ami d’enfance, son premier flirt, un confident, présent dans les bons comme dans les mauvais moments. On le voyait seul, tout
sourire, mais aussi en compagnie de sa femme et de leur bébé. Une famille heureuse. Ce téléphone appartenait à Fabrice. Avait appartenu à Fabrice ! Pourquoi se trouvait-il donc dans le bureau de Xavier ? Pourquoi ce nouveau mystère ? Aurélie jeta un œil à son propre portable. Aucune nouvelle de Xavier. Il devait être encore aux urgences, à l’hôpital de Villefranche-sur-Saône.
Un nouveau malaise, plus fort encore que les précédents, l’envahissait insidieusement, jusqu’à la nausée. Elle regarda les photos, sentant les larmes venir. Ces visages jaillissaient
du passé comme un diable de sa boîte et elle les recevait en pleine figure, sans s’y être préparée. Un choc.
Les deux couples s’étaient fréquentés avant le drame. Issu d’une famille très aisée, Fabrice gérait des biens immobiliers à Lyon. Malgré un train de vie bien au-dessus de la moyenne, il était demeuré abordable, simple et sympathique. Il n’était pas du genre à se prendre la tête. Convivial et enjoué, c’était l’ami idéal.
Aurélie essuya ses yeux. Pourquoi tous ces souvenirs refaisaient-ils surface
maintenant, alors que son bonheur presque parfait sombrait insidieusement ? Fabrice était mort quelques années plus tôt, bêtement, en changeant des tuiles sur le toit de sa maison. Et c’est Xavier qui avait découvert le corps. Aurélie reposa le portable lentement, d’une main tremblante. À l’époque, les gendarmes avaient conclu à une chute accidentelle, d’après les constatations effectuées sur place et les témoignages, dont celui de Xavier arrivé sur les lieux quelques instants trop tard. Il avait trouvé le corps au sol, prévenu les secours, mais Fabrice était mort dans le véhicule du SAMU. C’était six ou sept ans auparavant, Aurélie était incapable à ce moment de se le rappeler avec précision, submergée par un pressentiment insupportable. Fabrice leur avait prêté une importante somme d’argent. Après l’accident, Xavier avait prétendu avoir réglé l’affaire avec sa veuve. Accablée par le chagrin, Aurélie n’avait pas cherché à en savoir plus. Les relations avec la femme de Fabrice s’étaient effilochées avec le temps et ils avaient fini par se perdre de vue.
Aurélie sentit le sang refluer de son visage, ne pouvant s’empêcher d’imaginer l’impensable. Tremblante, elle fouilla cette fois dans la messagerie et trouva une
conversation dans la corbeille. Soudain plus lucide, elle comprit en voyant la
date que c’était la veille de la mort de Fabrice. Il avait donné rendez-vous à Xavier, chez lui. L’échange semblait sec, presque hostile.
Se sentant mal, Aurélie passa par la salle de bains pour s’asperger d’un peu d’eau. Dans la glace, elle remarqua son visage décomposé et terrorisé. La porte s’entrouvrit alors lentement. Le visage de Mancia apparut dans l’entrebâillement.
— Tu viens pour me faire réciter ma poésie ?
Affolée à l’idée que sa fille puisse voir son état, Aurélie se cacha la tête dans une serviette.
— J’arrive. Promis. Je fais mes cheveux, j’en ai encore pour quelques minutes.
La porte à peine refermée, Aurélie mit un tour de clef et pleura pour de bon, incapable de contrôler plus longtemps ses émotions.
Afin de donner le change aux petites, elle se déshabilla pour prendre une douche. Son portable émit alors un bip particulier. Un message. Elle se pencha. C’était Xavier.
— Viens me chercher stp. Je suis incapable de conduire.
Aurélie attrapa le téléphone et le serra dans ses mains à s’en faire mal.
— Sale menteur ! hurla-t-elle sans s’inquiéter des filles et de Vincent. Sale putain de menteur !
Elle jeta l’appareil sur le tapis de bain et passa sous la douche. La température de l’eau était agréable. Aurélie laissa le jet couler sur sa tête, puis tourna d’un mouvement rageur le mitigeur sur le froid. La sensation désagréable la tétanisa et lui arracha une grimace. Elle suffoqua un instant et coupa l’eau.
Dans la glace, son regard avait changé. Il était plus animal, violent, mauvais. Elle aurait pu sombrer sous le coup de tous
ces évènements, mais il y avait ses enfants, sa véritable raison de vivre. Pour les filles, pour les protéger de sa propre autodestruction, elle devait faire face, ne pas subir. La vie était ainsi faite. Il y avait des orages et des tempêtes, des bonheurs et des malheurs, des rires et des larmes. Elle le savait
depuis toujours, mais la réalité la rattrapait brutalement.
Aurélie envoya un message pour dire à Xavier qu’elle finissait les devoirs avec Mancia et qu’elle arrivait. Elle prit effectivement tout son temps avec la fillette, déposa Vincent chez lui et réfléchit, pendant le trajet, à la meilleure stratégie à adopter. À qui pouvait-elle vraiment faire confiance ?
Comme sa mère le lui avait demandé, le garçonnet avait glissé discrètement le portable là où il l’avait trouvé. Marie avait pris soin d’en faire des photos.